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Marie Portolano: « Après chaque interview, j’avais une boule au ventre »

Propos recueillis par Pierre Maturana
10 minutes
Marie Portolano: «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Après chaque interview, j&rsquo;avais une boule au ventre<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Dans le documentaire Je ne suis pas une salope qu’elle a réalisé, la journaliste Marie Portolano donne la parole à une quinzaine de ses consœurs (Clémentine Sarlat, Estelle Denis, Isabelle Ithurburu, Cécile Grès, Nathalie Iannetta, Lucie Bacon, Margot Dumont, Vanessa Le Moigne, Charlotte Namura etc.) pour évoquer la place des femmes dans le journalisme sportif et le sexisme qui traîne dans les rédactions.

Qu’est-ce qui t’a concrètement donné envie de faire ce documentaire ? C’est vraiment quand j’ai vu Je ne suis pas un singe d’Olivier Dacourt que je me suis dit que si le racisme dans le foot était évidemment un sujet qu’il fallait traiter, il fallait s’intéresser aussi aux autres sujets, et j’ai pensé au sexisme. Au début, je voulais le faire dans le sport, puis je me suis demandé ce qui me parlait le plus, à savoir ce que j’ai traversé dans le monde du travail. C’est ça, le déclic.

Tu dis que 90% des femmes que tu as contactées ont répondu favorablement. Est-ce que tu as senti de l’appréhension, de la peur ou du soulagement de s’exprimer chez les intervenantes ?Il y a eu de tout : des personnes qui ont accepté sans réfléchir en me disant « bien sûr, c’est un sujet très important », il y a eu celles qui étaient un peu dubitatives qui me disaient « attention, il ne faut pas tomber dans un truc où on va penser qu’on ne serait que des victimes » et d’autres qui craignaient un petit peu. Mais j’ai réussi à convaincre tout le monde. Et quand je dis qu’il y a 90%, c’est parce qu’avec les 10% restants, on n’a pas réussi à se voir. Par exemple, Carine Galli n’est pas dans le doc, alors qu’elle avait accepté d’apparaître, sauf qu’on n’a pas réussi à trouver un moment commun pour le faire. Quasiment 100% des filles ont en réalité répondu positivement.

Quel est le témoignage qui t’a le plus marquée dans la conception de ce documentaire ? Elles m’ont toutes marquée. D’ailleurs, je pensais que je serais à chaque fois détachée et que je ferais mon travail de journaliste qui écoute les histoires et les témoignages. Et je me suis rendu compte qu’à chaque fois que je revenais d’une interview, j’avais une boule au ventre, que je n’étais pas très bien. Je ne mangeais pas le soir par exemple, à chaque fois. Je me disais : « Tiens, c’est bizarre », et en fait c’est mon mari qui m’a dit : « Je crois que tu ne te rends pas compte que ce que tu entends te bouleverse. » Elles m’ont toutes bouleversée dans un moment de leur interview. Un moment fort, parmi d’autres, c’est quand Clémentine Sarlat m’a expliqué pourquoi elle avait accepté de parler. Je ne l’ai pas mis dans le montage final, mais elle a pleuré. Ça a été dur pour elle de me raconter ce qui l’avait poussée à parler. Je suis touchée par les personnes qui souffrent. Donc toutes les personnes qui ont traversé quelque chose qui leur a fait du mal, ça m’a touchée.

Le témoignage de Clémentine Sarlat sur l’ambiance sexiste et le harcèlement dont elle a été victime au sein de la rédaction de France TV avait été pris au sérieux et avait débouché sur le licenciement de trois journalistes. Il faut savoir un truc que Clémentine n’a jamais dit, parce que ce n’était pas facile pour elle, enceinte, de prendre la parole et qu’elle voulait se préserver : les sanctions qui ont été prises n’ont pas été décidées simplement à la suite de son témoignage. Non, elles ont été prises après une enquête interne et l’audition de 114 personnes. Il y a eu un raccourci qui a été fait : ce n’est pas Clémentine qui a fait virer des gens, c’est l’enquête.

