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Vincent Lindon : « Sur le Qatar, personne n'a bougé »
À l’affiche du film Jouer avec le feu, qui sort ce mercredi, Vincent Lindon incarne le rôle d’un père veuf qui voit l’un de ses fils se radicaliser par le biais d’un groupe d’extrême droite rattaché au FC Metz. L’occasion de parler avec l’acteur français de son rapport au foot, des ultras, de l’importance de la famille et du 7e art.

Déjà, pour commencer, quelle est votre relation avec le football ?
Il n’y en a pas. J’ai des crises, très rares. Je peux regarder un match ou une mi-temps, c’est en fonction de mes copains. C’est-à-dire que quand il y a un enjeu énorme, je peux tout d’un coup me mêler, mais ils ne m’invitent plus trop parce que je gâche les moments de foot. Je n’ai pas les mêmes avis que beaucoup et de temps en temps j’annonce des scores qui les terrifient. Je ne suis pas ce qu’on appelle un mordu. Je n’ai rien contre. Quand je suis devant la télévision, ça me plaît, mais je n’ai pas le réflexe.
Manuel Amoros a proposé de m’emmener pendant un mois à la Commanderie. Face à Fabien Barthez, j’ai tiré 10 pénos, il y en a 0 qui ont fini au fond.
Vous avez déjà tâté le cuir quand même ?
En 1992 ou 1993, j’habitais momentanément en province et, pour des raisons X et Y, Manuel Amoros habitait le village d’à côté. On s’est croisés en ville, j’étais acteur de cinéma, donc il me connaissait, lui, et il a proposé de m’emmener pendant un mois à la Commanderie, au centre d’entraînement de Marseille. Donc j’ai fait l’entraînement avec les pros, alors que je suis nul, nul, nul, à un niveau qu’on a pas idée. Bon, ils ont fait des sprints, tout ça, je n’ai pas participé, mais après, il y a eu les tirs au but. Eux, il y en a 8 ou 9 sur 10 qui rentrent. Moi, face à Fabien Barthez, j’ai tiré 10 pénos, il y en a 0 qui ont fini au fond. (Rires.) Bon, bref, j’ai été 3-4 fois avec lui. C’était passionnant. Quand on rentrait sur l’autoroute, il roulait à 200 km/h. Évidemment, quand il se faisait arrêter, c’était Manuel Amoros, donc tout le monde était au garde-à-vous. Et un jour, dans la maison où j’habitais, on avait mis deux petites cages de foot et on avait fait un 9 contre 9 entre copains… Je n’avais jamais vu ça de ma vie, la différence de niveau… Il est parti du but et il a tout remonté en dribblant absolument les neuf personnes tout seul sans faire une fois la passe et il a mis le but. Ça m’a fasciné, il faisait ce qu’il voulait.
Avant de tourner Jouer avec le feu, qu’est-ce que le sujet des ultras en France vous évoquait ?
Rien… Après, quand j’étais jeune, on parlait beaucoup de la tribune Boulogne, je suis au courant des hooligans et je lis les journaux, je m’informe. Mais grâce à ce film, j’ai appris qu’il y avait des ultras à Metz.
Souvent, la représentation des ultras est assez caricaturale, on pense directement aux violences, mais ici, ce long métrage s’intéresse surtout aux répercussions des idéaux véhiculés…
En fait, dans le film, il a deux histoires, la petite histoire et la grande qui s’imbriquent comme des poupées russes. Après, c’est aux gens de choisir quelle est pour eux celle qu’ils préfèrent. Moi, évidemment, il est question d’un jeune homme qui se radicalise par le biais des ultras, mais aussi celle d’une famille, de comment un père, seul, démuni, peut aimer inconditionnellement ses deux fils de la même manière, qui ont été élevés pareil, qui ont mangé les mêmes aliments, qui ont porté les mêmes habits et écouté les mêmes discussions à table, mais qui vont prendre deux chemins différents. C’est une danse qui se fait à deux ou même à trois, il y a des raisons pour ça. Cela ne vient pas comme ça.
