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Bilan de la première saison de Marcelo Bielsa à Leeds en Championship

Par Pierre Boisson, à Leeds
Bilan de la première saison de Marcelo Bielsa à Leeds en Championship

Sa défaite en demi-finale de playoffs de Championship l’a rappelé : Marcelo Bielsa est peut-être la personne qui divise le plus le football mondial. Il y a les pour, il y a les anti. Idole des uns, escroc pour les autres. À Leeds, pourtant, l’unanimité règne. En moins d'un an, le technicien argentin a séduit toute la ville. Comme partout où il est passé, comme s’il détenait un philtre d’amour.

Il y a ceux qui vénèrent Marcelo Bielsa, les « Bielsistes ». Et ceux qui détestent Marcelo Bielsa, les « Anti-Bielsistes ». Il y a ceux qui détestent ceux qui le vénèrent. Et ceux qui détestent ceux qui le détestent. Pour une fois, suffisamment rare pour la noter, ils sont d’accord pour l’affirmer : Marcelo Bielsa a encore réussi son coup. Pour le plus grand plaisir des « Bielsistes » qui peuvent de nouveau crier au génie, au grand dam des « Anti-Bielsistes » qui crient à l’arnaque. Mais peu importe, donc : Marcelo Bielsa a encore bel et bien réussi son coup. Il est arrivé dans une nouvelle ville – pas n’importe laquelle : Leeds –, et en une année, il l’a d’abord intriguée, puis il l’a séduite, braquant les projecteurs globaux sur un club dont le monde avait presque oublié l’existence, qui avait terminé l’exercice précédent dans l’anonymat de la 13e place de Championship. C’est exactement ce que se disent James Rhodes et Jon Howe, devant une pinte de Tetley’s Cask. L’un vient de publier un ouvrage sur l’histoire de la ville, l’autre a écrit la biographie de son stade, Elland Road. Ils s’étaient promis de se voir depuis un moment, pour échanger leurs livres (c’est fait), et parler de leur club (surtout).

À la veille des play-offs de la seconde division anglaise, un soleil presque d’été surplombe Leeds, et les deux hommes ne réalisent pas encore tout à fait ce qui leur est arrivé. Un an plus tôt, ils ne savaient rien de Marcelo Bielsa. En vérité, personne à Leeds ne savait rien de Marcelo Bielsa : le football anglais est fier de son insularité, et en Championship plus qu’ailleurs, on se fout bien de ce qui se passe derrière la mer. « Si vous aviez demandé aux supporters de Leeds d’envahir les Malouines, résume Jon, ils l’auraient fait avec plaisir. » Une deuxième tournée, pour repasser le fil des étranges évènements survenus dans la ville cette année. Pêle-mêle : des comptes Twitter se sont ouverts en comparant les citations de leur entraîneur et de philosophes célèbres ; une chanson à la gloire de Marcelo Bielsa est entrée dans les charts UK ; des supporters de Bilbao sont venus en pèlerinage à Leeds ; Marta Parodi, une dingue de Newell’s, a traversé l’Atlantique avec des banderoles à sa gloire. Dans les magasins et les chambres d’enfants, il y eut soudainement beaucoup plus de maillots et de posters aux couleurs de Leeds.

On s’est mis à regarder les conférences de presse d’avant-match de Bielsa, à acheter des biographies, à voir des anciens matchs du Chili ou de l’Olympique de Marseille. Peu à peu, dans les travées du stade ou dans la rue, on a entendu des gens murmurer pour eux-mêmes ou crier à pleins poumons : « Vamos Leeds, Carajo ! » Autant de raisons pour lesquelles, alors que le coup d’envoi de la demi-finale retour contre Derby County sera donné dans quelques heures, Jon et James sont formels : s’il fallait faire un choix entre la montée en Premier League et garder Marcelo Bielsa à Leeds pour toujours ou juste pour une année de plus, ils choisiraient, cent fois et sans le moindre doute, Marcelo Bielsa.

Il me faut du XXL par contre.

