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Retrouvailles à Dachau

Par Julien Duez, à Dachau
8 minutes

En Allemagne, le devoir de mémoire est un concept qui s’applique au quotidien. Ainsi, au lendemain du match d’ouverture de l’Euro 2024, l’association Nie wieder!, à l’origine d’un Jour du souvenir dans le football, a invité les supporters allemands et écossais à visiter le Mémorial du camp de Dachau, dans la banlieue munichoise. Ils étaient quelques-uns à répondre à l’appel.

Retrouvailles à Dachau

Quand on descend à la gare de Dachau, située à 20 grosses minutes de S-Bahn depuis le centre de Munich, rien n’indique que l’on débarque dans une bourgade qui fut, il y a encore quelques décennies, une antichambre de l’enfer : le bâtiment voyageurs est jouxté par un McDo, une librairie et un stand de kebabs, les couloirs jusqu’au parking des bus sont mal éclairés, tagués et sentent la pisse. À l’époque, les prisonniers parcouraient les trois kilomètres jusqu’à l’entrée du camp à pied et pas en bus, comme c’est le cas aujourd’hui. La ligne 726 affiche un départ toutes les 10 minutes, et les véhicules sont souvent blindés. Pour les touristes de passage à Munich, une visite du prototype des futurs camps de la mort est souvent un passage obligatoire.

Devoir de mémoire

Inauguré en 1933, tout juste après l’accession d’Adolf Hitler au pouvoir, le Konzentrationslager (KZ) est libéré par l’armée américaine le 29 avril 1945, une semaine avant la capitulation allemande. En douze longues années, il a vu passer entre ses murs plus de 200 000 détenus, dont 41 000 y ont péri. D’abord réservé aux prisonniers politiques communistes et sociodémocrates, le KZ accueille par la suite des juifs, des témoins de Jéhovah, des homosexuels, des « asociaux », des condamnés de droit commun et des prisonniers de guerre en provenance de toute l’Europe, de telle sorte que son histoire est loin de toucher les seuls Allemands. Cela, l’association Nie wieder! (Plus jamais !, en VF), fondée en 2004 à Dachau, le sait bien, et c’est pour cela qu’elle a souhaité profiter de l’Euro 2024 pour organiser une visite au lendemain du match d’ouverture entre l’Allemagne et l’Écosse sous le titre de Journée internationale de l’amitié, de la rencontre et du souvenir à destination des fans de football.

À 11 heures, ils sont une petite cinquantaine à patienter à l’accueil. Ici, pas de dress code imposé, seule compte l’attitude décente à adopter à l’intérieur. Dès lors, aucune surprise en voyant des visiteurs affichant les couleurs du Bayern, de l’Allemagne ou de l’Écosse, kilt le plus souvent inclus pour cette dernière, voire cornemuse pour Ian Sinclair, un piper recruté via la Tartan Army et qui semble avoir encore pas mal de souffle au moment de jouer un petit morceau d’introduction, malgré le show qu’il a assuré la veille aux abords de la Marienplatz. Porte-parole de Nie wieder !, également à l’origine d’un Jour du souvenir organisé chaque année en partenariat avec la ligue de football professionnelle allemande, Eberhard Schulz démarre son petit speech de bienvenue en rappelant que les joueurs de cornemuse de l’armée britannique se tenaient toujours en première ligne. Une preuve du courage digne des Bravehearts écossais, qu’ils en soient remerciés. « Le “jeu de tous les jeux” nous apporte enthousiasme, joie, larmes, identité, rencontres et amitiés. Lors de cet Euro, nous sommes réunis en tant que famille du football, mais aussi en tant qu’Européens et amoureux de la démocratie », poursuit le vieil homme aux cheveux blancs en bataille, avant que le groupe ne se sépare en deux pour une visite guidée, en allemand ou en anglais, « sur les lieux où les prisonniers du camp ont vécu et souffert ».

Débarqués « d’une petite ville entre Glasgow et Edimbourg », ces quatre jeunes lads de la Tartan Army n’avaient pas eu vent du projet, mais le trouvent « génial » et y voient « l’occasion d’apprendre pas mal de choses sur l’histoire de l’Allemagne », un pays qu’ils ont prévu de visiter les deux prochaines semaines tout en suivant l’Écosse en phase de poules, « à moins qu’on ne recroise l’Allemagne en quarts de finale ! », plaisante l’un d’eux. Le ton léger est tout pardonné au vu de la gravité offerte par la visite, qui commence devant le portail en fer forgé sur lequel l’inscription « Arbeit macht frei » (« le travail rend libre »), rappelle que les SS pratiquaient une politique de mensonge éhontée vis-à-vis des prisonniers, puisque le travail qu’ils effectuaient douze heures par jour n’était en aucun cas censé les rendre libres, mais plutôt fous, à force de voir la même inscription chaque matin et chaque soir au moment de l’appel dans la cour principale.

