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  • Foot et racisme

Donel Jack’sman : « Tu n’as pas le temps d’éduquer sur un terrain »

Propos recueillis par Théo Denmat
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Le dimanche 23 décembre dernier, l'humoriste Donel Jack'sman se faisait insulter de « sale noir » au milieu de son spectacle. Trois jours plus tard, le 26, c'était au tour de Kalidou Koulibaly, les cris de singe en prime. Une triste coïncidence qui était bien l'occasion de lier foot, racisme et humour... avec un peu de Michel Leeb dedans.

Qu’est-ce que tu as pensé en voyant Koulibaly se faire insulter par les supporters de l’Inter pour sa couleur de peau, trois jours après toi à Nice ?Ça a fait écho avec ce que j’avais vécu. Parce qu’en tant que fan de foot et spectateur, j’entends souvent ce genre d’histoires. Mais je les entendais de loin. Là, quelques jours après avoir vécu la même chose, ça a résonné de manière plus forte en moi. Même si je suis noir, je n’avais pas pris l’envergure du truc. J’ai vraiment compris ce qu’avait ressenti Kalidou à ce moment-là, et lui, c’était fois mille ! Moi, c’était une personne dans une petite salle. Lui, c’était un stade, des cris de singe… C’est atroce.

La différence, c’est que l’incident est isolé dans ton cas. Alors que dans un stade, les gars sont suffisamment nombreux pour se faire entendre.Déjà, moi, j’ai reçu « Sale noir » , c’est très très violent, c’est raciste au possible et puni par la loi. Mais des cris de singe ? Et parfois, ils ajoutent des bananes… Tu sais, on aimerait se dire qu’on n’a pas à prendre ça en considération. Parce qu’à titre personnel, je sais que je ne suis pas un singe. Et que si jamais je me sens touché par ça, c’est que quelque part je doute de moi. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire.

Dans le foot, il y a comme une impunité que je ne comprends pas.

Il y a un rapport à l’esclavage qui est là, on ne peut pas le nier. Imagine pour un sportif : entrer dans un stade de 60 000 à 90 000 personnes, c’est déjà quelque chose, mais voir qu’en plus une partie de la foule te déteste juste parce que tu es noir… Ça, c’est vraiment un paradoxe que je ne comprendrais jamais dans le foot : parfois, des gens peuvent supporter une équipe en étant racistes.

Sur le terrain, les joueurs ont demandé plusieurs fois l’arrêt du match. Toi, tu n’as pas arrêté ton spectacle.Comme le foot représente une équipe et une économie beaucoup plus grande, Kalidou a tout de suite été entouré de plein de personnes qui voulaient arrêter le match, dont Ancelotti. Moi, au théâtre, les mecs dans les coulisses ont voulu intervenir. Mais ça va très vite en fait, aussi vite qu’un accident. Quand le mec m’insulte, j’ai une fraction de seconde pour décider du chemin que je vais prendre. Est-ce que je vais aller dans un truc assez primaire et assez violent ? Est-ce que je vais essayer de réfléchir et espérer avoir la bonne répartie au bon moment ? Vu que ça s’est bien passé, les gens du théâtre ne sont pas intervenus parce qu’ils ont vu que je maîtrisais la situation.

Le problème est que toi, tu peux répondre en direct sur scène. Sur un terrain, tu ne peux pas. Ou tu réponds sur Twitter deux heures plus tard, comme Koulibaly.Oui, puis malheureusement quand certains footballeurs ont essayé de répondre à la violence, tu ne réponds que par la violence. Tu n’as pas le temps d’éduquer quelqu’un sur un terrain de foot. Il te crache dessus, il insulte ta mère, te traite de singe… Tu n’as pas le temps de venir au bord des gradins et de demander au gars pourquoi il dit ça. Ça finit souvent en Patrice Évra, en Cantona… Donc ouais, après tu rentres chez toi et tu réponds sur Twitter, mais le mal est déjà fait. Balotelli, Eto’o, ils ont morflé. Moi, je sais que ce qu’il s’est passé dans ma salle, avec le bruit que ça a fait, les gens auront peur de le refaire, maintenant. Mais dans le foot, il y a comme une impunité que je ne comprends pas.

Ton spectacle s’appelle « On ne se connaît pas, on ne se juge pas. » C’est justement tout le propos : ce type ne te connaissait pas plus que les racistes connaissaient Koulibaly, et pourtant ils vous jugent à l’aune de votre couleur de peau. Exactement. Aujourd’hui, on est vraiment dans l’ère des médias, de la stigmatisation, de l’info continue, du buzz – et j’y suis malheureusement malgré moi.

Tu peux être Pelé, les gens ne connaissent pas tes convictions, ne savent pas qui tu es.

