OL-ASSE : derby et frustration
Sommet de la cinquième journée de Ligue 1, Lyon - Saint-Étienne est aussi et surtout le principal derby français. En 2004, à l'occasion du retour des Verts dans l'élite, So Foot s'était penché sur ce derby si particulier, notamment sur les frustrations diverses des protagonistes. Version remixée avant un choc que les Verts ont rarement abordé en aussi bonne position depuis leur dernière victoire en 1994.
Chaque derby entre l’OL et l’ASSE est très attendu. Mais celui de ce dimanche 26 août l’est sans doute un peu plus que les autres. Le dernier derby, le 3 mars à Geoffroy-Guichard, a en effet défrayé la chronique (voir le récit de notre envoyé spécial). Interruption du match pendant un gros quart d’heure suite à des jets de fumigènes entre supporters des deux camps et à l’usage de gaz lacrymogènes par les forces de l’ordre. Tifo des Magic Fans représentant les joueurs lyonnais en animaux de la savane accompagné d’une grande banderole « La chasse est ouverte : tuez-les » . Plainte de Jean-Michel Aulas contre ce tifo, conduisant à une mise en examen des Magic Fans pour incitation à la violence et à la haine raciale. Un Jean-Michel Aulas bien placé pour se plaindre puisqu’il s’était illustré, les jours précédant le derby, par une longue passe d’armes avec son homologue stéphanois Bernard Caïazzo. Un conseil de l’éthique qui prononce des sanctions exemplaires à l’égard de ces dirigeants trop vindicatifs (quelques semaines de suspension qui ont dû profondément les bouleverser…). Bref, des vagues suffisantes pour que les regards soient ce soir braqués sur les tribunes et les coulisses, en plus du terrain sur lequel l’OL se présente en position difficile après deux défaites en trois matches. Le titre de l’Equipe de ce jour « L’espoir redevient vert » synthétise le climat général : Et si l’ASSE l’emportait enfin, après treize années de disette, la dernière victoire des verts remontant au 6 avril 1994 ?
Comme d’habitude, la pression est montée, lentement mais sûrement. Samedi dernier, à dix minutes de la fin d’ASSE-Bordeaux, les supporters stéphanois ont commencé à lancer des slogans hostiles au rival lyonnais, les Green Angels rappelant par banderole interposée qu’une victoire à Gerland lancerait parfaitement la saison. Dès le coup de sifflet final, le speaker s’est empressé d’annoncer la défaite de l’OL à Lorient avant que la sono ne balance à fond les ballons « Le lion est mort ce soir » . Toute la semaine, les supporters verts ont assisté en masse aux entraînements de leurs favoris. Les ultras lyonnais n’ont pas été en reste, une imposante délégation ayant animé la séance d’entraînement de jeudi à grand renfort de chants, fumigènes et banderoles du type « Torchez les Verts pour gommer deux défaites au goût amer » . Le match de ce dimanche 26 août est prêt à entrer dans la grande légende du derby OL-ASSE.
Car un derby c’est d’abord une histoire, dont les pages jaunies reverdissent comme les marronniers des médias spécialisés. Depuis une semaine, les mêmes anecdotes cent fois répétées reviennent immanquablement et nourrissent les pages sports des journaux locaux. Les mêmes grands témoins sont invités à raconter et raconter encore les chocs de leur époque. Si les derbies sont toujours propices aux fortes rivalités, celle entre l’OL et l’ASSE est particulièrement intense. Lyon et Saint-Étienne sont deux villes très proches, avec chacune une forte identité. Un derby c’est évidemment une géographie, une proximité kilométrique qui nourrit les échanges : les supporters se côtoient au travail, à l’école ou sur leurs lieux de loisirs et ne cessent d’entendre parler de l’adversaire dans les médias régionaux. N’ayant aucun autre rival en Rhône-Alpes, les deux clubs sont en concurrence pour le leadership régional. Surtout, les deux clubs ont connu les sommets du foot français. L’ASSE, tout le monde le sait tant les journalistes le martèlent, est un mythe. Quant à l’OL, si son heure de gloire est récente, il n’était pas auparavant un club de soixante-neuvième zone comme en témoignent ses succès en coupe de France. L’antagonisme est d’autant plus fort que la rivalité sportive entre en résonance avec le contexte social. Dans les années 1970, les succès de l’ASSE étaient un moyen pour une cité économiquement en crise de prendre sa revanche sur la métropole régionale voisine, perçue comme bourgeoise et arrogante mais qui n’obtenait pas les mêmes succès footballistiques. Les autres derbys régionaux comme Metz-Nancy, Marseille-Toulon ou Montpellier-Nîmes n’ont pas pris autant d’ampleur tout simplement parce que ces clubs ne sont pas restés longtemps ensemble au très haut niveau. Le derby Lens-Lille oppose aussi une cité industrielle à une métropole. Lens n’a cependant ni le palmarès de l’ASSE, ni la taille de l’agglomération stéphanoise et les grands succès du LOSC remontent aux années 1950. Leur antagonisme ne prend donc pas la même ampleur nationale que celui entre Lyon et Saint-Étienne. Le faible engouement suscité par Monaco rend peu exaltant le derby contre les Niçois, qui n’ont pas trouvé en Cannes un adversaire durable. Ce sont donc les Nice-Bastia qui provoquent le plus de débordements, mais de manière limitée du fait des fluctuations sportives des deux clubs et de la mer qui les sépare. Quant au choc PSG-OM, c’est un véritable défi à l’élasticité du concept de derby, les journalistes spécialisés ayant d’ailleurs importé à son attention le concept de « clasico » .
