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Abramovitch, la chute de l’empire Roman

Par Adrien Candau
Abramovitch, la chute de l’empire Roman

Avec la mise en vente officielle de Chelsea, Roman Abramovitch acte la fin de la romance entre le Royaume-Uni et les oligarques russes, pour qui Londres avait des airs de petit coin de paradis depuis le milieu des années 2000. Deux décennies où certaines élites venues de l'Est ont bâti un sulfureux réseau économique, financier et politique dans le Royaume. Welcome to Londongrad.

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski n’a pas eu besoin de grand-chose pour changer le monde. Quelques milliers de feuilles blanches. Une plume. Un encrier. Et beaucoup de souffrance. À la fois sociaux, métaphysiques et critiques du matérialisme occidental, ses romans sont encore aujourd’hui considérés par beaucoup comme l’incarnation la plus grandiose du génie russe. Plusieurs générations après la mort de l’auteur des Frères Karamazov et de Crime et Châtiment, Roman Abramovitch a lui aussi essayé de changer un monde. Celui du football, en rachetant le Chelsea FC en 2003. Un monde qui pourrait bientôt ne plus vouloir de lui. En atteste la volonté du multimilliardaire de mettre en vente les Blues, une décision officialisée ce mercredi.

Nous ciblons les jets privés des oligarques, nous ciblons leurs propriétés, nous ciblons d’autres biens qu’ils possèdent… Il n’y aura plus nulle part où se cacher.

La fin d’un Roman russe

Pour tenter de comprendre ce qui se trame dans la caboche de Roman Abramovitch, il fallait d’abord jeter un œil à ce qui s’est passé mercredi 2 mars à la Chambre des communes, le parlement britannique. Le Royaume-Uni vient alors de sanctionner l’invasion ukrainienne par la Russie, en annonçant une batterie de mesures inédites : parmi celles-ci, on peut citer le gel des actifs de toutes les grandes banques russes, ou encore l’impossibilité pour les entreprises russes de lever des fonds sur les marchés du Royaume. L’ensemble est aussi accompagné d’une liste de 100 noms d’individus et d’entreprises, désormais persona non grata outre-Manche : « Ces personnes ne pourront pas se rendre au Royaume-Uni et tous les avoirs basés au Royaume-Uni seront gelés », avance Downing Street. Parmi les profils ciblés, huit oligarques. Mais pas Roman Abramovitch. Incompréhensible pour Keir Starmer, le chef de l’opposition travailliste : « Roman Abramovitch est le propriétaire du Chelsea Football Club et de divers autres actifs de grande valeur au Royaume-Uni. C’est une personne qui intéresse le ministère de l’Intérieur en raison de ses liens avec l’État russe et de son association publique avec des activités et des pratiques de corruption… Pourquoi donnons-nous 18 mois aux copains de Poutine pour blanchir discrètement leur argent hors du marché immobilier britannique et dans un autre refuge ? » Une sortie à laquelle a vaguement répondu le Premier ministre britannique Boris Johnson, en prétendant qu’il ne commenterait pas les cas individuels et qu’une centaine d’autres profils étaient déjà dans le viseur du gouvernement. Roman Abramovitch serait-il bientôt du nombre ? Difficile à dire, mais dimanche 27 février, Liz Truss, la secrétaire d’État aux Affaires étrangères, avait déjà fait savoir que Londres adopterait une ligne intransigeante avec l’oligarchie réputée proche de Vladimir Poutine : « Nous ciblons les jets privés des oligarques, nous ciblons leurs propriétés, nous ciblons d’autres biens qu’ils possèdent… Il n’y aura plus nulle part où se cacher. »

Comme tous les autres oligarques, il est paniqué. Il veut se débarrasser rapidement de Chelsea. Avec trois autres personnes, j’ai reçu mardi une offre pour lui racheter le club.

