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Foot : Le dessous des cartes
Elles ont la forme d’un terrain de football et les couleurs de l'AC Milan. Dans le train, le car ou l’avion, sur un banc ou un coin de table, les cartes traversent les générations. À l'heure d'Internet, des smartphones et des jeux vidéo, elles poursuivent leur vie anachronique dans le milieu de football. Just Fontaine jouait au tarot ? Bingo, Adrien Thomasson aussi. Pourquoi ? Comment ? Petite histoire d’une grande tradition.
Les réacteurs tournent à bloc, les cerveaux aussi. Quelque part au-dessus de la Méditerranée, quatre hommes jouent aux cartes à bord du Douglas DC-9 de la compagnie Alitalia. D’un côté, Franco Causio et Dino Zoff, deux joueurs de l’équipe nationale d’Italie, de l’autre, leur sélectionneur Enzo Bearzot – une pipe au bec – et Sandro Pertini, qui n’est autre que le président de la République italienne. Nous sommes à l’été 1982, et l’avion ramène à la maison la Nazionale, qui vient de remporter le Mondial en Espagne, en battant la RFA 3-1 en finale. Il règne une ambiance détendue, mais sérieuse, presque consciencieuse dans le carré occupé par les joueurs de cartes. Trois choses sont posées au bord de la table : un paquet de cartes ouvert, un briquet non loin de Bearzot et puis, cet objet imposant, qui brille : la Coupe du monde. Pourtant, sur ce cliché si célèbre en Italie, ni Zoff, ni Causio, ni Bearzot, ni le président Pertini ne regardent le trophée en or massif. Les quatre hommes n’ont d’yeux que pour leurs cartes, car ils sont en train de jouer au scopone.
Ainsi se déroula le vol retour des champions du monde italiens de 1982. Avant le bain de foule à l’atterrissage à Rome, il y eut cette partie de scopone pendant le vol, sous un beau ciel azur, du même bleu qui recouvrait leur maillot. Ce jour-là, le duo Zoff-Pertini (les paires étant croisées autour de la table) perd la partie, au grand désarroi du président, qui accusera d’abord Zoff de cette « défaite » , avant d’avouer, quelques années plus tard, que c’était de sa faute.
Le poker, ciment du Nantes de 1995
À l’époque où il n’y avait ni Internet, ni ordinateurs, ni téléphones portables, ni tablettes, à quoi pouvaient ressembler les déplacements et les mises au vert des équipes de football ? L’Italie ne faisait pas exception, bien souvent, les joueurs et le staff dégainaient les cartes.
« On jouait au barbu, à la manille, au tarot, bien sûr, assure François Bruant, champion de France 1962 avec le Stade de Reims, qui évoluait au FC Rouen dans la deuxième partie des années 1960. On partait de la gare de Rouen, en arrivant à Paris, on mettait les cartes dans nos poches, chacun gardait son jeu et puis on continuait quand on prenait le train d’après. » À l’époque, pas ou peu de déplacements en avion, les équipes du championnat de France voyageaient principalement par voie ferrée, en prenant le chemin du retour quelques heures après la rencontre. « Quand on remontait en train de Nice ou Monaco, on jouait aux cartes toute la nuit », reprend l’ancien attaquant des Diables rouges. À quelques années près, il aurait pu croiser dans un hall de la Gare de Lyon Just Fontaine dans son costume d’entraîneur du PSG (1973-1976), se servant des valises comme de tables pour jouer aux cartes. D’ailleurs, le meilleur buteur du Mondial 1958 a coutume de confier la raison invoquée lors de son licenciement du PSG : on lui reprochait de jouer aux cartes avec ses joueurs.