Dans ce lieu, difficile d’imaginer qu’on jouait aussi au football le dimanche. Des archives l’attestent en tout cas pour ses deux dernières années d’existence. Une sorte de privilège accordé à un nombre restreint de prisonniers en fonction de leur statut. Par exemple, au vu de leur place tout en bas de l’échelle, les juifs en étaient naturellement exclus. Pour l’anecdote, parmi les autres « privilèges » proposés par la direction du camp, on pouvait avoir recours à des prostituées ou assister à une projection de film. N’y voyez en aucun cas une quelconque forme de récompense : Dachau étant un camp de travail, ces privilèges avaient pour but de maintenir élevé le moral des prisonniers, afin que cela n’affecte pas leur productivité le reste de la semaine. Une révélation qui laisse l’assistance dans un mutisme qui traduit à la fois leur gêne et leur malaise.

Et de fait, à Dachau, un mini-championnat a même été organisé. Tout d’abord entre nations puis, pour éviter une éventuelle humiliation à l’Allemagne en cas de défaite, par corps de métier. Dans l’une des salles du musée du Mémorial du camp, Max lit le témoignage de Ferdinand Hackl, un communiste viennois emprisonné en 1941 : « Les matchs étaient disputés sur le terrain de la cour d’appel. Il n’y avait pas d’herbe, rien que du sable. On jouait donc au football sur ce lieu où les prisonniers étaient torturés, humiliés, assassinés et où d’autres se suicidaient en se jetant sur les clôtures électrifiées pendant l’appel. Parfois, le vent apportait l’odeur des corps calcinés en provenance du crématorium… » Mais dans ses mémoires, Hackl précise aussi que ces parties improvisées « aidaient les joueurs et les spectateurs à oublier un peu la faim et la douleur ». Un guide confirme en effet qu’un match rassemblait pas moins de 1000 spectateurs et qu’un système de paris sportifs avait carrément été mis en place.

Au camp en emporte le vent

Parmi les célébrités footballistiques du camp, Dachau a compté au premier rang une grande figure bavaroise : Kurt Landauer, président juif du Bayern Munich de 1913 à 1933, puis de 1947 à 1951 et qui résida dans le baraquement numéro 9 pendant 33 jours avant d’être libéré et de parvenir à émigrer en Suisse en 1939. Il y eut aussi l’international tchécoslovaque Čestmír Vycpálek, joueur notamment passé par le Slavia Prague et entraîneur de la Juventus dans les années 1970, enfermé en 1944 après avoir franchi la frontière de la Slovaquie, inféodée au régime nazi, en oubliant ses papiers pour assister à un match amical entre les sélections de Bohême et de Moravie. Autant d’exemples venus rappeler que, peu importe comment, le football est et reste éminemment politique, qu’on le veuille ou non.

La visite se conclut, non par un verre, mais par une saucisse de l’amitié, offerte par l’Église protestante de la réconciliation aux participants, petit pain, ketchup et moutarde inclus. L’occasion de faire connaissance et de fraterniser entre nationalités, tout en évoquant gentiment le match de la veille, l’heure n’étant ni au chambrage ni à l’invective. À la suite de quoi, Ian regonfle sa cornemuse et, alors qu’il entonne l’air de Scotland the Brave, un cortège commun se forme derrière lui pour aller déposer une couronne de fleurs orange – « couleur de la vie », selon Eberhard – au mémorial des victimes du camp. Chacun ajoute un petit caillou blanc et prend quelques instants pour se recueillir. En conclusion, après une minute de silence, Pieter de Loon, fils de déporté et ancien président du Comité international de Dachau, prend la parole pour rappeler que l’expression « Plus jamais ! » ne saurait se limiter à la période nazie au vu de l’extrême droitisation de l’Europe, de l’invasion russe en Ukraine, de l’attaque du Hamas sur Israël ou encore des menaces chinoises envers Taïwan. Hochements de tête approbateurs dans l’assistance.

Avant que tout le monde ne reparte, un petit monsieur en survêt de Nationalmannschaft a quelque chose à dire au micro : il s’appelle Tsvika Riz et « aussi absurde que ça puisse paraître », préside « les fan-clubs israéliens de l’équipe d’Allemagne et du Bayern », après être tombé amoureux de la sélection lors du Mondial 1990. « Quand j’étais petit, mon grand-père, qui a survécu à l’Holocauste, refusait quoi que ce soit d’allemand dans sa maison. S’il était en vie aujourd’hui, je ne sais pas ce qu’il penserait de ça », sourit-il tristement en désignant son accoutrement. « Moi, je sais en tout cas que le football unit les gens. Et en Israël, on est de plus en plus nombreux à s’enthousiasmer devant les matchs de l’Allemagne, juifs et arabes. Je trouvais que c’était important de le souligner. » Andreas Erbel, président du fan-club munichois de la NM, invite Tsvika à rester au pupitre : « Je voudrais ajouter une toute dernière chose. Il y a cette phrase, je ne sais plus de qui elle est, qui me revient en tête : ne cherche pas la vengeance. Cherche la réconciliation », avant d’enlacer son homologue israélien sous les yeux des Écossais qui repartiront de ce jour du souvenir précisément avec un souvenir bien plus marquant que le match de la veille.

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Par Julien Duez, à Dachau

Photos : JD

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