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Pedro Asbeg : « Sócrates était la tête pensante de cette démocratie »

Propos recueillis par Adrien Hémard-Dohain

Réalisateur d'un documentaire sur la démocratie corinthienne de Sócrates, Casagrande et Wladimir dans les années 1980, Pedro Asbeg a eu l'honneur de voir son film projeté lors du festival du cinéma brésilien à Paris, en présence de Rai. L'occasion de parler Brésil, politique et ballon rond.

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Vous êtes anglo-brésilien et cinéaste. Quelle place a le football dans tout ça ?

Je suis né à Londres, mais j’ai grandi au Brésil dès mes 2 ans. J’ai les deux nationalités, mais je me sens plus brésilien. Je suis retourné à Londres pour faire mes études de cinéma. Depuis, je fais des documentaires. Très vite, j’ai voulu parler de football à travers mes films, montrer les liens entre le football, la politique, la société. C’était naturel. En ce moment, je tourne une série pour Netflix d’ailleurs. Je vis à Rio. J’ai joué au football, je rêvais comme tout le monde d’être joueur professionnel, mais je n’étais pas assez bon a priori. Donc faire des films qui parlent de football est devenu une façon de donner vie à ce rêve. Mon club, c’est le plus grand club du Brésil, le dernier vainqueur de la Copa Libertadores : Flamengo. Vous savez, j’aime Flamengo encore plus que le football. Et j’adore le foot, passionnément ! Il y a toujours 45 000 supporters, une super ambiance.

Très vite, j’ai voulu parler de football à travers mes films, montrer les liens entre le football, la politique, la société.

Et pas de club en Angleterre ?

Non ! Mon équipe en Angleterre, c’est Flamengo !

Vous êtes amoureux de Flamengo, mais l’auteur d’un documentaire sur les Corinthians de Sócrates. Pourquoi ?

En 2010, je devais aller à São Paulo pour tourner un film, et je venais de lire un livre sur l’histoire de Sócrates et des Corinthians. J’ai trouvé ça dommage que cette histoire magnifique ne soit pas plus connue. Il fallait faire quelque chose pour changer cela. C’est un moment important de l’histoire du Brésil dans un contexte politico-social précis. Donc j’ai pris mon téléphone, j’ai appelé Sócrates pour lui demander une interview. Il a accepté tout de suite. Ensuite, j’ai appelé les autres comme Casagrande, Wladimir… En une semaine, on avait calé toutes les interviews des joueurs. Sauf que je n’avais pas de financements ! J’ai embarqué une équipe en leur expliquant qu’ils seraient tous payés plus tard, que j’avançais les frais. Finalement, le film a vu le jour quatre ans plus tard. Entre-temps, on a été financés par un crowdfunding, puis par ESPN, on a rencontré Lula, des musiciens de l’époque. Et Sócrates nous a quittés en 2011, et n’a jamais vu le film. Rien que pour son interview, l’une de ses dernières, il fallait faire ce film.

J’ai pris mon téléphone, j’ai appelé Sócrates. En une semaine, on avait calé toutes les interviews des joueurs. Sauf que je n’avais pas de financements !

Neuf ans plus tard, le film vient d’être projeté à Paris lors du 25e festival du cinéma brésilien. Qu’est-ce que ça vous fait ?

Je suis toujours heureux et fier de voir que le documentaire intéresse encore les gens, partout autour du monde. On ne tourne pas un film en se demandant où le film sera projeté, et combien de personnes le verront : on le fait pour parler d’un sujet. Mais c’est magnifique que neuf ans après, il vive encore. Malheureusement, il parle de choses toujours problématiques dans la société brésilienne, notre relation à la dictature militaire est toujours forte. On l’a vu avec les quatre années de Bolsonaro. Au Chili, en Argentine et partout en Amérique du Sud, c’est inimaginable. Ça ne peut arriver qu’au Brésil. Ce documentaire montre aux gens que c’est arrivé au Brésil, et que ça peut se reproduire. Aussi, il montre l’importance incroyable que peut avoir le football au Brésil. À ce moment, les footballeurs utilisaient leur pouvoir pour mobiliser les gens, créer un mouvement politique engagé. On le voit de moins en moins de nos jours.

