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Le jour où Faruk Hadžibegić a manqué le dernier penalty de la Yougoslavie

Par Mathieu Rollinger
Le jour où Faruk Hadžibegić a manqué le dernier penalty de la Yougoslavie

Quelques semaines avant le début du conflit serbo-croate et avant l'éclatement morceau par morceau de la Yougoslavie, un homme aurait pu éviter (du moins retarder) l'inévitable s'il n'avait pas manqué ce foutu tir au but face à l'Argentine. Mais Faruk Hadžibegić a buté contre les poings de Goycochea lors des quarts de finale du mondial 1990, pour ce qui restera la dernière action de la Yougoslavie unifiée dans un tournoi international. Et avec des si, l'histoire aurait certainement été moins douloureuse.

« Un but au foot, c’est 18 mètres carrés. Pour se rendre compte, c’est une chambre à coucher. Tu peux y mettre un lit, une armoire, une table de nuit, une lampe… C’est un grand espace. Et face à toi, tu as un gardien qui prend quoi ? Deux, trois mètres maximum. Ça veut dire que tu as 15 mètres carrés de libres. » Dans les pages de So Foot, l’écrivain Gigi Riva se fait l’avocat d’une rationalité poussée à l’extrême. Mais il sait aussi, pour avoir conté cette histoire dans Le Dernier Penalty, que le ballon que Faruk Hadžibegić avait au bout du pied était beaucoup plus lourd, beaucoup plus volumineux qu’à l’accoutumée. Ce 30 juin 1990, plus que la survie d’une sélection dans un mondial, c’est le destin d’un pays au bord de l’implosion qui se jouait au point de onze mètres. Au stade Artemio-Franchi de Florence, sous une chaleur accablante, la Yougoslavie — réduite à dix pendant 90 minutes — a alors poussé l’Argentine de Maradona jusqu’à la séance de tirs au but lors d’un quart de finale de Coupe du monde. « Faruk est de Sarajevo et il a vu le nationalisme monter. Il a vu les drapeaux croates et serbes au stade. Il a vu son pays se déliter. Mais il a aussi noté, après le huitième de finale gagné contre l’Espagne, que des drapeaux yougoslaves étaient de nouveau apparus, énonce l’auteur italien. Alors, il a tout cela sur le dos, le drame et les espoirs, et le but en face de lui. Et il rate. » Ainsi s’achève l’histoire de la Yougoslavie – dans sa version complète – dans les compétitions internationales.

Coup de genou et tour de Babel

Si ce coup de patte fébrile, repoussé des deux poings par Sergio Goycochea, n’est à cet instant qu’un penalty important manqué, c’est son environnement et son écho qui feront de cet échec l’un des symboles de la chute de la Yougoslavie. Pour que ce penalty devienne réellement le dernier d’une nation, il faut comprendre que depuis le 4 mai 1980, et la disparition de Tito, l’unité de la Yougoslavie ne tient plus qu’à un fil. Avant ce mondial en Italie, beaucoup d’événements auguraient que le brasier des Balkans n’attendait plus que de s’enflammer. En mai 1990, les premières élections libres en Croatie désignent Franjo Tuđman comme président de la République croate, et ce dernier s’érige alors en contre-pouvoir de Slobodan Milošević, le leader serbe. Cette tension prend corps, le 13 mai 1990, lors d’un Dinamo Zagreb-Étoile rouge. Ce jour-là, les Deljie, les hooligans de Belgrade menés par le dangereux Arkan, débarquent dans la capitale croate pour la mettre à sac. Au stade Maksimir, ils s’attaquent aux Blue Bad Boys. Les affrontements débordent sur la pelouse, et quand la police intervient, c’est pour détruire des supporters locaux. Moment choisi par Zvonimir Boban pour intervenir d’un coup de genou, venant fracasser la mâchoire de l’agent. Une déclaration de guerre. Boban exclu, ce même stade Maksimir sifflera l’hymne national face aux Pays-Bas, pour un match de préparation le 3 juin. C’est donc dans ce contexte que la Yougoslavie aborde le mondial.

