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Tunisie… Thunes easy ?

Cinq ans après la révolution, s’il y a bien quelque chose de stable au pays de la harissa, c’est l’amour du foot. Malheureusement, les pépites tunisiennes ne s’exportent pas aussi bien que le condiment rouge. Décryptage du phénomène avec quelques spécialistes du football local.
L’avenue Bourguiba est balayée par un air frais en cette nuit de janvier. Une vague de froid s’est abattue sur Tunis depuis quelques jours. Les terrasses se sont vidées. Continuellement branchés sur beIN Sports, les nombreux cafés restaurants de l’avenue proposent des chapatis et des thés à la menthe en salle devant des lives ou rediffusions de matchs de Premier League, de la Liga ou de Serie A. En revanche, pas la moindre trace de match de championnat – trêve oblige. Les jours de derby entre le Club africain et l’Espérance de Tunis, la capitale se scinde en deux. Les joueurs deviennent des idoles, les buteurs sont portés en triomphe. Mais tout le monde ici distingue son équipe de cœur nationale de son équipe fétiche européenne. Mohammed, taxi et ancien professeur de sport, supporte lui l’Espérance, mais serait « capable de tout » pour défendre son Barça. La faute sûrement à une très faible représentativité du footballeur tunisien dans l’échiquier européen. Pour Maher Chaabane, chroniqueur sportif à la Radio Tunis Chaîne Internationale, il faut remonter loin dans les annales pour retrouver piste d’un âge doré : « On se réfère toujours à l’équipe nationale de 78. Ce sont des joueurs qui ont commencé sur des terrains vagues qui n’existent plus aujourd’hui. Avant, les entraîneurs s’intéressaient aux jeunes. Ils allaient les détecter sur ces terrains et les ramenaient dans les clubs. On s’en occupait bien. La formation était la même pour tout le monde. On ne brûlait pas les étapes » , souffle-t-il.
« Le cash et l’argent rapide qui les motivent »
Yassine Chikhaoui, Oussama Darragi et le petit dernier, Youssef Msakni, longtemps pisté par le PSG au début de l’ère qatarie, jouent aujourd’hui tous dans le golfe. Promesses exaspérantes, aucun n’a eu l’avenir européen escompté. Mahmoud Ouertani, ancien DTN pour la Fédération de football tunisienne, a sa petite idée sur les raisons d’un tel gâchis. L’homme est sur une échelle, dans son jardin, quand il décroche le téléphone : « Attends, si tu veux bien, je préfère descendre avant de te parler de ces trois-là » , rigole-t-il. « Le problème majeur, ce sont leurs agents. Ils ont dû choisir leurs futures destinations avant même qu’ils n’enchaînent un deuxième bon match en pro. Leurs représentants ne pensent pas à leurs projets de carrière. C’est le cash et l’argent rapide qui les motivent. Y a un joueur chez nous qui n’a pas un talent extraordinaire, mais qui a su trouver son chemin avec un agent intelligent et qui travaille dans son intérêt : c’est Abdennour. » En plus d’être souvent mal conseillés, les quelques talents de la Ligue I Pro peinent à s’adapter aux exigences du haut niveau européen. En huit ans passés au FC Zurich, Yassine Chikhaoui n’a pas dépassé la barre des 150 matchs. Pisté à l’aube de sa carrière par le Bayern Munich et la Juventus, le natif de Radès a jonglé avec les blessures et les coups d’un soir sur les pelouses suisses. « Il a décidé de se relancer au Qatar » , se désole Mahmoud Ouertani. Même destin pour Oussama Darragi, aujourd’hui coincé en Arabie saoudite où il ne joue plus. « Les joueurs tunisiens sortent déjà trop tard du pays. Ils sont souvent âgés de 25-26 ans. Et ils attendent de leurs futurs clubs qu’on les accueille en tant que vedette et qu’on les applaudisse dans les vestiaires. Car ici, en Tunisie, un jeune qui a du talent, c’est le soleil, le nombril » , peste encore l’ancien de la DTN.
Le salaire d’une star locale est compris entre 80 000 et 150 000 dinars par mois, soit environ une moyenne de 50 000 euros mensuels. Une sacrée somme au pays, quand on sait qu’un repas se paye entre 4,50 et 10 dinars (entre 2 et 5 euros), et qu’un loyer dans la banlieue huppée de Tunis coûte environ 2 000 dinars par mois. Pour un train de vie beaucoup plus élevé et un salaire souvent moindre, la France ou d’autres pays étrangers peuvent aller se rhabiller. En 2013, quand le LOSC approche Youssef Msakni et lui propose 60 000 euros brut mensuels, la pépite de l’Espérance sportive de Tunis opte pour 1,5 million d’euros à la signature du Lekhwiya SC. « Les clubs en Tunisie ne peuvent pas changer seuls. Ils ont toujours le statut d’association. Ils n’ont pas le droit de gagner de l’argent. Du coup, ce sont les joueurs et les agents qui ont le pouvoir. Puis on en revient à la fragilité mentale, si le succès te monte à la tête, c’est fini » , gronde Maher Chaabane. Moktar Tliti, ancien joueur et entraîneur du Club africain, de Zarzis, de Gabès, du CA Bizerte, sait combien la médiatisation au pays peut transformer les esprits faibles. « Msakni a préféré l’argent. Darragi et Chikhaoui n’avaient pas une bonne hygiène de vie. » Mais selon lui, le niveau du championnat tunisien, « le meilleur d’Afrique » , n’a rien à voir avec ces échecs : « Nos rythmes d’entraînement sont sensiblement les mêmes qu’en Europe, mais la starlette, chez nous, on lui épargne les efforts en match et le rab aux entraînements. » Physiquement, les bons joueurs tunisiens sont donc globalement en dessous des standards européens. « Msakni ne pourrait même pas tenir 90 minutes en Ligue 2 » , rajoute-t-il agacé.
Faiblesse psychologique
Maher Chaabane voit dans l’exemple Msakni l’illustration parfaite du phénomène : « On a tellement misé sur sa technique, qu’on a fait l’impasse sur son physique » , renchérit-il. Bref, des joueurs qui se brûlent les ailes, et les mollets par la même occasion. Selon lui, pas besoin d’aller chercher bien loin le nœud du problème : la période des 15-18 ans et le passage d’espoirs à pro. « On voit passer plein de jeunes de 17 ans, qui jouent un match en pro, explosent, mettent leur petit but, et après passent deux ans sur le banc. » La conséquence se fait vite ressentir : « Physiquement, ils ne sauront jamais s’adapter au haut niveau » , désespère-t-il. Et il ne faut pas s’imaginer que ces deux ans de banquette permettront aux jeunes de se renforcer du point de vue psychologique : « Mentalement, ils sont cramés. Au Club africain, il y a un gros staff médical, mais pas de psychologue. C’est à la charge de l’entraîneur. » Le changement à opérer est conséquent et demande de tout reprendre de la base. Les clubs ont bien conscience du problème, « mais c’est que de la parlote, je n’ai encore rien vu concrètement » , peste le commentateur. L’âpre compétition entre les quatre gros clubs locaux empêche malheureusement l’émergence de projet de club sur le long terme. Un entraîneur qui ne remportera pas de championnat ou de coupe sera aussitôt remplacé : « On se dit qu’on n’a pas le droit de perdre des années pour s’occuper de ça » , se désole-t-il encore. En attendant, le football tunisien régresse d’année en année.
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