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Le Parlement peut-il légiférer sur la multipropriété dans le football ?
Soutenu par tous les bords politiques, le député Éric Coquerel (LFI) a présenté une proposition de loi visant à interdire la multipropriété des clubs professionnels dans le foot français. Un objectif louable et prometteur, mais réalisable ?

« Le club uruguayen pourra nourrir le club belge qui pourra nourrir le club français qui pourra nourrir la Premier League. » Bill Foley a de la suite dans les idées. Il a aussi cinq clubs de foot. BlackNight Football, sa société, ne détient pas encore de club belge ou uruguayen, mais possède des parts dans Bournemouth, Auckland, Moreirense, Hibernian, Lorient et les Vegas Golden Knights, en hockey. « Il s’agit vraiment de contrôler notre destin, de former des joueurs dans d’autres endroits et d’acheter des clubs qui possèdent d’excellentes académies et qui forment leurs propres joueurs », raconte-t-il tranquillement à The Athletic. Depuis janvier 2023, date de son entrée dans l’actionnariat minoritaire de Lorient, les Merlus sont descendus puis remontés en Ligue 1. Romain Faivre a été transféré à Bournemouth, puis a disparu des radars, comme d’autres. Quant à Éli Junior Kroupi, il sait depuis plus d’un an qu’il va jouer dans un club qu’il ne connaissait probablement pas enfant. Mais après tout, c’est le foot moderne, non ? Pas pour Éric Coquerel.
L’introduction d’une spécificité française
Fin septembre, le député LFI a déposé une proposition de loi à l’Assemblée nationale. À partir de son expérience personnelle avec le Red Star, puisqu’il est député de Seine-Saint-Denis, l’élu souhaite, à terme, interdire à des multipropriétaires le contrôle d’un club français. Concrètement, le texte vise à empêcher une même entreprise de détenir plusieurs clubs, à l’instar de 777 partners, acheteur du Red Star en 2022, et ancien tenancier du Genoa, du Standard de Liège, de Vasco de Gama, du Hertha Berlin, du Melbourne Victory, en plus de quelques parts de Séville et en ayant été attendu à Everton. L’avantage de 777, comme de John Textor, et les autres ? Mettre en commun ses risques (et son argent), et échanger ses joueurs, au bénéfice de la plus grande équipe de la multipropriété. « Les supporters du Red Star ont estimé que cet actionnariat était dangereux pour le club, car derrière le fonds d’investissement se cachaient des sommes d’argent pas claires et des fonds pas solides, raconte Coquerel, ancien défenseur de l’équipe de foot de l’Assemblée nationale. L’histoire leur a donné raison. »
Le foot devient plus un spectacle qu’une compétition sportive.
Fin 2024, le Red Star a ensuite été cédé au bailleur de fonds américain A-CAP, société créancière de 777. « On me répond que la multipropriété sauve les clubs. Oui, mais c’est souvent à court terme. On vient là parce que c’est rentable (et c’est le meilleur des cas, y a pas de blanchiment), et on part sans se soucier du devenir sportif du club. Ça peut s’apparenter à une bulle spéculative. Le foot devient plus un spectacle qu’une compétition sportive. »
En France, la multipropriété est déjà interdite entre deux entités françaises. Mais il est tout à fait possible qu’un propriétaire de club étranger investisse dans une équipe hexagonale, comme dans 17 équipes, Ligue 1 et Ligue 2 confondus. « L’objectif, c’est de l’en empêcher », affirme Coquerel, soutenu par plus de 90 députés, dont certains Républicains, comme le footballeur du dimanche Ian Boucard, d’autres affiliés au groupe Horizons, Modem ou Renaissance.
Éric Coquerel, fer de lance des programmes sportifs du Front de gauche puis de LFI depuis au moins 2012, souhaite présenter cette loi au plus tard « début 2026 ». Deux manières s’offrent à lui : que la présidence de l’Assemblée mette cette proposition à l’ordre du jour du calendrier législatif, ou arrimer le texte aux préconisations du rapport Savin-Lafon sur le football français, publié en juin. « Les clubs participent à la vitalité économique de nos territoires et à leur identité. Ils doivent rester au centre d’un écosystème avant tout local. […] Ce modèle est difficilement compatible avec celui d’un football ancré dans les territoires », pointe le rapport.
Si on excepte Lens, tous les clubs français concernés par ce système deviennent des clubs au service d’autres.
« Si on excepte Lens, tous les clubs français concernés par ce système deviennent des clubs au service d’autres », ajoute Coquerel, qui s’est entouré de clubs (Rodez, Lens…), et de spécialistes de l’économie du football (David Gluzman, Pierre Rondeau, Philippe Auclair…) pour rédiger le texte. Dans cette proposition de loi, les députés souhaitent protéger l’aléa sportif, la dimension territoriale des clubs et affirmer une « exception sportive française », sur le modèle de l’exception culturelle. Celle-ci défend la diversité du cinéma français contre les grandes multinationales.
Une amende de 2% du chiffre d’affaires mondial (contre 45 000 euros aujourd’hui) et une interdiction de participation aux compétitions pourraient dissuader les multipropriétaires, précise le projet, qui ne mentionne pas de rétroactivité en cas de promulgation de la loi. En clair, Lyon, Strasbourg et tous les autres ne seraient concernés que s’ils changent de propriétaires. Le président de la commission des finances de l’Assemblée nationale souhaite en outre étendre les compétences de la DNCG. Celle-ci aurait à évaluer les finances d’un projet de rachat ou de changements d’actionnaire, et pourrait éventuellement s’y opposer.
Mieux vaut tard que jamais ?
Le cas de Strasbourg interroge les supporters (en plus d’Ishé Samuels-Smiths), mais semble montrer que l’idée fait l’unanimité chez les supporters. Il pose une question : n’est-il pas trop tard ? Le poison de la multipropriété n’est-il pas déjà trop présent dans le foot ? Avant cela, il faut se demander si la proposition de loi a des chances d’aboutir. Éric Coquerel y croit, même si le texte se heurterait au principe de la liberté des capitaux, central en droit européen. « C’est pour cela qu’on fixe le principe de l’aléa sportif supérieur : pour qu’il n’y ait pas d’arrangement possible entre le Red Star et les autres, » affirme Coquerel, nostalgique de l’épopée bastiaise.
Par-dessus tout, l’idée est que la France devienne le fer de lance d’un mouvement. « C’est le moment ou jamais », estime plutôt Coquerel, alors que près d’un tiers des clubs européens sont concernés par la multipropriété. Face à ce modèle, des actionnariats populaires sont préconisés, l’exemple du 50+1 allemand inspirant les élus. « On souhaite lancer une dynamique qui transcende les frontières françaises », pose Pierrick Courbon, député de la Loire. Tout cela au risque d’une moindre concurrence internationale et de précipiter l’avènement d’une ligue fermée ? « Vous remarquerez qu’ils ne nous ont pas attendus », rétorque Coquerel. « Si on laisse faire, dans dix ans, je ne vois pas comment on ne verra pas seulement dix propriétaires de clubs. » Éli Junior Kroupi n’aura que 29 ans.
Ce qu’il faut retenir de la septième journée de Ligue 1Par Ulysse Llamas, à Paris
Propos d'Eric Coquerel recueillis par UL.