« Faire une Leeds »

Un peu plus tard et un peu plus loin dans la ville, les joueurs entrent sur la pelouse d’Elland Road, les supporters tentent de calmer leurs nerfs en hurlant inlassablement la même chanson en l’honneur de leurs Espagnols, Pablo Hernández et Kiko Casilla. L’enjeu est immense. La peur flotte distinctement dans l’air. Leeds attend simplement depuis trop longtemps de sortir du bourbier infernal du Championship. Ce qui se dit au Billy’s Bar, en dessous du stade, où on se pinte à l’anglaise avant le match : Leeds est la plus grande ville d’Europe à ne pas avoir de club en première division, Leeds United ne gagne jamais ses playoffs, Leeds United a tout simplement loupé le train de la Premier League, ce train plein de billets, de droits télé et de maillots vendus sur le marché asiatique. 15 ans sans voir la première division, dont quelques années passées au troisième niveau national, une indignité que les supporters tentent d’atténuer en en faisant une fierté : choisir la voie la plus dure, c’est « typically Leeds » ; être destiné à gagner et ne jamais gagner, c’est « typically Leeds » . Et c’est vrai, la légende du club s’est construite sur d’épisodiques (mais grandioses) périodes de bonheur total, entrecoupées de traversées du désert franchement insupportables. S’il fallait résumer à grands traits cette histoire, on pourrait la découper de la façon suivante :

  • Rien, jusqu’à l’arrivée de Don Revie comme manager en 1961, qui déclara le club « mort » , créa une équipe métisse, mi-salopards mi-artistes, et forma le « Dirty Leeds » , qui terrorisa l’Angleterre et l’Europe pendant près de 15 ans.

  • Rien, ou le vide, jusqu’au titre de 1992, gagné par Howard « sergent Wilko » Wilkinson, qui conduisit les ouvriers McAllister-Speed-Batty et l’artiste Cantona au sommet du championnat.

  • Rien, ou presque, avant l’arrivée du coach David O’Leary, la demi-finale de Ligue des champions de 2002 contre Valence (avec les crânes rasés de Smith, Kewell et Viduka), mais une cinquième place à un point de la Ligue des champions, synonyme de crash financier. Dettes abyssales, deuxième division, puis League One. De nouveau, rien.

Pas de glacière à Leeds.

« Doing a Leeds » – « faire une Leeds » , comprendre « payer très cher un pari très risqué » –, voilà ce qu’était devenu le club jusqu’à la saison passée, une expression populaire de l’échec. Ses supporters ont eu le temps de réfléchir à leur destin en quinze ans de purgatoire. Chaque renaissance du club, se sont-ils dit, est venue d’un homme providentiel : Revie, Wilkinson, O’Leary, des coachs inflexibles, durs et obsessionnels. Don Revie avait tout changé au club. La couleur du maillot, l’identité de jeu, l’ambition. Il était superstitieux jusqu’à la folie, distribuait à ses joueurs des dossiers interminables sur chacun de leurs adversaires. Il a donné à Leeds sa noblesse et une croyance dans les prophètes. Il suffit d’écouter, par exemple, Peter Emmerson, vice-président du Leeds United Supporters’ Trust, armoire à glace mystique : « On attendait simplement, depuis si longtemps, un messie. » Le 15 juin dernier, Marcelo Bielsa est venu en survêtement. Dans ses bagages, il avait lui aussi de lourds dossiers (lors de sa première rencontre avec le directeur sportif Victor Orta, à Buenos Aires, il parla des matchs d’United, qu’il avait tous vus, il disserta sur les compositions de Bolton ou de Burton) et il drainait comme toujours de grands espoirs. Dès son arrivée, il a procédé selon sa méthode habituelle.

Open your eyes, look up to the sky, we are Leeds

En visitant le centre d’entraînement avec Orta, le propriétaire Andrea Radrizzani et le manager général Angus Kinnear, il releva une marque sur un mur, et demanda à ce qu’elle soit effacée. C’était, a-t-il dit, un manque de respect pour le club. Il a ensuite apporté d’autres changements dans les infrastructures. Une petite pièce avec cuisine et salle de bain a été aménagée à son intention ; il y déjeune tous les matins et y a dormi à plusieurs occasions. Un billard, une table de ping-pong, un jeu de fléchettes (et une cheminée) ont été installés dans la salle de repos commune. Bielsa a encore donné des instructions sur les lampes du centre (choisissant lui-même les ampoules avec sa femme architecte), et sur l’installation de prises électriques dans les chambres des joueurs (au centre de la pièce, entre les deux lits). Sans doute est-ce la manière pour l’Argentin de s’installer, comme on dispose des cadres photos dans une nouvelle maison, en même temps qu’une mise en scène symbolique, presque grossière, pour montrer à ses joueurs et aux supporters que rien ne compte plus que l’institution.

