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Eugène Ébodé : « Football et littérature sont de très belles écoles »

Propos recueillis par Alan Bernigaud
12 minutes

À 63 ans, Eugène Ébodé est un homme de lettres accompli. Écrivain reconnu, universitaire panafricain, chroniqueur littéraire, il est aussi l’administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains de l’Académie du royaume du Maroc depuis 2022. Mais le Camerounais est avant tout un amoureux du ballon rond, ancien gardien de but en première division de son pays à la Dynamo Douala dans les années 1980 et international junior. 

Eugène Ébodé : « Football et littérature sont de très belles écoles »

Dans votre dernier livre, Zam-Zam (Gallimard, 2025), un long poème en forme de fable publié le 9 mars, vous contez un monde en perdition où le rire devient un moyen de survie. De quoi a besoin le football dans ce monde de fous ?

Ce monde est ivre et n’a pas bu de la bonne boisson. Il faut lui insuffler la reconnexion avec les imaginatifs. Sur un terrain de foot, on fête souvent les joueurs créatifs au détriment des besogneux, sauf lors du dernier Ballon d’or. Moi, j’adore les profils de vaillants travailleurs de l’ombre comme celui de Rodri. Mais le joueur que tout le monde attend, c’est celui qui va faire la différence, celui qui va nous éblouir. C’est Zidane ! C’est Diego Maradona, Pelé, Messi, Cantona ou Mbappé ! Ce fut Neymar quand il était vraiment Neymar. Le public veut célébrer les créatifs. Ce sont eux qui nous font rêver et sortir de notre quotidien parfois terne. Avec eux, on est soudainement heureux, on voyage dans des horizons lointains et on vit des moments de grâce. D’abnégation aussi. Quand une équipe a été malmenée tout le match et qu’un joueur s’élève sur une action pour libérer tout un peuple, c’est magnifique. C’est ce qu’a réussi Liverpool contre le PSG (le 5 mars, 0-1 pour les Anglais, NDLR). C’est ce qu’a également fait Donnarumma au match retour (le 11 mars, 0-1, 1-4 TAB pour Paris, NDLR). Critiqué et moqué avant de se révéler pour amener son équipe à la victoire. Et de belle façon, en arrêtant plusieurs tirs au but.

En quoi le football est-il semblable à la littérature ?

Le terrain est différent, mais la vocation est la même. En littérature, on part d’un point A pour aller à un point B en espérant avoir une bonne intrigue entre les deux. C’est pareil avec le football : l’intrigue n’est jamais la même, peut être décevante ou magistrale, mais accouche toujours d’un résultat avec lequel le public doit composer. C’est là une histoire qui est racontée grâce à la glorieuse incertitude de ce sport. C’est valable pour les résultats nuls ! Ils peuvent avoir du charme, une forme de grâce, et parfois même, on aimerait que des matchs ne livrent pas de vainqueurs tellement ils ont été palpitants avec deux équipes méritant la victoire. Le 4-4 entre le Barça et l’Atlético (en Coupe du Roi le 25 février, NDLR) est l’exemple parfait d’un match nul à l’incroyable narration. On a eu des buts, du suspense, des renversements de situation, des changements décisifs, etc. Ici, l’Atlético est revenu du diable Vauvert pour conserver l’espoir d’une qualification. Et quelques semaines plus tard, c’est le Barça qui est revenu avec fougue pour l’emporter 4-2 en étant mené 2-0 par ce même Atlético (en Liga le 16 mars, NDLR). On aimerait parfois que le match se poursuive pour célébrer deux équipes de champions en même temps.

Il y a toujours des relances dans mes livres, car je déteste la monotonie. Le foot me l’a appris, quand le jeu proposé est monotone, les spectateurs s’ennuient.

Qu’est-ce que la littérature doit au football ?

Votre serviteur est auteur après avoir été footballeur, alors il pense, si vous me pardonnez de m’exprimer comme Alain Delon, que sa littérature doit au football sa manière d’écrire, le sens de la mise en scène, de la dramaturgie et du changement de rythme. C’est le football qui m’a appris tout ça. Lors des causeries de l’entraîneur, il m’est arrivé d’entendre « l’adversaire est plus fort, alors on va jouer avec un bloc bas pour le contenir, et lorsqu’il sera épuisé, il pratiquera un jeu de transition avec des relances rapides pour aller marquer ». Cette manière de jouer, ce que les Italiens ont élevé au rang d’art avec le catenaccio ou que pratique si bien Diego Simeone, je l’applique à mes écrits. Il y a toujours des relances dans mes livres, car je déteste la monotonie. Le foot me l’a appris, quand le jeu proposé est monotone, les spectateurs s’ennuient. Et parfois les joueurs aussi d’ailleurs. Alors pour ne pas endormir mon public, je donne du rythme grâce à des relances qui suivent un suspense contenu. Le foot comme la littérature sont des arts, et je dois ce sens du spectacle à mes années de pratique.

Tout comme un autre grand auteur, Albert Camus, vous étiez gardien de but. En quoi ce poste est-il particulier ?