Manque de résultats contre manque de reconnaissance
Le club, le stade et le public stéphanois sont mythiques. Mais les supporters, dont beaucoup n’ont pas connu la « Grande Époque » , se désolent de l’absence de résultats depuis vingt cinq ans. Le passé peut être aussi dur à digérer que les poteaux carrés de Glasgow. Les crises récurrentes à la tête du club prouvent que le mythe est encombrant. Au contraire, l’OL est le club français le plus performant ces dernières années. Mais il souffre d’un grand manque de reconnaissance entretenu par les médias nationaux qui dénigrent l’absence de coup d’éclat européen, la personnalité d’un président omnipotent et le public jugé frileux. Le procès d’intention flirte parfois avec la caricature, comme quand des journalistes comparent les virages marseillais et les loges lyonnaises pour en conclure que le public de Gerland manque d’enthousiasme (L’Equipe magazine du 18/9/2004).
Bref, la situation n’a jamais été aussi clivée. Les fans stéphanois sont d’autant plus frustrés de résultats que leurs voisins lyonnais accumulent les titres. Les fans lyonnais sont d’autant plus frustrés de reconnaissance qu’on leur répète que le grand club de Rhône-Alpes est l’ASSE. Ces rancœurs se retrouvent dans les vannes et les banderoles vengeresses que s’échangent les ultras des deux camps. Vous êtes loin d’avoir notre palmarès et notre public, affirment les supporters des Verts. Les deux groupes stéphanois, les Magic Fans et les Green Angels, ont à ce titre exhibé des banderoles explicites lors du derby du 3 octobre 2004 marquant le retour des Verts en Ligue 1 : « Aulas, tu t’es payé des titres / Maintenant achète toi un public » , ou encore « Vous êtes le tiers monde du mouvement ultra » . Quant aux supporters lyonnais, ils comptent leurs titres récents et les années depuis la dernière victoire des Verts sur leurs Gones. Ils insistent aussi sur les différences sociales entre les deux villes, stigmatisant une cité hier grisement industrielle qui n’offrirait pas non plus, selon eux, de perspective d’avenir.
Exhibée à Geoffroy-Guichard en 2000, la banderole des ultras lyonnais « Les Gones inventaient le cinéma / Quand vos pères crevaient dans les mines » a suscité une telle onde de choc dans la région qu’elle a entretenu les conversations pendant de longs mois et qu’elle demeure une référence incontournable. Doit-on pour autant la prendre au premier degré ? Il ne faut bien sûr pas la banaliser. Une telle emphase dans l’insulte n’est déployée que contre « l’ennemi de toujours » (pour reprendre les termes d’une autre banderole lyonnaise), celui qu’on voue aux gémonies même quand on affronte Manchester ou le PSG. Pourtant, il ne faut pas non plus la surcharger de sens. Il y a un tel culte de l’exagération chez les supporters ultras que les banderoles outrancières font partie de leur « jeu » . Les ultras rivaux le savent : chaque camp cherche à trouver l’insulte qui portera le mieux. Par conséquent, cette banderole a moins choqué les ultras stéphanois (qui ont répondu en affirmant leur fierté d’être fils de mineurs) que l’opinion publique régionale.
Certains commentateurs ont vu dans cette banderole une dévalorisation du travail manuel et en ont profité pour ressortir les vieux clichés sur le conflit entre une ville bourgeoise et une ville ouvrière. Un derby c’est aussi une caricature : l’ouvrier modeste et chaleureux contre le bourgeois nanti et froid, le cœur de la France du Foot contre son porte monnaie, la passion contre la raison, le mythe contre la réalité, la vie contre la bourse. Pourtant, Saint-Étienne n’est plus la cité industrielle en crise qu’elle était dans les années 1970, même si les efforts de la municipalité pour promouvoir une nouvelle image de la ville ne doivent pas faire oublier qu’elle conserve un fort ancrage populaire. Il ne faut pas occulter non plus la forte tradition ouvrière lyonnaise : se remémorer par exemple la révolte des Canuts ou le premier drapeau noir de l’anarchie déployé par des ouvriers lyonnais. Les supporters lyonnais et stéphanois en rajoutent dans l’opposition entre les deux villes, mettant l’accent sur tout ce qui les différencie, a fortiori quand les différences objectives s’atténuent. De manière générale, le football se nourrit des antagonismes sociaux ou culturels. Il retraduit ces rivalités en leur donnant une couleur nouvelle qui rejaillit sur l’opposition sociale ou culturelle. La régularité des rencontres sportives entretient la rivalité, elle la fait exister au-delà même du monde du sport. Certes, Lyon et Saint-Étienne n’ont pas le même profil social, mais le football a été l’occasion de mettre en avant et d’accentuer ces différences. On peut même se demander s’il n’est pas un frein au rapprochement politique et social des deux cités rhônalpines.
Par François Delestre et Nicolas Hourcade avec Christophe Verneyre. Texte initialement paru dans le numéro 17 de So Foot en novembre 2004. Actualisation le dimanche 26 août 2007.
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