Quand je vais bosser, je ne dois pas avoir à gérer des gens qui me disent que j’ai grossi ou que j’ai un beau décolleté.

Tu fais parler plusieurs générations de femmes. Est-ce que tu notes une différence générationnelle dans l’approche et l’analyse sur le sujet ? Il n’y a pas de différence de générations. Si tu prends Nathalie Iannetta, elle est très féministe et parle très bien des problèmes que peuvent rencontrer certaines femmes. La différence se situe au niveau de l’acceptation. Ce qui m’a le plus marquée, qui m’a fait me poser des questions sur moi, c’est comment je suis et comment je juge les gens dans ma vie personnelle. Moi, Marie Portolano, 35 ans, blanche, hétéro, chrétienne, je vais prendre les choses différemment d’une femme qui viendrait d’une famille défavorisée, qui n’aurait pas les mêmes facilités que moi. Une remarque peut ne pas me faire de peine à moi, mais à elle oui. On ne part pas toutes avec les mêmes armes. Il y a des seuils chez certaines qui sont inacceptables chez d’autres. Ce n’est pas une question de génération, mais de sensibilité.

Tu côtoies des rédactions de sport depuis 2009, tu avais alors 23-24 ans. À titre personnel, tu as été confrontée à des situations de sexisme ? Oui, parce que c’est du sexisme ordinaire, systémique, c’est-à-dire un système de pensée qui te permet de parfois dire certaines phrases en pensant que ce n’est pas grave. Moi, ce que je voulais montrer avec ce documentaire, c’est que quand je vais bosser, quand je vais mener une interview, quand je vais faire une émission, je vais travailler, donc je ne dois pas avoir à gérer des gens qui me disent que j’ai grossi, ou que j’ai un beau décolleté ou que « ah tiens, ton petit cul, il est pas mal »… Ça, je n’ai pas à le gérer. C’est pour ça que je voulais aller voir le plus de femmes possibles parce que si elles disent toutes la même chose que moi, les gens vont se rendre compte qu’on entend ces phrases tout le temps. Moi, il y a des moments où j’en avais marre d’aller bosser et d’entendre un chef me dire : « Pourquoi tu ne mets pas un soutif plus rembourré ? Ce serait mieux de voir tes seins ! » Ça, c’est chiant.

Ça dure encore ?J’ai senti que plus ça allait, plus je vieillissais, plus on me prenait au sérieux. Il y a cette chose confortable dans la vieillesse : plus tu vieillis, plus on arrête de te draguer, donc c’est cool ! (Rires.) Puis plus tu dures dans ce métier, plus les autres se disent : « C’est bon, elle connaît son sujet. »

Il y a des manifestations évidentes et visibles du sexisme sur le lieu de travail comme les réflexions, les gestes déplacés, etc. Mais est-ce qu’il y a aussi des choses plus insidieuses, moins visibles ?Au début, ce qui m’a touchée, quand je suis arrivée dans ce milieu, c’est que je n’étais pas prise au sérieux. Et la seule raison à ça, c’est parce que j’étais une femme et que je n’avais pas joué au foot. Alors, tu comprends, forcément je ne savais pas de quoi je parlais… Mais en réalité, je comprends qu’on puisse penser ça. C’est un système de pensée tellement normal et naturel que je le comprends. Je ne fustige aucun système de pensée, mais ce que je dis dans le documentaire, c’est que quand quelqu’un exprime un mal-être, il faut l’écouter. Je ne me suis pas dit : « L’ancienne génération, c’est honteux, vraiment des connards »… Au contraire, je me suis dit : « Ok, ça, c’était l’ancienne génération, aujourd’hui on a compris que les femmes avaient autant de droits que les hommes et que c’était bien qu’elles fassent la même chose, donc acceptons-le, voilà. »