Lesquelles ?
D’abord, dans ces endroits, dans ces grandes villes de l’Est, il y a eu depuis plus de 40 ans des grands plans sociaux de grandes usines qui ont été délocalisées ou fermées. Résultat, quand vous touchez 1 500 individus, vous ne les touchez pas seulement eux, mais aussi les concubins et les enfants. Donc, ça fait vite 7 500 personnes qui subissent cette déflagration monstrueuse. Ce qui fait que ça se répercute sur le pouvoir d’achat, donc sur les commerces, il y a un effet boule de neige. C’est une ville qui s’éteint tout doucement, ou un bourg, ou un village, ou une petite ville de moyenne envergure. Et donc, qu’est-ce qui se passe ? Il y a des jeunes gens qui sont occupés, comme un de mes deux fils qui s’intéresse aux études, qui veut rentrer dans une grande école. Et il y a Fus, mon aîné, qui va se mettre à zoner.
Et par ne plus croire en grand-chose…
Ça ne se passe pas comme ça : d’abord il y a l’ennui qui s’installe. L’ennui fait qu’on est de plus en plus flemmard, velléitaire. Du coup, il y a le manque d’espérance qui se pointe. Ce manque d’espérance vous met tout de suite dans un état de désespoir. Et ce dernier n’est comblé que si on s’intéresse à vous et qu’on vous redonne un peu de goût à la vie. C’est dans ces moments-là que les groupes, que les bandes, que les associations attirent les gens. Ils viennent les enrôler. Si une autre bande d’une autre opinion politique s’en était chargée six mois avant, probablement que cet enfant aurait été ailleurs. C’est l’histoire de la vie.
On montre ça sous le spectre des ultras, mais cela arrive aussi avec la religion, les addictions, la drogue, l’alcool ou encore avec la violence, ça peut arriver avec tout.
C’est dans ces moments-là que le père, que vous incarnez, doit réagir…
Exactement, en face, il y a un père qui ne s’en est pas mêlé assez tôt, qui était dans le déni, qui n’a pas vu. Ce n’est pas que le jeune. C’est un père qui tout d’un coup s’y met un poil trop tard. Parce qu’on ne communique pas assez. Parce qu’on n’apprend pas assez aux jeunes à se livrer, dans l’éducation. On devrait leur dire : « Dis-moi tout, parlons des choses ». Éduquer, c’est répéter sans arrêt. Et il manque ça. Mais malgré tout, cette famille est très unie, ce qui est très intéressant. C’est un père qui aime ses deux fils, inconditionnellement. Et c’est un garçon qui ne pense pas du tout comme son frère, mais qui, s’il sent son frère en danger, s’en mêle immédiatement et le défend. C’est très, très spécial. Il n’y a pas de rejet malgré les différences.
C’est d’ailleurs une famille sans femme…
Et c’est très drôle parce que c’est dans des films où la femme est absente qu’elle est le plus présente. Le spectre de la maman trône dans cette maison, et on n’arrête pas à chaque fois de se dire : « Mais si elle avait été là ! » On voit ces trois petits bonshommes qui se débattent comme des lions en cage ou plutôt comme des lapins affolés devant les phares d’une voiture, c’est incroyable.
Est-ce que ce film n’est pas aussi une forme d’avertissement pour les spectateurs ?
(Il coupe.) Ça peut arriver à tout le monde, partout, tout le temps. Dans ce long métrage, on montre ça sous le spectre des ultras, mais cela arrive aussi avec la religion, les addictions, la drogue, l’alcool ou encore avec la violence, ça peut arriver avec tout, mais ton destin, c’est ton caractère. À un moment, on a beau élever deux personnes de la même manière, leur tête n’est, heureusement, pas pareille. La façon d’appréhender les choses n’est pas identique, et on ne peut pas aller contre ça. Mais là, ce n’est pas une pensée. On sent que Fus (son fils qui se radicalise, NDLR) n’est pas convaincu, il y a des moments de doute, il est un tout petit peu au-dessus des autres. C’est à se demander même s’il y va parce qu’il croit que c’est sa vérité, mais c’est aussi une façon de hurler, de crier à son père : « Puisque personne ne regarde, là, vous allez être obligé de me regarder. » C’est une façon d’attirer l’attention.