Peu après son Prix Nobel, Albert Camus a dit : « Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football. » Je pourrais aisément reprendre cette formule en ajoutant que le football est une école de la vie, la littérature une école de la plume. Et les deux sont de très belles écoles. Pour revenir au poste de gardien, je dois dire que fort heureusement, je n’étais pas toujours sous la menace des attaquants adverses. Lorsque le jeu se déroulait de l’autre côté de la pelouse – ou du terrain poussiéreux –, j’avais le temps d’observer autour de moi. Le stade, le ciel, les nuages, etc. C’est d’une magnifique poésie, et je pense que les gardiens ne profitent pas assez. Ça permet d’évacuer la pression. Pour être un bon gardien, il faut constamment anticiper ce qui va arriver, être à l’intérieur de soi, concentré et relâché à la fois. Les gardiens intériorisent beaucoup pour mieux jaillir au bon moment. Hugo Lloris le faisait beaucoup, les grands Joseph-Antoine Bell et Thomas Nkono aussi. Ils avaient un jaillissement fou ! Autre grand gardien, Fabien Barthez l’a montré en 1998, quand durant la finale de la Coupe du monde, il n’hésite pas à sauter à l’encontre de Ronaldo et se sacrifier dans ce duel physique. Il sortait les crocs et jouait chaque match avec une faim impressionnante. C’était une forme de victoire du génie audacieux contre le génie technique. Et je crois que l’audace et la réflexion sont les clés pour être de bons gardiens.

 

Quels souvenirs gardez-vous de votre carrière ?

De très bons et un sombre, car les problèmes de dopage ne datent pas d’aujourd’hui. Je me souviens d’un match contre l’Unisport Bafang où, peu avant le coup d’envoi, un membre du staff nous donne à tous les joueurs une tasse de thé. On a évidemment bu, pourquoi se méfier ? Mais il est venu me voir en me disant que je n’avais pas bu. Je lui ai répondu que si, mais il ne m’a pas cru et a insisté pour que je boive une autre tasse devant lui. Je l’ai fait et j’ai ainsi pris deux doses d’une substance qui relevait du dopage. Quand je suis entré sur la pelouse, je ne me sentais pas bien, j’étais vaseux et rapidement, l’entraîneur m’a sorti car je tenais difficilement debout. Aujourd’hui encore, je ne me souviens plus de ce match. Cet épisode de dopage est vraiment une partie sombre de ma carrière de footballeur. On parle là de matchs de première division tout de même. Heureusement, j’ai aussi de très beaux souvenirs ! Ma carrière a été très courte avec seulement deux années passées dans l’élite camerounaise, mais j’en garde beaucoup de très bons souvenirs, des amitiés et la fierté d’avoir été sélectionné pour représenter le Cameroun avec l’équipe junior.

Ma mère voulait tellement me voir décrocher des diplômes qui, pour elle, avaient le goût des trophées… Cette mère, analphabète, militait pour une vie guidée et gouvernée par l’étude et la réflexion permanentes.

Vous avez donc commencé très jeune en première division ?

À 16 ans, j’étais scolarisé dans un lycée de N’Djamena, au Tchad, quand la guerre a éclaté. Je suis alors rentré dans mon pays et j’ai intégré les Dragons de Douala. Au bout de quelques mois, j’ai été sélectionné en équipe nationale junior avant de changer d’équipe et de débuter en première division avec la Dynamo Douala. Tout est allé très vite pour moi. J’avais un certain don, mais je n’étais pas très travailleur. Je pensais plus à jouer sur le talent qu’à bosser. Ce qui m’a joué des tours évidemment, notamment avec la sélection. J’étais un joueur très instinctif, mais on me disait que je devais mieux travailler mon placement sur la ligne pour moins avoir à plonger. Mais j’aimais le football spectaculaire. Devoir gommer cet aspect de mon jeu pour continuer à jouer avec la sélection camerounaise m’a irrité. Ma mère n’appréciant que très peu mon choix de devenir footballeur et moi, dégoûté de certaines pressions, j’ai décidé d’en finir avec le foot pour me consacrer aux études.

À 20 ans, vous arrêtez donc brutalement votre carrière. Que s’est-il passé exactement ?

On s’apprêtait à disputer les 8es de finale de la Coupe d’Afrique des vainqueurs de coupe 1982 face à l’Africa Sport Abidjan, et au moment de la causerie, l’entraîneur me dit : « Tu ne joueras pas, le sorcier pense que tu porteras malheur à l’équipe si tu es titulaire. » J’étais dans la forme de ma vie… Les sorciers avaient beaucoup de poids dans les équipes africaines à l’époque. J’espère qu’ils en ont moins aujourd’hui et que seul le terrain parle. Les oracles lui auraient annoncé une défaite si je jouais, je suis donc resté sur le banc, et comme il était un piètre visionnaire, notre équipe a perdu 2-1. À la fin du match, je ne suis pas rentré au Cameroun avec l’équipe, préférant rester en Côte d’Ivoire une semaine. À mon retour à Douala, j’ai décidé de tout quitter pour me rendre en France faire des études. J’ai eu mon baccalauréat, puis j’ai intégré la Sorbonne, Sciences Po puis le Celsa avant d’obtenir un doctorat en littératures françaises et comparées à Montpellier. J’ai toutefois un palmarès vierge, ma carrière fut trop courte, et je le regrette. Ma mère voulait tellement me voir décrocher des diplômes qui, pour elle, avaient le goût des trophées… Cette mère, analphabète, militait pour une vie guidée et gouvernée par l’étude et la réflexion permanentes. Nous fêtions donc, elle bruyamment, moi beaucoup moins, les diplômes arrachés de haute lutte pour moi qui parlais nos langues africaines avant d’être enchaîné à l’usage des langues occidentales.