46 matchs de vertige

Ensuite ? Ensuite, il a fait cravacher ses joueurs dans le secret. Sept semaines de préparation dont peu de choses ont filtré, certains observateurs parlant simplement de phases de jeu répétées à l’infini, jusqu’à devenir automatiques, l’ailier arménien Ezgjan Alioski évoquant des sessions de 12 heures et des joueurs interdits de rentrer dormir chez eux. Bielsa n’aurait honnêtement pas pu s’y prendre mieux pour séduire Peter Emmerson qui aime, « comme tous les supporters de Leeds » , le travail dur, le respect, les ego contenus. Le 5 août, après quelques matchs amicaux sans grand relief, Bielsa présenta finalement son équipe au public d’Elland Road. La composition de départ ressemblait sinistrement à celle qui avait fini à une misérable 13e place la saison précédente, produisant un jeu à en dégoûter du football : tout devant et advienne que pourra, en général rien du tout au bout. Mais contre Stoke City, redescendu de Premier League, les Léodensiens découvrirent un spectacle comme ils n’en avaient pas vu depuis si longtemps. « Soudain, c’était du pressing haut, c’était du jeu rapide, c’était des multiplications de passes, c’était construit » , rejoue Emmerson. Leeds l’emporta 3-1 et donna le départ d’une saison de récupérations à 30 mètres, au cours de laquelle Mateusz Klich ou Lucas Ayling ne cessèrent jamais de courir, où le jeune Kalvin Philipps s’est inventé meilleur milieu centre d’Angleterre, une saison de triangulations pour construire les actions depuis la défense, de jeu sur les côtés jusqu’à l’overdose, et de millions d’occasions de buts. Le beau jeu, soit le point cardinal des équipes de Bielsa. 46 matchs de vertige, dans les victoires comme dans les défaites, avec une fidélité absolue (les critiques diront « démesurée, excessive, monstrueuse » ) aux principes bielsistes, pour finir à la troisième place du Championship. À la porte de la montée directe en Premier League, soldée par une défaite en play-offs donc. Nouvelle désillusion pour les « Bielsistes » , soulagement pour les « Anti-Bielsistes » . Peter Emmerson hausse ses lourdes épaules parce qu’il s’en fout, il a « pris son pied comme jamais » , il a vu son équipe enfin faire honneur à son maillot blanc, que Don Revie avait choisi car Leeds ressemblerait un jour, prédisait-il, au Real Madrid. « On jouait tellement bien, dit encore Emmerson, que pour la première fois depuis des années, on a pu être fiers de notre ville, fiers de Leeds. »

Incarner une ville : mode d’emploi

L’une des principales critiques adressées à Marcelo Bielsa porte sur ses choix de carrière en Europe : Bilbao, Marseille, la parenthèse Lille puis Leeds. Dans chaque cas, des clubs en crise, où il fallait tout reconstruire, où il n’avait pas l’obligation de gagner. Un entraîneur de clubs moyens, qui ne gagne jamais : c’est ça, la punchline parfaite pour les débats télévisés de deuxième partie de soirée, une formule rhétorique bien utile pour échapper à une discussion de fond. C’est pourtant un triptyque qu’on peut regarder autrement, pour y voir une cohérence parfaite, à condition de considérer le football comme un fait culturel et pas seulement comme un sport. Bilbao, Marseille, Leeds : trois villes rebelles, forgées par l’immigration, populaires évidemment, qui font la même taille à quelques dizaines de milliers d’habitants près et possèdent des économies historiquement navales ou minières ou les deux. Des villes de pôles nord ou sud, aussi. Judith Blake ouvre les portes de l’hôtel de ville de Leeds. La leader travailliste du conseil municipal, première femme à occuper ce poste, est née ici et y a grandi dans les années 1960. Leeds était alors conforme à la réputation qui lui colle toujours à la peau, une ville quasi victorienne, encerclée par les mines, celles qu’on peut voir sur les clichés du photographe français Marc Riboud, qui avait découvert dans les années 1950 une cité littéralement noircie par les crachats des industries et du charbon brûlé.

À cette époque, 25 tonnes de suie tombaient chaque mois sur chaque mile carré des quartiers pauvres de Leeds, au sud de la rivière Aire. « C’était dur, dangereux, raconte Judith Blake. Vous avez lu les livres de David Peace,The Damned United, le Quatuor du Yorkshire ? C’était ça, la corruption de la police, de la presse, des autorités, la violence. » Comme tout le monde, Judith Blake allait alors voir jouer le Dirty Leeds de Don Revie. Aucune équipe n’aurait pu mieux incarner sur le terrain ce qui se passait en dehors, explique-t-elle, comme si l’environnement forgeait le style de football qui s’y joue. Comment une équipe parvient-elle à incarner une conscience collective ? Judith Blake réfléchit à haute voix. « Marcelo a parfaitement connecté avec notre culture, c’est très dur à expliquer… Il est très rigoureux, déterminé, ce n’est pas un showman, il n’est pas flashy, il va à l’entraînement à pied. Mais il attend le meilleur de ses joueurs et fait passer l’intérêt général avant tout. Il a aussi fait jouer les jeunes. Tout ça est totalement Leeds. »