Et, c’est pile à ce moment que les extrêmes tissent leur toile…
Exactement, ils inventent une philosophie, un but, une différence avec les autres. Quand on est parents, on est démuni face à ça, ce qui entame la confiance, mais absolument pas l’amour. C’est très déroutant.
Face à cette situation, tout le monde est démuni, et c’est bien le problème, non ?
Démuni, exactement, comme ce père est démuni devant ses enfants, comme les politiques sont démunis devant les événements, et comme les gens sont démunis devant le monde qui avance, comme on est démuni devant la nature qui n’en fait qu’à sa tête. C’est même un mot incroyable. Si on écrivait un article sur le monde, on pourrait aussi dire décadence ou avachissement. En fait, on a des fusils, mais il n’y a pas de balle, c’est ça le vide. En fait, on n’a pas d’armes, donc on est désarmé, ça ne sert à rien.
Récemment, il y a eu plusieurs tentatives pour endiguer cette violence chez les ultras, notamment par le ministre de l’Intérieur qui a tenté de dissoudre la Brigade Loire… Ce film n’est pas un appel pour que les pouvoirs publics se saisissent réellement du problème ?
Je n’ai pas de réponse à tout. Vous imaginez bien que si j’avais eu une solution, je la leur aurais donnée, mais ce n’est pas mon rôle. Un film, ce n’est pas fait pour faire un appel. Un bon film ne donne pas d’ordre, il montre une situation sans influencer, et c’est aux spectateurs, en sortant de la séance, de l’interpréter. Cela peut modifier notre comportement, nous interpeller ou pas et nous pousser à agir. C’est à ça que sert la culture. Sans elle, le monde serait très violent et extrêmement bête. Comme un champ, un être humain pas cultivé va faire plein de bêtises.
Ce qui m’a offusqué au moment de la Coupe du monde au Qatar, ce sont les footballeurs. Ça sert à quoi d’être une star de football si on ne s’en sert pas pour dire : “Il y a des choses qui ne vont pas, là.”
Quand des thématiques vous tiennent à cœur, vous n’hésitez pas à prendre la parole publiquement, comme pour le boycott de la Coupe du monde au Qatar…
Je crois beaucoup à la puissance d’un humain qui en entraîne un deuxième, un troisième, un quatrième. Je n’ai pas fait ce métier en disant qu’il faut que je sois une vedette. En revanche, une fois que je le deviens, je me dis que le seul intérêt d’être un peu puissant dans son métier, c’est de faire en sorte de pouvoir faire exister des films. C’est bien tentant de faire des films évidents, mais c’est mieux de faire des premiers films, d’aider des gens. Moi, ce qui m’a offusqué au moment de la Coupe du monde au Qatar, ce sont les footballeurs. Ça sert à quoi d’être une star de football si on ne s’en sert pas pour dire : « Il y a des choses qui ne vont pas là, je n’irai pas jouer là-bas. » C’est emmerdant, mais si y en a deux, puis quatre, puis douze… Tout d’un coup, s’il y a cinq Français, les Anglais font : « Attendez, attendez, attendez, il se passe un truc, là. » Et là, personne n’a bougé. Et c’est ce qui m’a alerté et m’a profondément bouleversé, peiné, écœuré.
C’était un appel ?
Non, non, non ! Je ne suis pas un militant, je n’ai pas fait d’appel. Je ne suis pas entraîneur d’équipe de France, ni joueur, ni agent… J’ai juste dit que je ne regarderai pas le Mondial, tout simplement, point barre. C’est pas non plus… Je savais très bien que personne n’allait suivre. Je m’en fous complètement.