Plus récemment, même si c’était il y a désormais un quart de siècle, ce sont les Nantais champions de France 1995, avec une seule défaite en championnat, qui passaient leurs veilles de match à jouer aux cartes jusque tard dans la nuit, comme le racontait le trio d’attaque Loko-Pedros-Ouédec dans le SO FOOT #125 :
Ouédec : Avec les mecs mariés, on faisait des soirées poker. On avait un « tripot » de poker avec Pat’, Féfé (Jean-Michel Ferri), Christophe Pignol, Éric Decroix, Jean-Louis Garcia. On jouait un peu d’argent, mais pas énormément. Coco (Suaudeau) nous a grillés une fois, à deux heures du matin, la veille d’un match. Philippe Daguillon, notre kiné, avait l’habitude de faire la tournée des chambres avant les matchs pour surveiller les bobos. Il y avait un code bien précis (il toque plusieurs fois sur la table, N.D.L.R) pour toquer à notre porte. Loko : On jouait jusqu’à minuit au moins.Ouédec : Deux heures du mat’, tu veux dire. Bref, ce jour-là, c’est Coco qui a frappé. Avec ce fameux code. C’était au château de la Colaissière, où on se retrouvait la veille d’un match important de fin de saison. On a ouvert, mais le problème, c’est qu’on fumait. Il y avait deux cendriers pleins sur la table.Loko : Je fumais cinq cigarettes par jour, que le soir, jamais la journée.Ouédec : Mais multiplié par cinq joueurs, c’était le brouillard dans la chambre. Coco était encore plus surpris de nous voir. Il n’imaginait pas voir Pat’ et moi en train de fumer. Il m’a regardé, et dit : « Toi aussi Gros Nico… » Loko : Moi, il m’a dit : « Tu me déçois Pat’. » Ouédec : Il est sorti sans rien dire, sans claquer la porte, rien du tout. On s’est regardés. On s’est demandé : « On continue ou on arrête ? » On a jeté les cartes. Loko : Le seul soir où on n’a pas tapé le carton, la veille du match contre Strasbourg, on a perdu, cette fameuse seule défaite de notre saison en championnat.
Pendant des décennies, devenir joueur de football provoquait un effet indirect : devenir un bon joueur de cartes. Et si le footballeur ne pigeait rien aux cartes, alors il fallait apprendre pour s’intégrer. Plus qu’un moyen de tuer le temps, c’est une manière de forger un groupe en dehors des matchs et des entraînements. Le phrasé aussi traînant que sa réputation d’être un grand joueur de tarot, de scopa ou de briscola, Jacques Santini connaît bien les jeux de cartes italiens depuis son enfance à Fesches-le-Châtel, dans le Doubs : « Ces jeux réunissent quatre, cinq voire plus de personnes. J’ai baigné dans cette atmosphère, car mes grands-parents et surtout mes parents tenaient un hôtel-bar-restaurant, siège du football dans le village », rembobinait-il en 2018.
Mario et Cartes
Évidemment, l’arrivée d’Internet, des consoles de jeu et des smartphones a progressivement « rebattu les cartes » de la vie sociale d’un groupe. Mais dans un milieu regroupant une majorité de jeunes déracinés, qui se sont construits à l’adolescence dans l’isolement du centre de formation, le jeu peut être une innocente plateforme de remise à niveau sociale : pour apprendre par exemple à gérer les frustrations, les siennes et celles des autres… « L’enfant se construit par le jeu dès le plus jeune âge, et cette mécanique reste à l’âge adulte,
appuie Dominique Ottavi, philosophe et professeure de sciences de l’éducation à l’université Paris-Nanterre, autrice de De Darwin à Piaget : pour une histoire de la psychologie de l’enfant. L’interaction sociale de la vraie vie est irremplaçable, pas même par des jeux vidéo qui la simulent. J’ai joué récemment àRed Dead Redemption, ils sont très forts pour simuler l’évolution d’un principe de liberté profondément binaire : vous avancez sur une prairie, vous voyez une auberge à droite de la route, vous choisissez d’y entrer ou pas. La forme change avec les jeux, mais le fond reste le même. Là où le jeu de cartes – excepté ceux où seule compte la chance – déploie un spectre de stratégies et d’interactions bien plus large. » Ainsi, l’arrivée de Mario Kart, Football Manager, Fortnite ou Candy Crush n’a pas empêché les cartes de traverser les générations au fond des cars, parce qu’un paquet, contrairement à une batterie, est inépuisable. La preuve avec l’équipe de France lors du dernier Mondial. De cette campagne de Russie, N’Golo Kanté est reparti avec une médaille de champion du monde et une réputation de tricheur aux cartes.
Lorsqu’il s’agit pour Jean-Michel Aulas de citer Bernard Lacombe, c’est par ces mots : « Comme il le dit, il n’y a qu’au tarot qu’on s’excuse. » Limpide. À l’heure où il est commun d’emmener Winchester jusqu’au titre de Champion d’Europe sur Football Manager, il reste encore des amateurs du tarot. Un jeu aux règles à la fois assez simple pour être comprises par les néophytes durant un déplacement, et assez complexes pour que l’expérience y joue un rôle prépondérant et que les parties n’en finissent pas. À Saint-Étienne, la « team tarot » comptait à sa belle époque Jessy Moulin, Loïc Perrin, Jonathan Brison et Franck Tabanou. À Strasbourg aussi, on joue au tarot. Dimitri Liénard abonde : « Quand on est partis en Israël en août dernier(affronter le Maccabi Haïfa, en C3, N.D.L.R.), il y avait de l’espace dans l’avion, on a joué au tarot pendant quatre heures. C’est plus convivial que d’être chacun devant son téléphone. »
Sauter de témoignage en témoignage, c’est comprendre que « dans chaque club, il y a des jeux différents », comme le glisse Benjamin Psaume, 35 ans, auteur en 2010 du but qui a envoyé Arles-Avignon en Ligue 1. « À Troyes, c’était la belote. Quand Benj’ Nivet jouait avec un joueur de 21 ans qui venait d’arriver, ça voulait dire qu’il n’y avait pas de barrières, se marre celui qui a pris une licence amateur à Agde, avant d’enchaîner.