La période de test pour faire ses preuves est toujours plus longue pour une femme que pour un homme dans le journalisme sportif ?Dans le doc, Isabelle Ithurburu et Nathalie Iannetta, entre autres, racontent des choses sur leurs erreurs à l’antenne au début. Elles expliquent qu’il faut beaucoup plus de temps à une femme pour prouver qu’elle est légitime, et que, dans cette période qui est très longue, il ne faut surtout pas se tromper, sinon c’est terminé… Nathalie Iannetta raconte une anecdote avec Thierry Gilardi : « Il m’a dit :« Si toi, tu fais une erreur à l’antenne, même si tu sais, les gens vont s’imaginer que, de toute façon, tu n’y connais rien. Alors que si c’est moi qui fais le lapsus, les gens vont se dire que je me suis simplement trompé, que c’est un lapsus, que ça arrive. » » Il disait à Nathalie : « C’est injuste, mais il va falloir que tu travailles deux fois plus. »

Est-ce que tu penses qu’il y a une peur, une appréhension, ou une forme de résignation chez les jeunes filles qui voudraient se lancer dans le journalisme sportif à cause de tout ça ?Quand j’étais jeune, je n’ai jamais envisagé de devenir journaliste sportive avant de voir Nathalie Iannetta. Il y avait tellement peu de modèles que je me disais que c’était impossible et réservé aux mecs. À 10-11 ans, j’étais déjà fan de foot et je voulais déjà faire ça de ma vie, mais je me disais que c’était mort. Et puis Nathalie est arrivée, et je me suis dit que c’était possible. Donc il y a une évolution qui est bénéfique, avec de plus en plus de femmes et de modèles. Il faut montrer ces femmes qui réussissent pour que les jeunes générations se disent qu’elles peuvent y arriver et durer. La situation s’améliore, clairement. La preuve, je peux faire mon documentaire.

Mon mari m’a dit : « Je crois que tu ne te rends pas compte que ce que tu entends te bouleverse. »

Concrètement, comment aimerais-tu faire bouger les lignes avec Je ne suis pas une salope ? Mon ambition, c’est que les gens le regardent sans se sentir visés. Je ne veux viser personne. J’en ai discuté avec des potes, journalistes sportifs, qui me disaient : « Mais pourquoi tu fais ça, tout le monde va penser que les journalistes sportifs sont tous des connards », ce n’est évidemment pas mon ambition. Par exemple, quand les gens parlent de violences policières, ils ne parlent pas de toute la police. Là c’est pareil, il y a 90% de gens bienveillants et 10% qui le sont moins. Mon ambition, c’est que les gens réagissent comme mon mari l’a fait : il n’a vu le documentaire qu’une fois que je l’avais terminé, il y a quelques semaines. Après l’avoir vu, il m’a dit : « Ok, je ne me rendais pas compte, vous êtes énormément à dire la même chose, donc ça veut dire qu’il y a quelque chose. Est-ce que moi j’ai pu heurter, dans mon métier, des filles comme vous avez été heurtées ? » Si c’est la première question qui vient à l’esprit, alors c’est génial, c’est gagné. Je ne veux pas apprendre la vie aux gens. Les gens apprennent leur vie comme ils veulent. Je ne donne pas de leçons, je donne la parole aux femmes qui ont souffert.

Du coup, tu vas regarder quoi, toi, dimanche, pendant que nous, on va regarder ton documentaire ? Je vais aussi regarder Je ne suis pas une salope sur Canal + ! Même si à force de le voir, je ne vois plus que les défauts. Puis je vais regarder ce que les gens en disent, en espérant ne pas trop me faire insulter !

Je ne suis pas une salope – Dimanche 21 mars à 18h05 – CANAL+.

Dans cet article :
Pardon d’avoir douté, Rayan Cherki
Dans cet article :

Propos recueillis par Pierre Maturana

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