Troublante coïncidence : trois petits jours plus tard, Roman Abramovitch annonçait vouloir vendre le Chelsea FC. « Dans la situation actuelle, j’ai pris la décision de vendre le club, car je pense que c’est dans le meilleur intérêt de Chelsea… Cela n’a jamais été une question d’affaires ou d’argent pour moi, mais de pure passion pour le jeu… De plus, j’ai chargé mon équipe de créer une fondation caritative, où tous les bénéfices nets de la vente seront reversés. La fondation sera au profit de toutes les victimes de la guerre en Ukraine. » Roman Abramovitch voudrait-il se délester de Chelsea, avant d’en être autoritairement dépossédé ? Le multimilliardaire suisse Hansjörg Wyss, approché pour racheter les Blues, semble en tout cas le suggérer : « Je me laisse encore quatre ou cinq jours de réflexion. Abramovitch demande trop en ce moment… Comme tous les autres oligarques, il est paniqué. Il veut se débarrasser rapidement de Chelsea. Avec trois autres personnes, j’ai reçu mardi une offre pour lui racheter le club. » Le Russe demanderait trois milliards de livres pour se séparer de Chelsea, une formation qu’il a irriguée d’un océan inépuisable de financements. Avec succès : en moins de 20 ans, les Londoniens auront glané entre autres choses deux Ligue des champions et cinq Premier League. Des titres qui auront aussi permis à Abramovitch de lisser son image au Royaume-Uni. Pour être plus exact : le président des Blues aura été la face immergée de ce qui fut surnommé Londongrad, alors que la capitale anglaise est devenue le refuge favori d’oligarques russes soucieux de mettre de la distance entre le Kremlin et eux.

Looking for Londongrad

Roman Abramovitch est riche. Sûrement beaucoup trop. Comme le pouvoir, l’argent n’est jamais innocent. C’est encore plus vrai en Russie, alors que l’URSS s’effondre en 1991, laissant des pans entiers de l’économie aux mains d’une élite prédatrice. Roman Abramovitch en fait partie. En 1996, il rachète le géant d’État pétrolier Sibneft (qui sera plus tard racheté par Gazprom) avec un autre oligarque, Boris Berezovsky, pour 100 millions de dollars. Un prix absolument ridicule pour une société que beaucoup d’experts valorisaient à un montant jusqu’à trente fois plus important. À l’époque, Abramovitch et Berezovsky sont dans les petits papiers de Boris Eltsine, le président russe, qui souhaite faire d’un ancien espion du KGB son successeur. Il s’appelle Vladimir Poutine. « En octobre 1999, Abramovitch serait allé à Saint-Pétersbourg pour assister à la fête d’anniversaire de Poutine, qui était récemment devenu Premier ministre, relatait en 2018 Alex Goldfarb, un Russo-Américain qui était un proche confident de Berezovsky. L’idée était de voir de quel genre de personnes Poutine s’entourait… Abramovitch s’est porté garant de Poutine et a contribué à amener Poutine au pouvoir… Il est beaucoup plus proche de Poutine que d’autres oligarques, qui ne font que s’enrichir et lui rester fidèles. »

Après avoir facilité l’accession de Poutine au pouvoir en 2000, Boris Berezovsky, le partner in crime d’Abramovitch, rompt avec le président russe, qui ne supporte pas de lui voir assumer des ambitions politiques. En octobre 2001, Berezovsky s’exile à Londres pour se soustraire aux pressions de la justice de son pays, qui l’accuse de diverses fraudes. Abramovitch ne tardera lui-même pas à s’installer en Angleterre, mettant ses milliards au service des Blues, qui deviendront l’une des plus grandes équipes du continent. En 2008, le gouvernement britannique met en place sa fameuse politique de Golden Visas : il offre alors une carte de résident en Grande-Bretagne à tout investisseur s’engageant à verser 2 millions de livres dans l’économie de l’Union Jack. Alors que Poutine raffermit inexorablement son pouvoir autoritaire sur la Russie, les oligarques se voient offrir ce qui ressemble à une merveilleuse échappatoire. Sans rompre avec Moscou, ils peuvent toujours se distancier d’un régime qu’on sait n’être pas étranger aux assassinats politiques.

Année après année, Londongrad s’agrandit. L’ONG Transparency International estime que près de 2 milliards de dollars de biens britanniques sont propriété de Russes accusés de crimes financiers ou ayant des liens avec le Kremlin. Sur ce montant, 1,1 milliard de dollars appartiendraient à des sociétés enregistrées dans les territoires britanniques d’outre-mer, comme les Îles vierges britanniques et l’île de Man. Aveuglé par les pounds, Downing Street choisit de regarder ailleurs. Quitte à parfois tisser des liens un peu trop grossiers avec la diaspora russe fortunée. Mi-juillet 2020, une enquête du Times révèle les connexions politiques de Lyubov Chernukhin. Cette épouse de Vladimir Chernukhin – un ancien ministre des Finances de Vladimir Poutine résidant à Londres depuis 2004 – aurait versé pas moins de 2,4 millions d’euros au parti conservateur depuis 2012. Soit la formation de l’actuel Premier ministre, Boris Johnson.

