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Comment le Curaçao a réalisé son rêve de Coupe du monde

Par Émilien Hofman, à Curaçao
12 minutes

Le Curaçao de Dick Advocaat avait ça dans la tête et il l’a fait : la minuscule îles des Caraïbes, ancienne colonie néerlandaise, est devenu le plus petit pays à se qualifier pour une Coupe du monde, dans la nuit de mardi à mercredi. En septembre 2024, So Foot racontait le chemin pris par les « Oranje bleus ». Reportage.

Comment le Curaçao a réalisé son rêve de Coupe du monde

Tout est là, ou presque. En traversant le Koningin Julianabrug, le long viaduc perché à 56 mètres du sol qui mène à Willemstad, capitale de Curaçao, l’île caribéenne dévoile toutes ses facettes. À l’ouest, les rochers surnommés les Trois Frères qui ombragent la baie de Piscadera symbolisent la nature aride, terreau de fleurs de cactus et de reptiles. Au nord, la lagune Schottegat met en valeur les torches de la raffinerie de pétrole, moteur de l’économie locale. Au sud, enfin, se trouve la vieille ville avec ses façades colorées, son pont piéton amovible, et son port de plaisance où mouillent deux paquebots plus hauts que n’importe quel bâtiment de Willemstad.

Le Club Med 2 s’apprête d’ailleurs à lever l’ancre pour laisser place au Symphony of the Seas. À l’intérieur : 20 000 visages pâles à chapeaux et crème solaire. Selon une étude de l’université belge de Louvain, deux tiers de la côte de cette île plus petite que le Territoire de Belfort seraient désormais privatisés, principalement par l’industrie du tourisme, qui emploie dans les resorts une grande partie des 150 000 habitants de Curaçao, mis au service d’avions entiers de Bataves en manque de soleil.

Avant d’en arriver à cet esclavagisme moderne, l’île fut longtemps contrôlée par la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales dont le port servait de plaque tournante de la traite négrière (500 000 esclaves noirs y ont transité). Membre des Antilles néerlandaises à partir de la Seconde Guerre mondiale, Curaçao s’est ensuite mué en 2010 en État autonome au sein du royaume des Pays-Bas, laissant ces derniers superviser sa politique financière en échange d’une remise de dettes. Une emprise toujours palpable dans différents domaines de la société. Dont le football.

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Hiddink, Advocaat et la « posture néocoloniale »

Ce mardi après-midi, le match amical U17 entre Jong Holland et SUBT n’attire que quelques parents, passionnés ou forcés. En tribune, cactus et lézards prennent doucement le dessus sur le bitume, mais les couleurs nationales bleu et jaune des murs restent vives. Sur l’impeccable terrain synthétique, les gamins dialoguent en papiamento, une langue créole inventée par les esclaves et longtemps interdite, désormais pratiquée par 84% de la population. À quelques mètres de là, Remko Bicentini serre le frein à main de sa Nissan Frontier dans un nuage de poussière. Depuis quinze ans, ce quinqua alterne entre le poste de sélectionneur et celui d’« assistant » de l’équipe nationale. « On a tout gagné quand j’étais en fonction », se vante-t-il.

Hiddink est arrivé comme Patrick Kluivert l’avait fait avant lui : en pensant qu’il allait nous montrer comment il faut faire. Une posture néocoloniale qui néglige complètement la culture locale.

Remko Bicentini, ancien sélectionneur de Curaçao

Tout, c’est la coupe des Caraïbes et la King’s Cup en Thaïlande, titres auxquels il faut ajouter trois qualifications consécutives pour la Gold Cup, avec comme climax un quart de finale en 2019 (défaite 1-0 contre les USA à Philadelphie). « Des résultats obtenus grâce à l’apport de joueurs expérimentés des Pays-Bas aux origines antillaises, comme Leandro Bacuna (ex-Aston Villa, NDLR), Eloy Room (ex-PSV Eindhoven) ou Cuco Martina (ex-Everton), explique Bicentini. On a créé un réel engouement populaire sur une île où le sport numéro un est le baseball. » L’homme s’exprime dans une sorte de néerlanglais teinté d’amertume. Fils de Moises Bicentini, un ancien joueur curacien du NEC Nimègue, il est dans le staff de la sélection locale depuis 2008. Et c’est peu dire qu’il commence à se lasser de jouer au bouche-trou de service, notamment depuis qu’il a appris dans les médias, en pleine pandémie, qu’il devait laisser son siège de sélectionneur à un Guus Hiddink venu profiter de la plage et de son énorme CV.

