- Ukraine
À Kiev, un tournoi de foot pour amputés sur fond de guerre en Ukraine
Ce week-end à Kiev se tenait la Ligue des Braves, un tournoi de foot destiné aux amputés. Parmi les joueurs, une majorité a vu la guerre pour de vrai sans pouvoir en sortir indemnes. Le foot aide à se reconstruire et se rassembler pour ne pas sombrer, au milieu des sirènes et d’un conflit interminable et dévastateur. Reportage.

Kiev est un drôle de monde où la guerre et le quotidien cohabitent. Les cafés, les bars et les restaurants sont ouverts et remplis, tandis que les sirènes de raids aériens résonnent chaque jour. À la gare, des soldats montent dans des trains partant pour le front. Sur Maïdan, une mère plante un petit drapeau au nom d’un fils tombé au combat. Sur la pelouse du stade Bannikov, au siège de la Fédération ukrainienne, on dispute la League of the Mighty – la Ligue des Braves, un tournoi de football pour amputés. La plupart des joueurs qui foulent cette pelouse ont vu cette guerre pour de vrai, et y ont laissé un morceau d’eux-mêmes dans des conditions atroces. Ils ont été des « 300 », selon le code militaire ukrainien – des blessés à évacuer. On survit à la guerre, mais pas intact.
Sept équipes s’affrontent en ce week-end du 10 mai… On y retrouve Pokrova, le club historique de football pour amputés, situé à Lviv, mais aussi le Shakhtar, Kiev, Dnipro, Vinnytsia, etc. Le samedi débute par un peu de protocole : discours du ministre des Sports, puis du ministre des Vétérans. Chaque prise de parole s’ouvre sur un « Slava Ukraïni », aussitôt suivi d’un « Heroyam Slava » venant de tous les joueurs, alignés sur la ligne de touche (gloire à l’Ukraine, gloire aux héros en VF). Au tour des sponsors de prendre la parole. Un grand « aaaaahh » émane des joueurs quand c’est au tour du représentant de Carlsberg Ukraine. On rigole encore en Ukraine. Ce week-end est un moment heureux, profondément heureux, partagé par des centaines de soldats ayant vu la mort de si près qu’elle a pris une partie d’eux-mêmes, et beaucoup de leurs camarades. La mort a pris beaucoup, mais pas tout.
« Le football, une raison de se reconstruire de nos blessures »
Les matchs débutent et s’enchaînent rapidement. Certaines équipes impressionnent, Pokrova notamment. Contrôle orienté, circulation du ballon, vitesse de pointe des ailiers, précision et puissance des frappes, engagement de chaque instant et pressing sur tout le terrain. Des différences de niveau demeurent entre les amputés récents et les quelques joueurs handicapés de longue date. C’est le cas de Yurii, né avec une différence de taille importante entre les deux jambes, formidable plaque tournante de l’équipe de Pokrova et capitaine de l’équipe nationale d’Ukraine, ou encore Dima, élu meilleur joueur du tournoi, qui survole par sa rapidité.
En se promenant entre les équipes, on reconstruit l’histoire meurtrie du pays au fil des discussions. Roman, gardien du club de Kiev, se confie : « J’ai été gravement brûlé lors des manifestations d’Euromaïdan, rue Instytutska le 18 février 2014. J’ai connu de nombreuses complications, qui ont entraîné l’amputation de ma main droite. » Ces jours-là ont marqué le début d’un conflit qui dure depuis dix ans entre l’Ukraine et la Russie. La Révolution de la dignité mit fin au pouvoir pro-russe et ouvrit la voie à un rapprochement avec l’Europe. Mais Roman préfère parler du bonheur qu’il a à jouer aujourd’hui plutôt que de politique : « Le mouvement, c’est la vie. Le sport, c’est la vie. Avec le football, on trouve plus que de la compagnie, on trouve une raison de se reconstruire de nos blessures. »
Le football est pour moi un retour à la vie.