Les jeunes, le prix du billet et les ordures

Une histoire montre que Bielsa cherche en tout cas à représenter la ville où il évolue même quand le mariage pouvait sembler a priori contre nature : lui, l’Argentin, a incarné la tourmentée mentalité chilienne, lui le rationaliste extrême et intègre s’est fait l’image de l’OM. En août dernier, curieux du prix des places à Elland Road, et après avoir appris qu’un ouvrier devait travailler en moyenne trois heures pour s’offrir une entrée, Bielsa ordonna à ses joueurs d’en consacrer autant à ramasser les ordures autour du stade d’entraînement. Il fallait, expliqua-t-il alors, qu’ils puissent mesurer les sacrifices consentis par leurs supporters. « C’était une façon de demander à ses joueurs de jouer pour le club, pour la ville et pas pour leur ego, dit Judith Blake. Ça correspondait parfaitement à la psyché de Leeds. » Sur le terrain, Bielsa a également fait en sorte d’aligner une équipe très Leeds ; comme un nouvel écho à la tradition instaurée par Don Revie, dont la grande équipe était composée d’au moins 7 joueurs originaires de la ville. Il a donné les clés du jeu au jeune Kalvin Phillips, né à quelques centaines de mètres du centre d’entraînement de Thorp Arch. À la suite des départs non compensés au mercato d’hiver et des nombreuses blessures, l’Argentin a aussi convoqué des – de 23 ans en équipe première, notamment Jack Clarke et Jamie Shackleton (18 et 19 ans). C’est bien simple : lors du match retour contre Derby County, 4 jeunes se trouvaient sur le banc, sans compter Shackleton et Berardi, titularisés. « L’académie a toujours été une composante essentielle du club, rappelle encore Judith Blake. On essaye d’ailleurs actuellement de la faire revenir au centre-ville. L’idée, c’est que n’importe quel gamin de Leeds, garçon ou fille, doit pouvoir se dire « Tu sais quoi ? J’ai ma chance, je peux jouer pour United. » »

Un gilet jaune perturbe la célébration des joueurs de Leeds.

« Il a tout changé à Leeds »

Micky P. Kerr arrive maintenant dans un T-shirt ne correspondant absolument pas à la température extérieure, l’air excité et dépenaillé, il parle très vite et avec l’accent nasillard caractéristique de Leeds, ce twang popularisé par les Angry young men et le Free Cinema. Il est comédien, musicien, évidemment fan de United à mourir. Lui a grandi dans les années 1990 du King Cantona, et quand il jouait au football dans la cour de récréation avec un maillot blanc, il pensait tout simplement que Leeds était la meilleure équipe d’Europe. Avant de participer à un talent show anglais qui a fait décoller sa carrière, Micky a passé le temps comme instituteur.

Marcelo Bielsa a tout changé à Leeds. Il faut se rendre compte : il est devenu Dieu.

Il a vu des classes entières de gamins débarquer avec des maillots de Manchester United, de Manchester City, de Chelsea et honnêtement, ça lui donnait la gerbe. « On a perdu toute une génération, tout simplement parce qu’on avait des équipes de merde. On avait juste disparu de la carte. »

Son amour pour le club et pour le football ne s’était jamais vraiment éteint, mais disons que c’était presque devenu un réflexe inconscient, une nostalgie d’adolescence. Il regardait les matchs sans y croire. Cette année l’a fait replonger plus fort que jamais, dit-il. Partout en ville, on ne parlait plus que de Marcelo Bielsa. Pas des joueurs, pas des dirigeants, pas des adversaires : « Juste de Marcelo Bielsa. Il a tout changé à Leeds. Il faut se rendre compte : il est devenu Dieu. » Avec son pote Matt Bowman, le chanteur du groupe Pigeon Detectives, ils ont fondé un podcast, phatchantspod, dédié au football. La semaine passée, Micky a enregistré une émission pour la BBC dans un pub, et il y a rencontré un papy de 70 ans, qui avait vécu toutes les périodes dorées ; Don Revie, Cantona, Kewell-Viduka. Le vieil homme avait l’air assez sûr de lui : « Rien n’est plus fort que cette saison » , lui a-t-il confessé. Un autre jour, Micky était allongé sur son lit quand d’étranges paroles ont raisonné dans son « cerveau bizarre » . « Open your eyes, look up to the sky, we are Leeds. » La suite est devenue le tube « Bielsa Rhapsody » (directement entré dans les chartes iTunes de la semaine), et ça fait comme ça : « Thunderbolt and lightning / This football is frightening / Leeds! / Oh Marcelo, Oh Marcelo(…)So you think you can come here / and change my life? / Your coaching makes me love you much more than my wife / Ohhh Bielsa. » Et donc Bielsa est venu et, oui, il a changé la vie de Micky, sans que celui-ci ne puisse dire exactement pourquoi. Comme pour tout le monde, dit-il, c’est sans doute un mélange de « sortir-la-tête-de-15-ans-de-merde » , de fierté retrouvée et de beau football. Micky roule un joint, va chercher une nouvelle pinte et revient avec une autre idée : la dévotion.