« Il est arrivé comme Patrick Kluivert l’avait fait avant lui : en pensant qu’il allait nous montrer comment il faut faire, souffle-t-il. Une posture néocoloniale qui néglige complètement la culture locale. Hiddink a par exemple supprimé le bus festif où les joueurs diffusent de la musique et dansent sur le toit ouvert… C’est un petit détail, mais qui dit beaucoup sur la façon dont le pays vit. » Sans surprise, les méthodes de l’ancien coach du PSV et du Real Madrid ne font pas effet. Après quelques mois de consignes données sans grande conviction, le touriste renonce à son mandat et Bicentini est rappelé à la rescousse avec la promesse d’un projet à long terme en vue du Mondial 2026.

Photo : EH pour So Foot
Photo : EH pour So Foot

Une poignée de matchs amicaux et une élimination en barrage de la Gold Cup plus tard, il est à nouveau invité à enfiler son maillot de bain. « Il n’y a eu aucune évaluation sportive, tout a été fait dans l’émotion, à la suite d’une négociation secrète avec Dean Gorré, mon successeur, qui est un bon ami du président de la fédération », peste le coach, convaincu d’être victime d’un système de copinage encore trop souvent en vigueur dans la société curacienne. La fédé, elle, botte en touche et évoque « plusieurs éléments n’étant plus sous le contrôle de Remko Bicentini ». Mi-janvier 2024, elle ressuscite un autre dinosaure néerlandais : Dick Advocaat, 76 ans, qui débarque dans les Caraïbes avec deux potes de l’Ehpad, Cor Pot et Kees Jansma, respectivement 72 et 76 ans.

Le modèle marocain

À Willemstad, l’héritage colonial de Curaçao, jadis refuge de pirates, de rebelles américains et de négociants espagnols, se lit dans les murs de la ville. Une même rue peut faire côtoyer des bâtiments néoclassiques typiques d’Amsterdam et de sublimes villas espagnoles aux murs en pierre de corail. La population, elle, est un mélange de descendants d’Africains, de juifs séfarades, d’Indiens Arawak et de quelques néerlandais. À vrai dire, la plupart des Curaciens d’origine vivent loin des Caraïbes: ils seraient 200 000 expatriés au pays du Gouda. « Il y a d’abord eu une vague de Surinamiens dans les années 1970 qui a permis l’éclosion de nombreux footballeurs pros les décennies suivantes, les Kluivert, Seedorf, Davids ou Bogarde, resitue Ramiro Griffith, l’actuel président de la fédé locale. À la fin des années 1990, ça a été au tour des Curaciens de migrer vers les Pays-Bas, qui profitent aujourd’hui du talent de leurs enfants. Presque toute la ligne défensive des Oranje pourrait même être prochainement constituée de joueurs originaires d’ici : Jurriën Timber, Jozhua Vertrouwd et Quilindschy Hartman. »

Nous sommes une île très chanceuse. Quand les ouragans ravagent nos voisins, ils disparaissent toujours à l’approche de nos côtes. C’est inexplicable scientifiquement, mais ça nous rend optimistes.