Le procès du siècle

Entre-temps, Roman Abramovitch a déjà à peu près tout gagné avec Chelsea, mais sans jamais s’afficher sous la lumière des projecteurs. Très avare en interviews, le Russe a fait depuis des années du silence une arme stratégique. S’il ne parle pas, s’il ne se montre pas, personne ne pourra lui reprocher ses prétendues affinités avec Poutine. Ou le pourquoi du comment exact de sa fortune. Personne, sauf son ancien business partner, Boris Berezovsky. En 2011, ce dernier confronte Roman Abramovitch devant la Haute Cour de justice anglaise. Il l’accuse de l’avoir contraint sous la menace à vendre à un prix ridiculement bas – 1,3 milliard de dollars – ses parts de la société pétrolière Sibneft. Une entreprise qui sera rachetée par Gazprom, alors qu’Abramovitch revendra 75% des actions de Sibneft au Kremlin en 2005, pour 13 milliards de dollars.

Faute de preuve, le président de Chelsea sera relaxé à l’issue de ce que certains qualifieront de « procès du siècle ». Mais son image sera à jamais entachée. Devant le tribunal, Berezovsky décrit en effet son ancien camarade comme un petit soldat du Kremlin. Il affirme entre autres choses que le milliardaire des Bluesavait promis d’acheter à Poutine un yacht de 50 millions de dollars, peu de temps avant qu’il ne devienne président de la fédération de Russie, en 2000. Puis qu’il aurait aidé à sélectionner les membres du cabinet du nouveau maître du Kremlin. Si Berezovsky ne parviendra pas à ses fins, le juge conclura qu’Abramovitch avait visiblement un « accès privilégié » à Poutine. Pour la première fois depuis son exil britannique, Roman Abramovitch semble fragilisé.

Le mensonge le plus grand et le plus réussi de la propagande du Kremlin est que la plupart des Russes seraient solidaires de Poutine.

Dans la sauce Poutine

Le 23 mars 2013, Boris Berezovsky est retrouvé mort par son garde du corps, dans la salle de bain de sa maison du Berkshire, au Royaume-Uni. La thèse du suicide est retenue, quand d’autres avancent l’idée d’un assassinat commandité par le Kremlin. Londongrad serait-il impuissant à protéger ses résidents de Vladimir Poutine ? Possible. Ce qui est sûr, c’est que la petite Russie de Londres ne peut plus passer inaperçue. En 2018, Sergei Skripal, un ancien officier du renseignement militaire russe qui avait travaillé comme agent double pour le MI6 britannique, est victime d’une tentative d’empoisonnement. Huit jours plus tard, l’homme d’affaires russe Nikolai Glushkov est retrouvé mort à son domicile de Londres, avec des marques d’étranglement sur le cou. En délicatesse avec Moscou, il avait demandé et obtenu l’asile politique au Royaume-Uni en 2010. En parallèle, Londres annonce enquêter sur la mort de 13 autres personnes au Royaume-Uni, qui ont des liens avec la Russie. Roman Abramovitch, lui, se planque. Mais beaucoup plus rarement dans ses propriétés londoniennes. Encore moins à Stamford Bridge, où l’on ne peut plus l’apercevoir dans les travées du stade. Fin mai 2018, la demande de renouvellement de son visa britannique lui a en effet été refusée. Le prince de Londongrad semble avoir perdu sa couronne. Quatre ans plus tard, alors que la Russie a attaqué l’Ukraine, il aurait participé aux discussions de cessez-le-feu entamée fin février entre Moscou et Kiev. Sa fille, Sofia, a publiquement montré son opposition au président russe, en écrivant sur Instagram : « Le mensonge le plus grand et le plus réussi de la propagande du Kremlin est que la plupart des Russes seraient solidaires de Poutine. » Pris entre deux feux, Roman Abramovitch ne peut plus que vendre le Chelsea FC au plus offrant. Il laissera aux fans des Blues un total mirifique de 21 trophées. À tous les autres, il ne restera que le sombre avatar d’un football et d’une société britannique trop longtemps permissifs avec l’argent de Londongrad. Peut-être que ceux-là préféreront vite oublier Roman Abramovitch. Peut-être qu’ils préféreront aussi croire qu’il ne faut pas chercher la Russie éternelle dans les offensives sanglantes de Vladimir Poutine, ou les manœuvres des oligarques. Mais plutôt dans les pages de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski.

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