Petit point règles : deux mi-temps de 15 minutes, 6 joueurs de champ et un gardien, pas de hors-jeu, 50% d’un terrain normal, interdit de toucher la balle avec sa béquille, et changements illimités. Vladimir Vladimirovitch Poutine fait d’ailleurs son entrée à la mi-temps du match Dnipro-Kiev, le dernier match de poule, avec l’envoi de quelques missiles balistiques. Alerte aérienne sur Kiev, direction les souterrains de la fédération pour se réfugier, les tirs manquent tous le cadre. Drôle de nouvelle règle, c’est donc ça que vous appelez la King’s League ?
Miracle, drones et VAR
Pour les Ukrainiens, la guerre a commencé en 2014, et non en février 2022, date de l’invasion à grande échelle. Anatoly Basenko, joueur du Shakhtar, a combattu dès 2014 dans le Donbass, lorsque des groupes armés pro-russes ont déclaré les « républiques populaires » de Louhansk et Donetsk. Le rattachement de sa région à la Russie lui était inacceptable ; il a donc rejoint le bataillon Dnipro-1 dès que les combats ont éclaté. Après plusieurs années de guerre, il est parti travailler en Pologne en 2020. Lors de l’invasion à grande échelle, il est immédiatement retourné en Ukraine, d’abord pour défendre Kyiv, puis pour se porter volontaire afin de rejoindre l’enfer de Marioupol, déjà encerclée par l’armée russe : « On est arrivés en hélicoptère pour défendre Azovstal. La ville était en flammes, un immense nuage noir. » Anatoly a été grièvement blessé, amputé, puis réamputé dans un bunker d’Azovstal. C’est un miracle de pouvoir parler à cet homme aujourd’hui : « Le football est pour moi un retour à la vie. Je suis fier de porter ce maillot du Shakhtar. »
Je veux y retourner le plus vite possible. Dès que j’ai passé le processus de réhabilitation, je veux tuer des Russes avec des drones.
Son coéquipier au Shakhtar, Dmitro, fait, lui, partie des nombreux engagés au premier jour de l’invasion à grande échelle, le 24 février 2022 : « J’ai été blessé dans une mission de sauvetage il y a un an et deux mois. Une grenade russe a explosé sur ma jambe. Je n’ai pas réalisé tout de suite et j’ai essayé de me lever pour continuer à marcher, mais ma jambe était en lambeaux. » Dmitro poursuit : « J’avais le choix entre devenir alcoolique ou jouer au football. Le foot m’a permis de retrouver une communauté. Je suis si fier de porter ce maillot du Shakhtar, je suis si fier d’être ukrainien, grâce à tous ces héros. » Mais plus de guerre possible quand on a perdu une jambe… n’est-ce-pas ? « Vous pensez ? Moi j’pense pas », dirait l’autre : « Je veux y retourner le plus vite possible. Dès que j’ai passé le processus de réhabilitation, je veux tuer des Russes avec des drones. » Le plan de jeu de Dmitro est clair, et sans langue de bois en conf’ de presse.
Malgré tout ça, l’enjeu du football est tout sauf absent ! La finale oppose le Shakhtar à Pokrova. Le nouvel ambitieux face à l’institution ! Ça gueule entre coéquipiers pour des relances ratées, ça éructe contre l’arbitre pour des fautes jugées sévères. Le portier du Shakhtar atteint un nombre de « Pizdiets » hallucinant à la minute. Le public retient son souffle lorsqu’un arbitre s’en va vérifier la VAR pour un penalty (oui, y a la VAR !). Mais Pokrova est trop fort. Le Shakhtar défend dans son camp sans jamais parvenir à sortir le ballon, maintenant un semblant d’espoir en tenant si difficilement le score à 2-0. Dans les dernières minutes du match, Pokrova marque le troisième but. Dans le doute, toute la tribune se met à chanter l’hymne ukrainien lors des arrêts de jeu. Exister en Ukraine, c’est affirmer son identité.
Revivez Shakhtar Donetsk-Brest (2-0)Par Rémi Monti, à Kiev
Tous propos recueillis par Rémi Monti
Photos : Rémi Monti