Mais chaque information en chasse une autre. Avant de juger, avant d’avoir un avis sur quoi que ce soit, prenons du temps, du recul. Quand tu vois une personne, avant de juger sur les critères que la société, tes parents, la religion ou les partis politiques t’ont mis dans la tête, attends. Prends juste un instant, et tu verras que tout ce que tu pensais se déconstruira de lui-même.

Lucien Jean-Baptiste, dans son très bon documentaire « Pourquoi nous détestent-ils, nous les Noirs ? » , se voyait expliquer par un historien que l’un des ressorts du racisme est que le Noir a longtemps été celui qui faisait rire, qui divertissait. Est-ce que tu as l’impression que les gens se permettent plus de choses avec les hommes de spectacle, justement parce qu’il y a un côté arène où les Blancs regardent le Noir se démener pour leur plaisir ? Oui, il y a encore un côté jeux du cirque. Dans le foot, et dans le sport en général, il y a ce truc « combat de gladiateurs » . Et le sport est souvent fait de Blancs assis qui regardent des Noirs les divertissant.


Tu as l’impression de répondre à ce précepte ?En temps qu’artiste, non. Pour une raison simple. Le footballeur, il va devoir faire un travail pour montrer sa différence de mentalité dans et en dehors du stade. Des mecs comme Lilian Thuram et Mbappé, au-delà de leurs performances sportives, on retiendra les personnes qu’ils sont hors du stade. Nous les artistes, nous avons la chance de montrer qui nous sommes par notre travail.

Au foot, et c’est malheureux, tout se règle par une espèce de pression financière.

Mon public sait très bien que je suis un humoriste engagé, que je traite de sujets sociétaux, de racisme, de vivre-ensemble. Donc quand ils viennent au spectacle, ils sont déjà préparés à ce qu’ils peuvent entendre. Il y a déjà des limites, ne serait-ce que par mon travail. Alors que tu peux être Pelé, les gens ne connaissent pas tes convictions, ne savent pas qui tu es.

Dans un stade de foot, la justification la plus souvent employée pour expliquer de tels actes est le folklore. Un folklore dégueulasse, mais qui constitue une manière comme une autre de déconcentrer l’adversaire, finalement.Les gens disent ça ? C’est incroyable, c’est incroyable… Mais la FIFA n’est pas assez sévère. Il y a des caméras, il y a des moyens. Ce sont des actes punis par la loi, c’est du racisme. Des amendes, de la prison… Moi, s’il y avait eu des caméras, on aurait retrouvé mon spectateur.

Tu as prévu de porter plainte. Ce sera contre X, du coup ?Oui, on ne l’a pas retrouvé. Ce n’était pas un théâtre numéroté, tu pouvais acheter tes billets à la caisse, sur Internet. Donc c’est très compliqué. En placement libre, tu ne peux pas savoir qui était assis là.

Tu penses qu’un type comme Koulibaly devrait pouvoir porter plainte ? Il n’y a que peu de recours pour des cas comme le sien.C’est ça le problème : ta plainte tombe dans un océan de plaintes sans réponse. Mais c’est bien de le faire pour le symbole. Il faut habituer les gens à savoir qu’à chaque fois qu’ils feront un acte raciste, peu importe la personne, ils se prendront une plainte.

Ici, c’est pareil : pas de sanction individuelle, mais l’Inter s’est pris deux matchs à huis clos.Au foot, et c’est malheureux, tout se règle par une espèce de pression financière. Là hop, huis clos. Mais personne ne se dit qu’on a oublié de sanctionner des personnes ignobles. C’est : « Ah il y a eu des connards ? Bah vous allez perdre de l’argent. »

Mamadou Sakho est venu deux fois à mon spectacle avec du monde, sans payer ses places.

Je ne vois juste pas le rapport, en fait. Moi, je suis fan de Paris, j’ai connu les Boulogne Boys de l’époque, et je me disais vraiment que le foot avait la particularité de pouvoir réunir des gens aux pensées et façons de voir la vie très différentes. Imagine seulement en 1998, quand Zizou met ses deux coups de tête : comment tu te positionnes si jamais tu es raciste ? En 2018, tu vois l’équipe de France qui soulève la Coupe, tu as deux sentiments qui se mélangent, non ? Tu es heureux parce que tu es champion, mais au fond, tu es dégoûté.

Tu as connu certaines joueurs du PSG plus tard ?Mon ami Mamadou Sakho, tiens. À l’époque, il jouait à Paris et je lui dis : « Je joue un spectacle au Point-Virgule, viens me voir ! » Il me répond qu’il va venir à trois-quatre. « Bon ben super, tu paieras tes places ? » Et le mec, sérieusement, il m’a dit : « Ja-mais je paierai mes places. » Le mec gagne 300 000 euros par mois ! (Rires.) Mamadou Sakho est venu deux fois à mon spectacle avec du monde, sans payer ses places. Donc si jamais Mamadou lit l’interview, il me doit au moins 500 balles.