Brenton Balentien, fan numéro un de La Familia Azul

Assis à la terrasse du Van Gogh, un troquet qui a la particularité de servir du café en drive, Griffith remonte ses lunettes sur son nez. Pour lui et les siens, le challenge consiste désormais à convaincre les promesses un peu trop courtes pour viser le maillot orange de représenter l’île de leurs aïeuls. Pas une mince affaire. Alors qu’il n’était encore qu’un simple espoir de Feyenoord, Quilindschy Hartman a par exemple reçu et accepté une convocation de Curaçao… Qu’il n’a jamais pu honorer, son club refusant de le libérer. « Je ne pense pas que Feyenoord aurait fait ça avec la fédé espagnole, grince Griffith, dont le modèle est désormais le Maroc demi-finaliste du dernier mondial. Là-bas, les dirigeants ont discuté avec les joueurs potentiellement sélectionnables, leur ont dit à quel point ils pouvaient être fiers de leurs origines et de ce qu’ils étaient, puis leur ont demandé ce dont ils avaient besoin. » 

Problème : hormis ses beaux paysages, Curaçao n’a pas grand-chose à offrir à ses émigrés. « Tant que nos standards de salaires et de structure ne seront pas plus proches de ceux des Néerlandais, la plupart des joueurs n’opteront pas pour Curaçao », concède le patron du foot insulaire. D’autant qu’après ses premiers titres, la 86e nation du classement FIFA (82e aujourd’hui), récemment fessée 7-0 par l’Argentine et battue par les amateurs de Saint-Christophe-et-Niévès, est rentrée dans le rang sur le plan sportif. Pas de quoi refroidir pour autant Brenton Balentien, fan numéro un de la Familia Azul, et qui s’est donné pour mission de créer une culture foot sur son île. « Ici, la communauté est basée sur le succès : dès que tu commences à perdre, les gens désertent, regrette cet agent de recouvrement, qui fut selon lui-même l’un des plus gros talents de Curaçao. Il faut se défaire de cette culture, être plus patriote, comme les Argentins ou les Brésiliens qui vont à la guerre pour leurs joueurs. »

Le jeune trentenaire aux pecs saillants a un plan : faire sponsoriser par le bureau du tourisme les coûteux déplacements vers l’étranger de certains groupes de supporters. « Ça serait du win-win : on assiste aux matchs et en même temps on donne une super image de notre pays en assurant l’ambiance avec les couleurs nationales », s’enflamme-t-il. En attendant, Brenton matraque les réseaux sociaux d’annonces pour les rencontres à domicile, organise l’accueil par les supporters des internationaux à l’aéroport et contacte les joueurs sur Insta pour demander ce qu’ils attendent de leurs fans. Lui en est sûr : Curaçao peut faire partie des 48 qualifiés pour le Mondial 2026, coorganisé par le Mexique, les États-Unis et le Canada, ce qui fait trois concurrents de moins dans la zone CONCACAF. « Nous sommes une île très chanceuse, assure-t-il. Quand les ouragans ravagent nos voisins de Sint-Maarten, Aruba et Haïti, ils disparaissent toujours à l’approche de nos côtes. C’est inexplicable scientifiquement, mais ça nous rend optimistes. » Il n’était pas seulement un rêveur.

Des crises et des défis

Avant de rêver des States, les Curaciens avaient un autre chantier à régler : leur championnat local. Si les terrains en sable ont pour la plupart été remplacés par des synthétiques, le niveau de jeu laisse encore à désirer. L’organisation aussi. « On est seulement en train de disputer la saison 2022-2023, la campagne précédente a connu tellement de protestations quelle a été suspendue », soupire Pieter Kleine, secrétaire sexagénaire du CVV Inter Willemstad, mastodonte de 500 licenciés, créé par des aviateurs de KLM en 1939 et dont les références à la culture néerlandaise parsèment la buvette ˗Heineken à la pompe, zinc en bois, assiette en argent de l’Eredivisie. « On a longtemps été le club des enfants de policiers ou militaires néerlandais qui venaient ici pour trois ans, mais on s’est fortement ouverts avec le temps », précise Kleine, natif de l’île malgré ses airs de Batave non acclimaté à la chaleur.

Pour le moment, un joueur curacien doit automatiquement aller aux Pays-Bas s’il veut poursuivre ses rêves de carrière. Mais si on parvient enfin à professionnaliser notre foot local, comme la petite île de Saint-Domingue l’a fait, on ne devra plus se tourner en permanence vers l’Europe.