 

Le foot a beaucoup changé depuis vos années de joueur…

Oh que oui, et je trouve qu’il manque de simplicité, du plaisir brut qu’il peut nous offrir. La pression financière fait perdre son âme au foot. On le voit avec le PSG, ses capitaux financiers écrasent tout, et c’est triste pour la Ligue 1. Depuis plusieurs années, la France a un championnat à deux vitesses : Paris seul en tête toute la saison et les autres. Cela dit, le football s’est évidemment amélioré depuis mon époque, tout n’est pas négatif, loin de là. Les préparations sont bien meilleures, tout comme l’accompagnement des joueurs, mais les enjeux ont fait perdre la beauté du risque et de la spontanéité. C’est à l’image de la VAR qui a beaucoup d’avantages, mais qui est trop froide. Un bout de chaussure qui dépasse peut annuler un but qui change tout à l’intrigue d’un match. C’est tout le football qui perd en poésie et en incertitude. Le jeu est édulcoré, les joueurs se restreignent et les arbitres n’agissent plus en pleine conscience. Prenez Maradona : la VAR aurait sanctionné sa main et elle aurait techniquement eu raison, mais elle aurait privé le football d’une légende, de la Main de Dieu ! C’est dommage pour les Anglais, mais la poésie dramatique du football a triomphé ce jour-là.

Tout Camerounais souhaite que l’harmonie soit la règle autour des Lions indomptables et que prévalent le jeu et l’équité sportive.

Le conflit ouvert entre Samuel Eto’o, président de la Fédération camerounaise, et Narcisse Mouelle Kombi, ministre des Sports, a des conséquences sur les résultats des Lions indomptables. Les joueurs ont même appelé publiquement au retour de Joachim Mununga, l’adjoint de Marc Brys, interdit de pelouse. Comment vivez-vous cette situation ?

Tout Camerounais souhaite que l’harmonie soit la règle autour des Lions indomptables et que prévalent le jeu et l’équité sportive. Cette dernière a une seule exigence : que triomphe uniquement la glorieuse incertitude de la compétition. En d’autres termes, le terrain est la priorité des priorités. Laissons les joueurs s’exprimer balle au pied, les dirigeants partiront, et les Lions resteront. Cela dit, qui peut contester à Samuel Eto’o le rôle qu’il a toujours apprécié et tenu, celui de leader ? Telle est sa personnalité. Quant au ministre, je l’ai connu homme de dialogue lorsqu’il dirigeait le département culturel avec beaucoup de rigueur et de vigueur. C’est un juriste chevronné et un poète exigeant. Dans mon dernier roman, Zam-Zam, je raconte un pacte scellé entre la princesse Onisha et le sultan Bokito lorsque ce dernier lance : « Vous sèmerez les idées et nous les moissonnerons ensemble. » Semer les idées et les moissonner de concert, voilà une convention que je suggère à toutes les parties concernées pour un apaisement durable. Les sportifs sont des artistes, et je me présente modestement devant eux en facilitateur des conversations utiles.

La CAN 2025 scellera-t-elle l’avenir de Samuel Eto’o ?

Sur la base des prestations des trois Lions – de la Téranga, indomptables et de l’Atlas –, les fauves du Maroc ont une avance indéniable, suivis de ceux du Sénégal. Les Éléphants ivoiriens auront aussi leurs trompes à défendre. Mais les Lions de l’Atlas seront difficiles à bouger et presque impossible à battre. Entre Lions, on s’admire, mais j’espère que nos Camerounais vendront cher leur peau pour faire mentir les pronostics. En ce qui concerne Samuel Eto’o, l’homme a de la ressource et c’est un compétiteur. A-t-il un entourage qui peut bonifier ses intentions ? A-t-il les vecteurs de séduction qui conduisent au succès ? Je ne consulte pas les diseuses de bonne aventure. Ce que je sais en revanche, c’est que Samuel a toujours été ainsi : il fait parler de lui parce qu’il a une haute estime de lui. Pour réaliser de grandes choses, il faut avoir de grandes ambitions, et il n’en manque pas. Même s’il peut malheureusement céder à une forme de caricature de lui-même, il est désormais au comité exécutif de la CAF en étant entouré de gens qui l’écoutent. Les avis sur lui ne sont pas toujours flatteurs, mais on ne peut pas lui enlever qu’il est opiniâtre et promis à réaliser de grandes choses !

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Propos recueillis par Alan Bernigaud

Photos d’Alan Bernigaud

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