Rends l’argent, Mamadou…Il faut qu’il rembourse, Mamadou. 500 euros c’est rien pour lui, je vais lui envoyer un RIB.

Tu es fan de basket américain, des Bulls notamment, et le racisme est un problème aussi récurrent aux States. Quelle différence tu vois entre le racisme en NBA et celui sur les terrains de foot ?Il est assez similaire, mais je trouve qu’il y a quand même un respect plus grand pour les sportifs aux États-Unis. C’est peut-être dû au système américain, qui les valorise beaucoup. Là-bas dans le milieu scolaire, c’est les rois du village, aussi parce qu’ils font beaucoup d’études. Nous, on dirait que Kylian Mbappé c’est Baudelaire.

Au foot, tu es un ennemi une fois sur deux.

Alors qu’aux États-Unis c’est normal, ils ont tous leurs diplômes universitaires. Du coup, je trouve aussi qu’ils savent mieux se défendre que dans le foot.

Dans leurs réponses ?Dans la façon de traiter ça, ouais. La NBA révèle aussi un énorme paradoxe : ce sont de gros racistes, mais dès qu’il y a un acte raciste, ils le prennent directement à bras-le-corps. Pas de pitié. Rien à voir, mais regarde « Balance ton porc » : avant même d’être incriminés, des types ont perdu leur boulot, leur argent. Ici en France, il n’y a pas trop eu de noms sortis, et dans le foot, c’est pareil. « On va s’arranger » , « Attendons de voir » , « Ça ne concerne pas tous les spectateurs » … Aux États-Unis, c’est beaucoup plus hypocrite, mais aussi beaucoup plus ferme.

Est-ce que c’est un truc qui te trotte dans la tête quand tu débarques pour faire un spectacle à Hénin-Beaumont par exemple, où le public est plus susceptible d’être composé d’électeurs d’extrême droite ? Tout comme il y a plus de chances qu’un Noir se fasse insulter par des supporters du Hellas Vérone ou du Zénith Saint-Pétersbourg qu’à la Licorne, par exemple.Non, parce que le football draine toutes les couches sociales d’une ville. Là où un humoriste ne rencontre – en général – pas les gens qui ne l’aiment pas.

Griezmann, quand il fait le blackface, on ne peut pas le soupçonner d’être raciste.

Nous, on est un peu épargnés par ça, il y a rarement des gens qui viennent nous voir par hasard. Au foot, tu es un ennemi une fois sur deux.

Qu’est-ce que tu penses de la scène de l’humour « raciste » en France ? Il y a peu d’humoristes qui jouent là-dessus. C’est une scène que j’aime beaucoup, qui est nécessaire et qu’il faut défendre. Mais malheureusement, beaucoup d’humoristes qui pensent combattre le racisme le confortent. C’est un équilibre très difficile à trouver, entre rire des clichés pour les déconstruire et rire des clichés pour les conforter. Il y a encore des humoristes qui confondent, et qui cherchent des rires faciles.

Aujourd’hui, on fustige le Michel Leeb caricatural de « l’Africain » et le mauvais goût du sketch sur les Chinois de Gad et Kev. Mais à l’inverse, Jérémy Ferrari est encensé. Il faut faire une différence entre : cet artiste a fait un sketch qui est raciste, et cet artiste est raciste. Tu peux être Gandhi et faire des sketchs racistes sans t’en rendre compte. Griezmann, quand il fait le blackface, on ne peut pas le soupçonner d’être raciste. C’est juste qu’il a fait un acte qui est raciste. Kev et Gad ne sont pas racistes, mais leur sketch l’était. Tout comme l’Africain était ultra raciste.


C’est un débat vieux comme le monde : est-ce qu’on est dans l’optique où c’est plus accepté que Bun Hay Mean se moque des Chinois, que tu te moques des Noirs, que Jamel se moque des Maghrébins… Et lorsqu’un Blanc rigole d’un Noir, Chinois ou autre, ça passe moins bien.Je ne suis pas d’accord avec ça, je pense que c’est ce que les gens veulent nous faire croire. Non, c’est juste que quand tu ris d’une autre communauté, ça te demande un talent et une connaissance beaucoup plus forte que ceux qui en font partie. Moi, si j’ai envie de rire des juifs, si c’est pour enfoncer des portes ouvertes, ça ne marchera pas. Mais Bun Hay Mean est chinois et il rit très bien des Arabes, Blanche Gardin elle rit de tout ce qu’elle veut, je l’ai déjà entendu faire des vannes sur les Noirs, sur des minorités. Tant que c’est fait avec brio et que l’on sent dans l’œil du comédien que c’est fait avec bienveillance… Jérémy Ferrari par exemple, derrière son cynisme et sa violence, tu sens dans son œil qu’il y a un coup de gueule contre le monde. Il n’en veut pas aux humains, hein, il en veut à la bêtise humaine.

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Propos recueillis par Théo Denmat

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