La sélection est alors le reflet d’une République qui n’a plus de fédérée que le nom. À sa tête, c’est le Bosniaque Ivica Osim, surnommé l’Ours, qui sert de parabole à toutes les critiques, notamment tirées par la presse. « Bourru, charismatique, une touffe rebelle dans les cheveux, regard intense et pénétrant, il porte l’espoir insensé qu’au moins pour un mois, le temps de la compétition, on se souvienne du sens des deux mots clés sur lesquels est érigé le socialisme yougoslave« bratstvo i jedinstvo », fraternité et unité », écrit Riva. Sa liste de vingt-deux joueurs se lit également comme un échantillon de la société yougoslave, Osim arrivant à faire cohabiter les ethnies et les religions malgré le climat délétère. On y compte alors deux Serbes, sept Croates, cinq Bosniaques, un Slovène, trois Monténégrins, deux Macédoniens et deux joueurs d’origines diverses. Si, dans le bus, tout le monde sait apprécier le son rock-tzigane du Bosniaque Haris Dzinović, chaque camp reste de son côté. « Non pas par ostracisme envers les autres, mais parce qu’on est bien entre nous, on se charrie, on a des façons spéciales de rire pour dédramatiser », ajoute le croato-bosniaque Vujović. Pour Gigi Riva, « la Yougoslavie ne sait pas qu’elle est au milieu de ce gué dangereux qu’elle traverse et donne l’impression d’une tour de Babel ». Osim peut néanmoins s’appuyer sur un quatuor de confiance, constitué du gardien croate Tomislav Ivković, des trentenaires bosniaques Faruk Hadžibegić et Safet Sušić, ainsi que du capitaine Zlatko Vujović. Ceux-là guident alors une jeune génération pétrie de talents, représentée par le Serbe Dragan Stojković, le Monténégrin Dejan Savićević et le Croate Robert Prosinečki. Bref, une belle équipe pour créer la surprise et, qui sait, réunir tous ces peuples autour d’une cause commune.

« Les penaltys, c’est l’inconnu »

Pourtant, la magie n’opère pas de suite. Le premier match à San Siro, face à une Allemagne qui elle se réunifie, n’aide en rien la Yougoslavie à recoller les morceaux. 1-4 dans les dents, il faut alors une victoire étriquée face à la Colombie (1-0), suivie d’une formalité face aux Émirats arabes unis (4-1) pour se qualifier au tour suivant. À noter que face aux Cafeteros, Hadžibegić, préposé à l’exercice des penaltys, s’est fait refouler par le gardien « moitié singe, moitié chat » René Higuita. Un premier échec sans conséquence, qui aura malgré tout son importance. En effet, si le huitième de finale est ensuite validé grâce au génie et à l’ego de Pixie Stojković (cf. sa feinte de volée face à Zubizarreta), c’est en quarts que la lourdeur de ce fardeau se fera sentir. Et à Faruk Hadžibegić de le déballer. La Yougoslavie sert pourtant un match plein de courage et de solidarité, domine son sujet même en infériorité numérique. C’est finalement à la loterie des tirs au but que se scellera son sort. Pas étonnant : nous sommes à Florence, ville de Machiavel, « pour lequel la chance intervient pour moitié dans toute réussite humaine », comme le rappelle Gigi Riva.