Le discours de sa méthode

La dévotion de Marcelo Bielsa pour le football n’a pas d’équivalent. Il est très clair que ce n’est pas, pour lui, un divertissement. Ce n’est pas non plus simplement un sport. C’est une affaire sérieuse. Et presque une question de vie ou de mort. « Je meurs après chaque défaite, déclarait-il en 1992. La semaine suivante est un enfer. Si je perds, je ne peux pas jouer avec mes filles, ni aller manger avec mes amis. C’est comme si je ne méritais pas mes joies quotidiennes. » Une autre fois, il demanda au défenseur de Newell’s Fernando Gamboa ce qu’il serait prêt à faire pour gagner le Clásico contre Central. Celui-ci répondit qu’il pourrait tacler de la tête, déclenchant la fureur de son coach. « C’est insuffisant, répondit-il, il faut bien plus que ça. Je pourrais me couper le doigt si on me promettait la victoire. » Avec l’âge, Marcelo Bielsa est devenu moins expansif sur le bord du terrain (façon de parler), mais son dévouement pour son travail et pour le football est resté intact et total. Voire monstrueux. Cette année, il l’a laissé percevoir dans ses conférences de presse et en a fait étalage lors du « spygate » . Accusé par Frank Lampard d’avoir fait espionner une mise en place tactique d’avant-match, Marcelo Bielsa reconnut non seulement les faits, mais confessa procéder ainsi avec tous ses adversaires.

Pourquoi est-ce que je fais cela ? Parce que je pense être stupide. Je vous remercie pour votre patience.

Le 17 janvier, il convoqua alors la presse pour donner un aperçu de sa méthode. Bielsa déballa ses dossiers (savait-il que les supporters de Leeds ne pouvaient alors que penser à Don Revie ?), ses 51 synthèses de matchs de Derby County, expliquant que chaque analyse prenait en moyenne quatre heures. « Pourquoi faisons-nous cela ? interrogea-t-il. Parce que nous pensons que c’est un comportement professionnel. » Il proposa ensuite aux journalistes présents de citer des numéros de match pour qu’il puisse leur réciter son analyse, dans une manifestation presque gênante d’un syndrome du bon élève. « Allez, donnez-moi un numéro de match et nous allons en discuter » , supplia-t-il, et il parla du numéro 19, puis du 12, il demanda encore : « Donnez-moi un chiffre s’il vous plaît, car je pense que vous ne me croyez pas, donnez-moi un numéro ou j’en sélectionne un au hasard. » Enfin, il se leva et dit : « Et je vous le répète encore : pourquoi est-ce que je fais cela ? Parce que je pense être stupide. Je vous remercie pour votre patience. »

El loco motive

Après ça, personne n’aurait honnêtement pu reprocher aux supporters de Leeds de tenir leur entraîneur pour fou, et pourtant ils ne firent que l’aimer encore davantage. La femme de James Rhodes le regarda un matin, alors qu’il lisait un article ou regardait encore une vidéo du professeur, avec des yeux amusés. « Le football est revenu dans ton cœur, n’est-ce pas? » , l’interrogea-t-elle, et James lui répondit que oui, il était tombé de nouveau amoureux. C’est ce que répètent Pete, ou Micky : c’est comme s’ils se sentaient obligés de se mettre à la hauteur de l’importance que leur entraîneur donne au football. Comment ne pas regarder tous les matchs, lire tous les articles, écouter toutes les conférences de presse quand un homme semble prêt à donner sa vie et à sacrifier sa santé mentale pour le jeu ? Tous ont une Bielsa story, qu’ils répètent comme une parabole biblique. Marcelo Bielsa travaille tellement qu’il n’a encore jamais eu le temps de visiter le centre de Leeds. Marcelo Bielsa se rend tous les jours au centre d’entraînement à pied. Pendant les matchs, Marcelo Bielsa et ses 15 assistants attribuent chacun une note personnelle à leurs joueurs. Quand quelqu’un a donné une notation supérieure ou inférieure d’un point à la moyenne générale, il doit tenter de convaincre l’ensemble du staff de la validité de son jugement. À Wetherby, le petit village de la campagne environnante où Bielsa réside, on peut le croiser quasiment tous les jours au Costa Coffee du centre-ville, ou à la table du restaurant italien SantAngelo. Ceux qui l’ont vu disent que, devant lui, sont toujours étalés des dizaines de feuilles blanches, de dossiers et de schémas tactiques.

