- Coupe du monde 2018
Café Kremlin, épisode 6
La Russie reçoit l'Égypte mardi, à Saint-Pétersbourg, où elle va jouer sa qualification pour les huitièmes de finale de sa Coupe du monde. Où elle retrouve, aussi, le reflet de ses maux : le stade Krestovski.
L’estomac encore retourné, Alekseï, 26 ans, soupire, et le grand huit que vient de s’enfiler le jeune Moscovite, maillot de la Sbornaya sur les épaules, n’a qu’une petite part de responsabilité là-dedans. Est-ce la pluie qui commence à tomber sur Saint-Pétersbourg et sur le crâne du bonhomme ? Non, c’est autre chose. Ce lundi soir, veille du second match de la sélection russe dans cette Coupe du monde face à l’Égypte, qui pourrait poinçonner le ticket des locaux vers les huitièmes de finale du Mondial, le jeune coursier, qui a posé trois jours pour venir assister à la rencontre avec deux potes et sa copine, se retrouve pour la première fois de sa vie au pied du vaisseau : le stade Krestovski, ses 60 000 places et son étiquette de plus chère enceinte de la planète foot. « Si je suis heureux d’être là ? En réalité, j’ai l’impression d’être en train de réaliser un grand écart quand je t’explique ce que je ressens, ouvre-t-il. D’un côté, je découvre un stade monstrueux, ultra-moderne, et je m’apprête à assister au premier match de Coupe du monde de ma vie. De l’autre, je reste un citoyen et un citoyen qui n’est pas atteint d’amnésie. » Pour les Russes, qui se prennent finalement à croire sans mesure aux chances de leur sélection après lui avoir tourné le dos avant la compétition, le lieu est bien un drôle de paradoxe.
Reflet et scandale
La raison est simple : le Krestovski est, à travers leurs yeux, tout sauf un simple bijou et un lieu qui aura, lors de ce début de Mondial, vu des femmes iraniennes entrer dans un stade pour la première fois de leur vie. « C’est le reflet des maux de ce pays, si on veut être honnête avec les gens qui nous rendent visite » , glisse ainsi Ivan, venu avec Alekseï dans la ville et supporter de longue date du Zénith, qui prendra bientôt définitivement ses quartiers dans l’enceinte après y avoir déjà joué quelques rencontres. À savoir : au départ, il n’y avait pas de Coupe du monde 2018 en Russie, juste le besoin pour le Zénith de s’offrir un nouveau stade pour remplacer le vieux Petrovski, mythe local fabriqué dans les années 1920. La livraison est alors prévue pour l’hiver 2008, avec une facture estimée à quelque 220 millions de dollars.
La suite ? Un bordel : le chantier aura finalement duré onze ans, le stade aura coûté 1,5 milliard de dollars et aura vu la corruption s’inviter à la fête. S’il est difficile de mesurer avec précision la portée du scandale, l’histoire raconte surtout le départ du premier financeur du projet, Gazprom, en cours de route et la reprise autoritaire de l’affaire par le gouvernement russe, en passant par l’appel à de nombreux employés municipaux pour finir la peinture et un vaste scandale d’emploi de travailleurs étrangers (nord-coréens principalement, dont certains sont morts sur le chantier comme l’a révélé il y a quelques années une enquête du magazine norvégien Josimar).
Le triste destin du « Faucon Millenium des stades »
Voilà le tableau, à l’heure où des milliers de Russes s’apprêtent à recevoir l’Égypte, mardi soir. Ivan, attablé à une table du Divo Ostrov, le parc d’attractions situé à quelques centaines de mètres à peine du stade, sur l’île Krestovski, reprend : « Allez voir les gens autour, vous verrez. Ce stade est un scandale massif et a même fait longtemps l’objet de blagues, notamment sur le fait qu’on pouvait y voir de nombreuses fuites d’eau lors des premiers matchs. » Ce détail est confirmé de tous, et les voisins, Nicole en tête, confirme le « triste destin » d’un stade qui devait être « une fierté locale » . Aujourd’hui, les visiteurs ne connaissent pas cette histoire – lors du premier match, un Marocain évoquait son plaisir de « pénétrer dans le Faucon Millenium des stades » – et des travaux ont été réalisés à temps pour étouffer un bazar dont Gianni Infantino avait bien connaissance, sans bouger. « C’est malheureux, poursuit Nicole. Mais qu’est-ce que vous voulez, ça fait une connexion parfaite avec le Lakhta Center que vous voyez en face. » Soit le plus haut gratte-ciel d’Europe, ouvert il y a quelques mois et siège social du groupe Gazprom. Un truc à faire péter les yeux, mais aussi retourner l’estomac. Ce à quoi Ivan répond en partant : « La Coupe du monde, c’est cool, mais ça n’empêchera pas au monde de voir l’autre visage de la Russie, celui que les organisateurs ne veulent pas lui montrer. »
Par Maxime Brigand, à Saint-Pétersbourg
Tous propos recueillis par MB