Chaouki Ben Saada, c’était un fanatique du « bombu » à Arles-Avignon. » Romain Philippoteaux, 32 piges, raconte lui la coinche apprise à Auxerre et les contrées disputées chez les Crocos avec Renaud Ripart, Anthony Briançon et Gaëtan Paquiez : « Dans le car, il y a une table pour qu’on joue. Normalement, il faut taper avec la main pour « coincher ». Notre spécialité, c’est de le faire avec le front. C’est sûr que ça crée des liens. » Psaume jouait aussi au poker quand c’était la grande mode il y a une dizaine d’années : « À Nîmes, on a fait un match à Raon-l’Étape (Vosges). Je pense qu’il y a douze ou treize heures de car(plutôt huit ou neuf, N.D.L.R.), on s’est fait tout l’aller au poker. Je crois qu’on perd le match et moi, remplaçant, je n’entre même pas en jeu. Là, bon week-end… Au retour, je n’ai pas joué aux cartes. J’ai dit aux gars : « Je suis dans le trou, si en plus, vous me prenez 50 balles… » »
Ma carte à la tronçonneuse
Entre un roi et une reine, on imprime son caractère. Thierry Laurey lui-même, grand joueur de tarot, s’invite souvent à la table de ses joueurs. « Jusqu’à la saison dernière, on jouait avec Adrien Thomasson, Jérémy Grimm, Jonas Martin, le coach et Fabi Lefèvre (l’adjoint), avance Dimitri Liénard. J’ai toujours un jeu de tarot dans mon sac. » Ces dernières années, il semblerait que le jeu tendance soit le Uno. Le Stade de Reims est même allé jusqu’à annoncer la prolongation de son défenseur et vice-capitaine Yunis Abdelhamid par le biais d’une vidéo simulant un Uno avec le président Jean-Pierre Caillot…
Non, le #SDR n’a pas abattu sa dernière carte… ? #Uno #Mercato pic.twitter.com/cKyNFBTJJO
— ? Stade de Reims ? (@StadeDeReims) February 4, 2020
« J’y vois une explication culturelle, avance Wilfried Bourdin, créateur de la société de vente et location de jeux de sociétés Wilbox. La France est le deuxième pays européen qui joue le plus aux jeux de cartes, derrière l’Allemagne et devant la Belgique. Il y a une notion de transmission générationnelle entre petits-enfants et grands-parents, comme à la pétanque ou aux dominos. Même la crise du jeu de société, causée début 2000 par l’arrivée des jeux vidéo et des ordinateurs, n’a pas touché les ventes de jeux « traditionnels », comme le Monopoly ou le tarot.
Pourquoi ? Parce qu’on peut jouer à la belote, au bridge, au kem’s ou au président avec un seul jeu de cartes. C’est indémodable. » Romain Philippoteaux, qui mène sa barque dans le foot pro français depuis quinze ans, souligne l’essentiel : « J’ai remarqué qu’il est rare de voir deux gardiens ou deux attaquants dans la même chambre à l’hôtel. Tandis qu’aux cartes, il n’y a pas de différence. On ne parle plus de foot, ça fait oublier. C’est les cartes, le feeling, la vie de tous les jours. »
Ainsi, les coiffeurs peuvent crier « contre-Uno » au meilleur joueur de l’équipe, aplanissant les statuts, les ego, l’ambiance. Liénard : « Les cartes, ça rassemble toutes les générations, les cultures, ça mélange tout le monde. Cette saison, on joue au perudo, c’est un jeu de dés. Chacun a son vécu : Kenny Lala, Bingourou Kamara, Mohamed Simakan… Je ne fais pas grand-chose avec eux en dehors du terrain, mais quand on joue au perudo, on rigole. » Ça, c’est parce qu’il n’est pas mauvais perdant, contrairement au président Pertini. En 1990, il s’est éteint, à l’âge de 93 ans, en partant avec deux choses essentielles : les souvenirs de l’Italie sacrée championne du monde en Espagne et la conscience tranquille d’avoir raconté le véritable dénouement de cette partie de scopone.
Par Théo Denmat et Florian Lefèvre
Propos recueillis par TD et FL, sauf mentions.