Leeds ne triomphe jamais

Anthony Clavane est un écrivain né à Leeds, qui a grandi avec United et les livres de David Peace. Il a publié en 2010 le brillant The Promised Land, son histoire personnelle du club et de la ville. On y trouve une sorte de prophétie, qu’il énonce en deux temps :

  • Leeds est destiné à triompher.

  • Leeds (lui écrit « nous » ) ne triomphe jamais.

C’est peu dire qu’aucun autre entraîneur ne pouvait mieux correspondre à ce présage que Marcelo Bielsa, à qui on reproche de ne jamais gagner, ou alors il y a trop longtemps. Lui-même l’a d’ailleurs reconnu récemment en conférence de presse : « Tout ce que je peux vous dire, c’est que j’ai perdu toutes mes finales, sauf celle des J.O » , plaisantait-il lorsqu’on lui demandait son avis sur la finale à venir Liverpool-Tottenham.

 On a perdu toute une génération, parce qu’on avait des équipes de merde. On avait juste disparu de la carte.

Le 15 mai dernier, ce n’était que les demi-finales de play-offs, mais les supporters de Leeds avaient hautement conscience de leurs destins maudits. Au coup d’envoi, Leeds commença par se faire peur, puis déroula son football léché de domination. Les occasions se multiplièrent, Stuart Dallas inscrit un premier but, et Leeds semblait se diriger vers la finale. Et puis Kiko Casilla et le capitaine Cooper offrirent un but à Derby County, et un sentiment de panique s’empara du stade. « That’s Fuckin Leeds » , pensa alors, prostré sur son siège, Micky P. Kerr. Plus loin dans la ville, Steve, le propriétaire du bar The George, pensait exactement la même chose en passant pour la 4e fois consécutive l’hymne de Leeds Marching on together. Et quand Harry Wilson inscrivit le troisième but de Derby, qualifiant virtuellement l’équipe de Lampard, un homme se leva dans le bar, consterné, un regard paniqué vers ses compagnons de dérive, et cria « What the fuck is going on? » , « What the fuck is going on? » , « WHAT THE FUCK IS GOING ON? » .

Ce qui était « putain en train de se passer » , aurait pu lui répondre Marcelo Bielsa, avait un air de déjà-vu. Son équipe passait simplement à côté du match le plus important de l’année, après avoir craqué dans la dernière ligne droite de la saison (3 défaites, 1 nul dans les 4 derniers matchs). C’était cette fois une victoire pour les Anti-Bielsistes et, disons-le, un scénario suffisamment répété pour obliger à se poser la question : pourquoi Marcelo Bielsa finit-il toujours (au moins dans les dernières années) par perdre ? Cette saison plus encore que les précédentes, l’Argentin a transformé ses échanges avec la presse en sorte de conférences universitaires, et c’est sans doute là que se trouvent les premières réponses.

On peut retenir au moins trois leçons de ces heures de discours bielsiste :

  • Bielsa a une haute conscience de l’imprévisibilité du résultat, de la place du hasard dans le football, beau justement parce qu’il est imprévisible.

  • Bielsa déteste le hasard. Il fait tout pour en réduire la part, accumulant données statistiques, visionnages de matchs et informations sur les adversaires (ce qu’il a exposé lors du « Spygate » ).

  • De ces analyses, il a établi un système de jeu qui, selon lui, permet d’offrir du spectacle aux supporters tout en maximisant les chances de victoires.

L’équation du bonheur

Imaginons maintenant une possibilité. Imaginons que Marcelo Bielsa pense le football comme un joueur d’échec, refusant de prendre en compte tout ce qui n’est pas formulable en équation, tous les facteurs non scientifiques. Puisqu’il est impossible de recréer à l’entraînement les conditions d’un match, il estime ainsi qu’on ne peut pas s’entraîner aux tirs au but ou préparer un attaquant à inscrire le but décisif à la 90e minute. Puisqu’il n’existe pas de moyens rationnels pour s’assurer que ses équipes gagnent ou perdent une finale, il laisse décider le hasard (bien qu’il déteste le hasard). Pour résoudre ce nœud qui a raisonnablement de quoi vous avoir déjà fait mal à la tête, Bielsa en est lui arrivé à cette conclusion simple : pour gagner, il faut marquer des buts, et pour avoir le plus de chance de marquer des buts, il faut se créer le plus d’occasions possibles. En équation, et parions que Marcelo Bielsa ait cherché à la poser, cela donnerait la formule suivante (si x = nb d’occasions. r, le ratio occasion/but. S, le score final) :

S= x(équipe1) * r(équipe1) – x(équipe2) * r(équipe2)

Et la justice divine, dans tout ça ?