Denny, un jeune coach qui a créé le club de Centro Juve

Il était là le 30 mai 1969, quand les protestations des employés de l’industrie pétrolière contre leurs conditions de travail, et plus généralement contre la marginalisation des Noirs, ont terminé en saccage et incendie de nombreuses maisons de Willemstad. « J’avais 13 ans, mon père travaillait pour Shell, remet Kleine. Lui a été coincé à l’entreprise, moi je suis resté calfeutré à la maison avec le reste de ma famille. Ils ont brûlé la moitié de la ville. Mon souvenir de peur intense est toujours intact, mais je pense que ces événements ont malgré tout contribué à améliorer la prise en compte des intérêts de la population afro-antillaise. » Les jours qui suivent les émeutes du Trinta di Mei, de nombreux Néerlandais fuient vers les Pays-Bas. Pas Pieter, qui renoue à son échelle les liens entre insulaires et expatriés via son club de foot. D’abord comme attaquant, puis dans les buts, et enfin au secrétariat du CVV. D’où il a donc cosigné avec d’autres clubs à l’automne 2023 une lettre réclamant la démission de la totalité des membres du conseil d’administration de la FFK, à qui est reprochée une gestion calamiteuse.

Outre une affaire de joueur étranger aligné hors les clous (avec l’aval de la fédé) par un club de Promé Divishon, qui a foutu le bazar dans le championnat, ce sont les subventions égarées et les nombreuses dettes de la FFK qui sont pointées du doigt, les retards de paiement ayant même mené plusieurs joueurs cadres de la Familia Azul comme Vurnon Anita, Jürgen Locadia et Leandro Bacuna à refuser de nouvelles sélections. « Nous traversons une crise », concède Ramiro Griffith, qui promet de revoir toute la structure de sa fédé et de prioriser l’amélioration des infrastructures, l’encadrement des jeunes et la professionnalisation de la Promé Divishon. « La FFK aurait tout intérêt à s’inspirer de son homologue du baseball, dont la structure et la vision sont bien plus solides, confie Pieter Kleine. Avec 15 joueurs actifs dans les divisions professionnelles des USA, Curaçao possède même le deuxième meilleur ratio au monde de baseballeurs professionnels par habitant. »

Pour que ce soit le cas également pour le football, Curaçao doit faire face au défi de toutes les anciennes colonies : élever le niveau local pour s’émanciper. « Pour le moment, un joueur curacien doit automatiquement aller aux Pays-Bas s’il veut poursuivre ses rêves de carrière, constate Denny, un jeune coach qui a créé le club Centro Juve à deux pas de la plage. Mais si on parvient enfin à professionnaliser notre foot local, comme la petite île de Saint-Domingue l’a fait, on ne devra plus se tourner en permanence vers l’Europe. » Lui invite chaque année des équipes d’Aruba, Bonaire et Suriname au tournoi Future Cup Curaçao qu’il organise sur le terrain de Centro Juve, où évoluent plus de 250 gamins.

La fédé, elle, a créé en 2023 sa propre académie pour U9, U11 et U13, et se vante d’avoir battu le record de matchs internationaux disputés par des équipes curaciennes. Sur l’île, personne n’imagine toutefois que la Familia Azul puisse un jour se passer complètement des joueurs nés et formés aux Pays-Bas. Alors, la drague des binationaux continue et les embauches de coachs bataves ne sont pas vraiment remises en cause, n’en déplaise à Remko Bicentini, lui-même retourné vivre à Nimègue depuis son licenciement. Sous les ordres de Dick Advocaat, Curaçao a réalisé son rêve, dans la nuit de mardi à mercredi, en terminant en tête de son groupe et invaincu (12 points en 6 matchs, 13 buts marqués, 3 encaissés) devant la Jamaïque, Trinité-et-Tobago et les Bermudes et en devenant le plus petit pays à se qualifier pour une Coupe du monde. Les Oranje peuvent déjà trembler.

La zone CONCACAF envoie trois petits Poucets au Mondial 2026

Par Émilien Hofman, à Curaçao

Tous propos recueillis par EF

Article publié dans le So Foot numéro 219 paru en septembre 2024

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