 

Photo de Sócrates &#8211; Le Docteur dans « Top 50 : Les meilleurs surnoms du foot (10 à 1) »
Photo de Sócrates – Le Docteur dans « Top 50 : Les meilleurs surnoms du foot (10 à 1) »

Lors de cette projection à Paris, ville qui a vu passer de nombreuses stars brésiliennes grâce au PSG, c’est Raí qui est venu présenter votre film. C’est pas mal, non ?

Quand j’ai su qu’il était invité, j’étais très heureux, oui ! Je ne connais pas son avis sur le film, mais j’espère qu’il a aimé. (Rires.) D’une certaine façon, c’est toujours spécial, même si le film a été diffusé dans vingt pays différents. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’il passait à Paris, mais là c’était spécial dans ce festival, avec Raí. Surtout que l’on parle d’un film que j’ai commencé de façon totalement amateur, sans argent.

Le documentaire date de 2014, mais il est toujours autant d’actualité, malheureusement…

Oui… Il le sera toujours de toute façon, puisqu’une société ne peut pas avancer dans la vie si elle ne connaît pas son passé. Le film ne parle pas que de football, mais de la société brésilienne, de la politique et de la dictature militaire. Il nous ramène même plusieurs centaines d’années en arrière avec la question de l’esclavagisme, que le Brésil a été un des derniers à abolir véritablement. Il n’y avait rien de bon à vivre sous la dictature. Mais il montre aussi que les footballeurs avaient un pouvoir incroyable, et l’ont toujours aujourd’hui avec un mot, un post Instagram, un T-shirt, un geste. Et malheureusement, ils n’utilisent pas ce pouvoir.

La démocratie corinthienne est un cas unique dans l’histoire mondiale du sport. Comment cela a pu voir le jour dans ce Brésil soumis à la junte militaire ?

Ça ne tient à rien ! Des planètes s’alignent et font se rencontrer des personnalités fortes dans un cadre propice. Le président de l’époque des Corinthians était favorable à un changement de méthodes. Tout ça forme un cocktail inespéré, inattendu, inimaginable. Sócrates rencontre Casagrande et Wladimir. Ces trois personnes partagent les mêmes idées révolutionnaires et se rencontrent au bon moment. Ils profitent d’une crise aux Corinthians, alors en deuxième division, pour dire : et si on prenait toutes les décisions du club en votant, à chaque fois ? Ils revendiquent alors leur voix dans un Brésil où le droit de vote n’existe pas, et alors que les joueurs n’ont généralement pas leur mot à dire dans des clubs qui sont des endroits où règne l’égoïsme. C’est une démarche unique, magnifique. Et tout cela se passe lors d’une remise en cause de la dictature dont ils sont devenus un emblème. Des joueurs d’un club phare qui passent leur temps à voter pour chaque décision, dans ce Brésil, ça dérange forcément la dictature. Ils ont fait avancer l’idée de démocratie.

Des joueurs d’un club phare qui passent leur temps à voter pour chaque décision, dans ce Brésil, ça dérange forcément la dictature. Ils ont fait avancer l’idée de démocratie.

Le documentaire se referme sur le départ de Sócrates pour la Fiorentina. La démocratie corinthienne a-t-elle tenu longtemps sans lui ?

Non, parce que Sócrates était la tête pensante, la clé de voûte de cette démocratie. Ils ont essayé sans lui, mais c’était la clé de tout ça. Ensuite, il y a eu un changement de président. Celui qui supportait le projet en tant que directeur du football n’a pas réussi à être élu, et ça a signé la fin de la démocratie corinthienne. D’un coup, les Corinthians ont perdu leur leader et le soutien politique. Le nouveau président était d’ailleurs contre, il refusait de donner une voix aux joueurs, donc ça n’a plus duré longtemps.