Les supporters de l’Athletic Bilbao et de l’Olympique de Marseille se rappellent trop bien un scénario qui finissait par se répéter match après match. Leur équipe dominait la rencontre de la tête et des épaules, mais le jeu offensif se construisait majoritairement sur les côtés, les centres se multipliaient et se multipliaient, les occasions de buts aussi. Mais pas les buts, ou de moins en moins. Il suffisait alors d’un contre adverse (souvent mené à 2 contre 2, ou 3 contre 3), une seule occasion, silence, désillusion. Un match, peut-être le plus important de la carrière de Marcelo Bielsa, illustre ce mécanisme. Suède-Argentine, 12 juin 2002. Pour se qualifier au second tour, l’Argentine doit à tout prix gagner. Mais elle ne gagne pas. 65% de possession de balle, 13 corners obtenus, 15 tirs, des occasions de buts infinies. Favorite du mondial, l’Argentine fait match nul et sort après trois matchs pendant lesquels on aurait pu croire que, pour les joueurs, il était devenu plus important d’avoir une occasion de but que de vraiment marquer. Marcelo Bielsa ne semble pourtant pas avoir compris ce jour-là, ni aucun autre jour, que l’équation susmentionnée n’a tout simplement aucun sens. Qu’une équipe peut gagner un match sur son seul tir cadré et que les occasions de buts peuvent s’empiler indéfiniment en vain.

Alors, quand au début du mois de mars, Leeds commença à perdre des matchs et des points dans la ligne droite finale, on ne pouvait pas ne pas remarquer les lignes de statistiques qui suivent. 16 mars, défaite 1-0 contre Sheffield United : 71% de possession, 555 passes, 17 tirs (0 cadré). 6 avril, défaite 1-0 contre Birmingham : 74% de possession, 626 passes, 8 corners, 1 tir cadré. 19 avril, défaite 2-1 contre Wigan : 36 tirs (!), 77% de possession, 15 corners. 22 avril, défaite 2-0 contre Brentford : 18 tirs, 10 corners. 5 mai, défaite 3-2 contre Ipswich Town : 27 tirs, 11 corners. 15 mai, match retour des demi-finales contre Derby County, défaite 4-2 : 22 tirs. Il y a une dernière chose qui pourrait expliquer pourquoi Leeds United (comme Bilbao, comme Marseille) a fini par perdre. C’est une explication irrationnelle, non scientifique, et donc impossible à entendre pour Marcelo Bielsa. À force d’écraser leurs adversaires dans le jeu et dans les statistiques, d’entendre leur football salué par tous, ses joueurs semblent se conduire comme si la victoire devait inévitablement leur revenir, qu’une sorte de justice divine allait finalement les récompenser pour leurs actes. Sauf que cela ne se passe pas comme ça ; le football – pas plus que le hasard, pas plus que Dieu (que Bielsa a invoqué à plusieurs reprises dans ses dernières conférences de presse) – n’a jamais récompensé la beauté. Et alors les équipes de Marcelo Bielsa, au moment où il faut gagner, contre la Suède, contre Lyon, ou contre Derby County, finissent par perdre et il ne reste plus qu’à « tragarse el veneno » , à « avaler sa colère » .

La lettre et le survêtement bouloché

Soudain, c’était du pressing haut, c’était du jeu rapide, c’était des multiplications de passes, c’était construit.

