- Jamaïque
- Reportage
L’herbe est verte en Jamaïque
Ce 30 mars n’était pas un jour comme un autre dans la ville de May Pen, située à une soixantaine de kilomètres de Kingston. Deux rivaux historiques s’affrontaient dans la course au titre : d’un côté les Humble Lions, de l’autre, Portmore United. L’occasion de vérifier si l’herbe est vraiment plus verte en Jamaïque.
Soixante kilomètres d’arbres et de montagnes séparent Kingston de May Pen. Il faut se perdre dans le bled avant d’arriver devant les 2000 places officielles du stade d’Effortville. Officielles car il faut compter les rastamen sans ticket posés sur les toits en tôle qui jouxtent le terrain. Au milieu, la tribune présidentielle offre un havre d’ombre et de chaises en plastique, d’où on peut apercevoir, pour changer, un rasta transporter au ralenti des glacières remplies de Red Stripes, la bière locale. Pétard à la bouche, l’homme est déjà dans son match.
Respect, Rastaman !
Et puis il y a ce vieil homme blanc, Mike Henry, président et fondateur des Humble Lions. Un grand adepte du football et un grand pro de la politique. « Le club a été construit sur la confiance, l’engagement, la gentillesse envers autrui. L’unité, c’est notre emblème, explique cet ancien membre du Parlement, qui a enchaîné les mandats pendant 36 ans. Je suis moi-même rasta. Je vis pour la communauté depuis plus de 40 ans. » À 81 ans, cet éditeur de profession a beaucoup donné aux 250 000 âmes de la région. « Le football en Jamaïque est un symbole d’amour, poursuit-il. Depuis neuf ans, je m’investis dans le club. Avant, il n’y avait pas de tribune ni de terrains pour jouer correctement. Aujourd’hui, c’est quand même pas mal. Pour moi, l’argent importe peu. »
Sur le pitch, le spectacle s’emballe. Alors que Portmore, un club de la banlieue de Kingston, ouvre le score, les locaux égalisent dans la foulée. Pas de quoi arranger le stress de Mike, qui vit le match à fond à base de « Come on bwoooys !!! » , « Come to hiiiiiiiim !! » , « Arrreee yaaaah serious, refereeeeee ? » L’enjeu du match ? Gratter des points pour le titre de Jamaican Premier League face à un concurrent direct, à deux journées de la fin. L’arbitre vient malheureusement de siffler penalty pour Portmore. Dans les tribunes, où se mêlent odeurs de ganja, de cacahuètes grillées et gros mots, c’est l’anarchie. Au milieu des supporters, Mike se fait même charrier, tandis que la mi-temps est sifflée sur un air de dancehall.
Panenka et remontada
La pause est l’occasion d’observer le gardien remplaçant des Lions tirer des coups francs. Un de ses ballons en cloche manque de peu d’atterrir sur le bébé que porte une vendeuse de boissons. À part ça, l’atmosphère est à la détente. Dans un pays partagé entre la violence de sa réalité sociale et son amour pour Bob Marley, le terrain offre une heure et demie bienvenue de sourires et de répit. En tribunes, ça fume, ça boit, ça drague, ça regarde un mec faire des donuts en moto autour du terrain comme au cabaret. « Le club doit gagner des matchs pour propager la paix » , tempère Donovan Duckie, l’entraîneur des Lions. L’homme sait ce que sa communauté doit au ballon rond. « Les jeunes peuvent vite tomber dans le crime, la violence, la drogue, les gangs, énumère-t-il en un souffle. Dans les ghettos, ils sont privés de tout. Le football est pour nous une manière d’inculquer aux jeunes les valeurs du travail, du vivre ensemble et de les éloigner des problèmes. Si tu regardes autour de toi, il y a des jeunes qui croient en leur avenir. C’est grâce au football. »
Avant de regagner son banc pour la seconde période, Donovan en est persuadé, l’enjeu de ce soir n’est pas que sportif : « La communauté est entre de bonnes mains tant que l’équipe continue à jouer le titre et à donner le bon exemple. » Sur le terrain, le speaker profite de chaque temps mort pour remercier les sponsors. Finalement, les quarante-cinq dernières minutes seront rythmées par une panenka, des tacles à la hanche et l’irruption répétée de deux médecins grassouillets. Score final : 3-3. Optimiste, Donovan est du genre à voir le gobelet à moitié plein : « L’équipe a bien su réagir tactiquement. On peut être fiers de nous. » Drapé dans sa dignité, il n’aura pas un mot pour l’arbitrage déplorable de ce sommet : « Les rastafaris sont des exemples. On parle d’installer cet amour pour le sport, pour la camaraderie et pour l’unité. Cette philosophie est pour nous une force, une valeur ajoutée qui n’a pas de prix. » Néanmoins, il le reconnaît bien volontiers : « Ce n’est plus possible que les arbitres pèsent autant sur une rencontre. Une expulsion et un penalty, ça fout le bordel. »
Humbles champions
Tandis que les spectateurs se dissipent dans un nuage de fumée, le président Mike Henry descend sur le terrain pour remotiver ses protégés, qui n’ont pas su plier le match. Qu’importe, tout est encore jouable. Cette année, le manager du club, Sheldon Hoeness, le jure, c’est enfin la bonne : « On va gagner ! On est un mélange d’expérience, de détermination et paradoxalement d’insouciance et de jeunesse. Les joueurs et le staff sont prêts à aller plus haut, tous se goupille bien. » Un pronostic qui s’est vérifié lors de la dernière journée de championnat, où la victoire 4-0 des hommes de DD face à Tivoli Gardens, combinée au faux pas d’UWI contre Portmore, a permis aux Humble Lions de terminer premier de la saison, pour la première fois de leur histoire. Après le festin mérité de Red Stripes et de jerk chicken tant attendu par les joueurs, place maintenant aux play-offs et à la suite de la saison.
Par Gad Messika, à May Pen et Kingston