Les privilégiés dont je fais partie, dont les footballeurs, avec tout ce que ça comporte, ça fait pas de mal de l’ouvrir un petit peu, non ?
Lors de l’Euro 2024, plusieurs joueurs de l’équipe de France ont appelé les Français à faire barrage contre l’extrême droite avant les élections législatives. Qu’en avez-vous pensé ?
Non, je n’ai pas suivi. J’imagine qu’ils ont leur raison, que ça doit être compliqué. Je trouve que si tout le monde y mettait un peu plus… ou avait un peu moins peur. En tout cas, pour les privilégiés. Que les gens aient peur de parler pour éviter de se faire virer de leur travail, avec l’enjeu de la famille, je l’entends, je les comprends tellement, et ils ont tout mon soutien, mais les privilégiés dont je fais partie, dont les footballeurs, avec tout ce que ça comporte, ça fait pas de mal de l’ouvrir un petit peu, non ? On ne part pas sur le front sans gilet pare-balles, on ne risque pas de mourir d’un obus non plus.
Le film, tourné en Lorraine, montre certains sites métallurgiques remarquables. C’était une découverte pour vous ?
Je connaissais la région et son histoire de loin, mais j’ai pu passer plus de temps en Lorraine, qui est un lieu où on ne va très souvent, et j’ai adoré être à Metz. J’ai découvert l’usine, je me suis intéressé évidemment un peu au MMA. Moi, je me sers des films pour apprendre des trucs dingues. J’apprends des métiers. J’ai quand même enlevé des verrous sur un wagon de train, de nuit. Il y a 5 000 volts, c’est pas de la rigolade. Et je parle même pas du fumigène… Je le tiens avec la main tendue. Avant de le faire, on m’a montré pendant une soirée entière. Il y a eu des mains arrachées, ça peut aussi être très dangereux pour les yeux. Et plein de choses comme ça. Ce n’est pas ce film-là, mais pour Mademoiselle Chambon, de Stéphane Brizé, j’ai appris à mettre une fenêtre en PVC. C’est génial, ça apprend plein de trucs, un film !
Et dans celui-ci, vous avez dû nouer une relation particulière avec vos deux fils, joués par Benjamin Voisin et Stefan Crepon…
Oui, et ça a été ultra-nourrissant et bénéfique pour moi. Vous savez, quand les gens sont grands-parents, ils disent toujours que c’est génial parce qu’on transgresse un peu les règles, on fait un peu des conneries avec les enfants. Puis, on les rend aux parents et on a uniquement le bon côté. Moi, j’ai eu ça avec eux. Et donc j’ai été plus un copain qu’un père. J’ai assisté à leur histoire d’amour, aux conneries, aux portables. Ils m’ont montré des trucs, des raccourcis sur le téléphone. Entre chaque séquence, on faisait des concours de tirs sur une petite cage de foot qui faisait environ 1,50 mètre, placée à 8 mètres. Quand c’est la barre, c’est 10 points ; quand c’était en lucarne ou au ras du sol, c’était 5 points ; et quand ça rentre n’importe où, c’est 1 point. Benjamin jouait vachement bien. J’ai appris à vivre à leur rythme, à être un peu insouciant, déconcentré. Quand on a deux zoulous comme ça avec soi… donc à travailler autrement, mais il y a des bons côtés, ça décontracte, on a moins le temps pour avoir le trac.
Vous avez dit que c’était un film que vous aimiez « terriblement bien ». Pourquoi ?
Parce que ça m’a permis de croiser le fer avec la jeune génération, ce qui m’a apporté beaucoup de gaieté. Être dirigé par deux metteuses en scène (Delphine et Muriel Coulin, NDLR), deux femmes, deux sœurs, d’avoir donc quatre yeux rivés sur nous, c’était une expérience unique. Puis, ce long métrage est au carrefour du questionnement que j’ai sur la force de frappe que l’on a aujourd’hui : est-ce que l’on peut changer les choses ? Je crois qu’il n’y a pas de réponse à ça.
Propos recueillis par Thomas Morlec