Au lendemain de la défaite contre Derby County, Peter Emmerson s’est réveillé le corps meurtri. Il a fait quelques pas dans sa chambre comme pour voir si ses jambes marchaient encore après un long coma. Et il s’est dit que bon, ça allait, il avait beau avoir eu l’impression de se faire renverser par un camion la veille, il était encore bien vivant. Chaque match décisif ravive cette idée que le football est une question de vie ou de mort et, pourtant, on se réveille chaque fois surpris que rien n’ait vraiment changé après une victoire, et de survivre toujours à une défaite. Alors, avec ses collègues du Leeds United Supporters’ Trust, Peter Emmerson a adressé une lettre à Marcelo Bielsa, comme ils l’avaient déjà fait en janvier dernier au moment du « Spygate » , à l’époque sans rendre la chose publique. « Leeds est de nouveau une ville unie, le football est revenu, ont-ils écrit. Ensemble, nous sommes loyaux, nous sommes déterminés, nous sommes fiers.(…)Vous avez notre respect, notre admiration et notre soutien indéfectible. Nous croyons en votre philosophie et nous vous remercions pour tous vos efforts. » Peter sort maintenant son téléphone portable. Il montre une photo de Marcelo Bielsa qu’il a prise récemment (gros plan, sourire de convenance, soleil dans les yeux). Puis il zoome avec ses doigts, pour montrer « les peluches » sur sa veste noire et le flocage numéro 32, « très clairement délavé » . « Qu’est-ce que cela signifie ? » , demande-t-il sans attendre de réponse. Cela signifie que Marcelo Bielsa, que l’on ne voit jamais habillé autrement qu’avec ce haut de survêtement, le lave à l’infini, qu’il n’a pas besoin d’une nouvelle tenue chaque jour.

La politique bielsiste

Peter insiste : ce qui s’est passé à Leeds cette année n’est pas qu’une question de football, c’est beaucoup plus qu’une simple question de football. C’est « une question d’éthique » . Dans ses actes et dans ses discours, Marcelo Bielsa les a représentés comme un homme politique devrait le faire : en football comme en politique, développe-t-il, on ne peut pas juger une personne sur ses résultats, qui sont forcément incertains, imprévisibles, mais on peut la juger sur les valeurs qui guident son action. Celles de l’Argentin n’ont pas bougé d’un pouce au fil de sa carrière, et il ne transige absolument jamais avec elles. Voilà l’impératif catégorique bielsiste : appliquer au football les principes dont on peut vouloir qu’ils deviennent une loi universelle, ne jamais y renoncer, sous aucun prétexte.

Elles me vont super bien ses espadrilles.

Quelques exemples d’application ? Samedi 9 mars. « Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les relations humaines. Si elles sont bonnes, c’est-à-dire qu’on peut aimer et être aimé, respecter et être respecté, cela ouvre la voie à la victoire. Ce que l’on retient, ce ne sont pas les matchs remportés, mais les comportements. » 17 janvier : « Je n’ai pas besoin des informations que je collecte. Est-ce que j’ai bien agi ? Je ne dis pas cela. Mais nous devons prendre en compte l’intentionnalité de la personne que l’on juge. » 23 février : « Je ne dis jamais non à un enfant qui me demande un autographe.

On attendait simplement, depuis si longtemps, un Messie.

Les supporters ne me demandent pas un autographe à moi, mais à l’entraîneur de Leeds. » 15 septembre : « Je ne veux pas considérer que la violence puisse avoir un impact sur un match.(…)Si quelqu’un jette un verre de bière sur la tête d’une autre personne et que celle-ci se jette au sol, cela augmente le pouvoir agressif de son assaillant. L’idée est, au contraire, de diminuer l’importance de ce genre de comportements. »

Et le 24 août, après qu’il a révélé avoir un jour menti à Hernán Crespo : « Je demande publiquement pardon à Crespo, parce que je sais que je l’ai trompé. J’ai appris pour toujours quelque chose que je savais déjà : si vous mentez aujourd’hui à votre enfant pour qu’il réussisse quelque chose grâce à cette force momentanée et artificielle, vous aurez résolu le problème de ce jour-là, de ce moment-là. Mais vous aurez affaibli votre enfant pour le futur. »

La communauté de croyants s’agrandit…

Si cette éthique-là n’a jamais garanti de gagner quoi que ce soit, c’est une condition pour être aimé. Pour le comprendre, expliquent James et Jon en terminant leur Tetley’s Cask dans leur pub du centre-ville, il faut avoir vu Marcelo Bielsa à la tête de son équipe. À Marseille, à Bilbao, les gens savent. Les Chiliens, les Argentins savent. À Leeds, aujourd’hui, on sait. James Rhodes aimerait organiser « une coupe Bielsa » , entre tous ses anciens clubs. Il a déjà repris son abonnement pour l’année prochaine. Bien lui en a pris puisque fin mai, Marcelo Bielsa a prolongé d’une saison. James peut souffler, il est soulagé. Et pas seulement par l’assurance de continuer à voir Leeds pratiquer le football du Loco : « Vous savez quelle est la chose la plus importante que Marcelo Bielsa m’ait apporté ? À force de l’écouter, j’ai eu l’impression que la vie était plus facile. J’ai commencé à penser différemment à la manière dont je traitais mes amis, ma famille, mes collègues. Je crois sincèrement que je suis devenu une meilleure personne. »

Par Pierre Boisson, à Leeds

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