Il est alors 19h30, et la chaleur retombe à peine. Moment où « cinq hommes, cinq buteurs(…)essaieront de donner un sens, même trop tard, à un drapeau que tout le monde voudrait fouler au pied. » Cette séance, Ivica Osim ne la verra pas, se réfugiant aux vestiaires. « Ne le prenez pas pour vous, je n’ai plus rien à faire sur le banc de touche. Les penaltys, c’est l’inconnu, la technique ne compte pour rien, lance cet ancien étudiant en maths. Mon travail s’arrête ici aujourd’hui. Bonne chance. » Safet Sušić, remplacé en deuxième mi-temps, prend alors ses responsabilités et désigne les tireurs. Forcément, il compte sur son lieutenant Faruk. « Kaltz (son surnom dû à sa ressemblance avec le joueur allemand, N.D.L.R.), tu y vas », lui lance le Parisien. « Mais Rocky, j’ai raté le mien contre la Colombie. » « Ça ne fait rien, celui-ci tu le marques. » Initialement, Hadžibegić est noté comme étant le quatrième tireur. Et quand vient son tour, il a déjà vu Stojković taper l’équerre, Maradona se faire gober sa tentative par Ivković et Troglio attraper le poteau. Ça fait donc 2-2. Mais l’arbitre suisse Kurt Röthlisberger intervient et dit que c’est au numéro 7 d’y aller et pas le 5. Une erreur. Mais c’est pourtant bien Dragoljub Brnović qui s’y colle à la hâte et, perturbé, le Messin en envoie une passe mollassonne dans les bras de Goycochea. Dezotti redonne dans la foulée l’avantage à l’Argentine, avant de laisser la balle de match entre les pattes de Hadžibegić. Six pas d’élan… et la fin d’une histoire.

Le début de la fin

Le Sochalien, bien que hagard, reste digne. Personne ne lui en voudra, vu la tournure des événements. Le soir, avant que chacun ne regagne ses pénates, les quatre patrons du groupe se feront un resto à Florence avec leurs épouses, histoire d’évacuer la frustration. Ils ne le savent pas encore, mais le lendemain leur réservera une addition bien salée. « Aucun des présents dans le stade Artemio-Franchi ne le soupçonne, écrit Riva. Et pourtant, à Belgrade, Slobodan Milošević est en train de piétiner la Constitution de Tito. Et pourtant, à Zagreb et Ljubljana, on travaille en hâte à construire un nouveau système d’institutions qui s’émancipe du centralisme serbe. Et pourtant, partout dans les bois s’entraînent des paramilitaires recrutés dans les virages des stades. » C’est pendant les vacances des footballeurs que seront donnés les premiers coups de pioche dans la Yougoslavie et que seront commis les premiers drames. C’est pendant cet été que la sélection de basket remportera – en Argentine, tiens donc – le titre de champion du monde devant les USA et devant l’URSS, avant que ses deux stars, le Croate Dražen Petrović et le Serbe Vlade Divac, ne se déchirent. Peut-être le savait-il, cet homme qui se serait tiré une balle dans la tête, après le tir manqué de Hadžibegić, comme rapportera à l’époque le quotidien Slobodna Dalmacija.

Quand on lui demande si son penalty a changé le cours de l’histoire, le Bosniaque laisse planer un doute. « Tout ce que je peux vous dire, c’est que vu l’attachement de notre peuple à cette équipe nationale, si j’avais mis ce penalty, on se serait qualifiés pour les demi-finales du mondial. Et sans paraître prétentieux, je pense que ça aurait pu retarder la guerre », assura-t-il un jour pour 20 Minutes. Il y aura bien d’autres matchs, disputés par la sélection yougoslave (dans sa forme comptant six républiques), dans un contexte de plus en plus difficile. Ces maillots bleus resteront l’un des derniers liens entre ces diverses nationalités. En 1992, elle devra se retirer du championnat d’Europe, au profit du Danemark, repêché et futur vainqueur. Le soir de l’élimination à Florence, en conférence de presse, Ivica Osim aura ces mots, prononcés en français pour emmerder les journalistes de son pays : « Dans deux ans, la Yougoslavie gagnera la Coupe d’Europe. Si elle n’explose pas, si on s’occupe d’elle, si on la soutient. Mais je sais déjà qu’il n’en sera rien, c’est le pire qui arrivera. »

Dans cet article :
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Par Mathieu Rollinger

Tous propos, sauf mentions, issus du livre Le Dernier Penalty, histoire de football et de guerre de Gigi Riva, paru en 2018 aux éditions Seuil.

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