 

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Une des scènes fortes du documentaire, c’est ce concert pro-démocratie où Sócrates et Casagrande montent sur scène pour chanter. La musique était intimement liée à cette démocratie corinthienne…

Ce que les Corinthians portaient comme message, le rock’n’roll émergeant au Brésil tentait de le faire aussi. La censure obligeait ces nouveaux groupes à passer par des textes métaphoriques. Mais ils portaient le même combat face à la dictature militaire. Dans le film, je m’en sers aussi pour poser et expliciter le contexte politico-social dans lequel se déroule la démocratie des Corinthians.

C’est un film plein d’espoir, avec un fort désir de liberté. Pourtant, quarante ans plus tard, un dictateur militaire était de retour au pouvoir. Comment l’expliquez-vous ?

D’abord, l’histoire fait des va-et-vient. Elle zigzague, en cercle. Tout peut arriver de nouveau, il y a des cycles. Le Brésil est un pays très conservateur, qui a élu un président très à gauche en 2002, ça aussi c’était inattendu. C’est assez sain et rassurant de voir une alternance des idées au pouvoir en vérité, même si l’élection de Jair Bolsonaro n’avait évidemment rien de sain et de rassurant, attention. Cette alternance est normale, à l’échelle de l’histoire d’un pays. L’autre explication, c’est que le Brésil a un rapport particulier à son passé, qu’il refuse d’affronter, de regarder dans les yeux. Les gens ici se tournent toujours vers l’avant, disent que ça ira mieux. Les leaders de la dictature militaire n’ont pas eu de procès, ne sont pas allés en prison comme au Chili ou en Argentine. Les gens voulaient passer à autre chose tout de suite. D’autres pays, comme le Chili ou l’Argentine, descendraient dans les rues à la simple évocation d’un risque de retour de la dictature. Au Brésil, les gens dans la rue appelaient au retour des militaires… Et puis, Bolsonaro a étudié le positionnement de Trump, qui s’est placé en candidat antisystème. Bolsonaro a adopté la même posture pour séduire les gens lassés des hommes politiques et qui voulaient du changement. Ils disaient ce que les gens voulaient entendre, mais il restait un homme d’extrême droite, fasciste, homophobe, xénophobe, raciste.

D’autres pays, comme le Chili ou l’Argentine, descendraient dans les rues à la simple évocation d’un risque de retour de la dictature. Au Brésil, les gens dans la rue appelaient au retour des militaires…

En France, le soutien explicite de plusieurs joueurs brésiliens en faveur de Jair Bolsonaro a choqué. Comment est-on passé de Sócrates à Neymar, qui soutient Bolsonaro ?

C’est difficile à dire. Pourquoi Neymar supporte Bolsonaro ? Je ne l’aimais déjà pas avant, mais quand il a affiché ce soutien, c’était fini. Je ne comprends pas ce qu’il avait à y gagner. J’étais encore plus en colère. Je ne peux plus le voir. Ce serait faux de dire que Neymar supporte Bolsonaro juste parce que c’est un idiot. Il y a des raisons, qu’on ignore, mais il a ses raisons. De toute façon, je ne comprends pas que qui que ce soit puisse supporter Bolsonaro. Mais il faut savoir que le Brésil est très conservateur, avec une religion forte. Donc quand quelqu’un se présente comme un catholique, père de famille, contre la gauche et le communisme, alors ça peut séduire une partie du pays. Alors que Lula est loin d’être communiste. (Rires.) En revanche, Bolsonaro est bien un démagogue fasciste. Quand on se revendique garant des familles et qu’on revendique le droit à tous de porter une arme, on ne peut pas être sérieux, si ?

En France, il est assez rare de voir les sportifs prendre position, et leur voix n’est pas prise au sérieux. Au Brésil, leur parole compte ?

Je ne sais pas à quel point ils peuvent changer une élection, mais oui, leur parole compte. Quand Neymar ou Thiago Silva s’adressent à leurs millions de followers, bien sûr qu’ils changent une élection, qu’ils pèsent dessus. C’est difficile à quantifier, mais impossible à nier.

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