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«  La violence est consubstantielle au développement du football »

Propos recueillis par Nicolas Kssis-Martov
13 minutes
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Marseillais, Corses ou Bretons aiment chanter le particularisme régional de leur football. De nombreux chercheurs, historiens de clubs ou passionnés du dimanche ont brodé sur ces réalités locales et élaboré quelques belles légendes. Mais personne n’avait pris la peine de considérer Paris et sa banlieue comme un objet autonome d’étude, comme si, par un vieux réflexe d’antijacobinisme, ce qui reste l’un des territoires essentiels du ballon rond ne pouvait mériter un tel honneur. L’ouvrage, tiré de sa thèse, de l’historien Julien Sorez rattrape ce retard en décrivant la naissance puis l’essor initial du football dans la capitale et ses environs. Où il est question de violence(s), d’intégration et d’argent.

En quoi l’analyse historique de l’implantation du foot en région parisienne permet-elle d’éclairer la situation atypique d’une grande capitale européenne avec un seul grand club présent dans l’élite ?Ma démarche initiale visait en effet à étudier le développement d’une pratique devenue populaire en région parisienne. Ce cadre d’étude auparavant délaissé par la recherche historique permet d’interroger une double spécificité. D’une part, il convenait d’interroger la place du football dans la capitale de l’Hexagone, dont le rayonnement est davantage fondé sur la culture la plus légitime : arts, opéra, théâtre, activités qui depuis plusieurs siècles ont bénéficié du soutien du pouvoir politique. D’autre part, l’étude du football en région parisienne permet, en intégrant les banlieues, de sortir de la dimension purement parisienne pour considérer des espaces où le football est aujourd’hui devenu un phénomène important. L’existence d’un seul club parisien dans l’élite du football européen s’explique tant par des raisons liées à l’histoire de Paris et ses banlieues que par la structuration du football français. En premier lieu, l’absence de maire élu à Paris jusqu’en 1977, la pression foncière qui s’exerce dans les proches banlieues et autour de la zone des fortifications ou encore le désintérêt des grands industriels de la région pour le football en particulier expliquent le dynamisme relatif du football parisien. Ensuite, le football en France connaît un précoce et franc succès en province où il bénéficie de l’appui du pouvoir municipal et des patrons de l’industrie, du sentiment d’identification important de la part de la population locale, notamment dans le Sud-Est ou dans l’Ouest de l’Hexagone. Enfin, la politique centralisatrice de la toute jeune Fédération française de football, association créée en 1919, nuit à l’épanouissement et la popularité du football parisien : la très grande majorité des rencontres de l’équipe nationale sont organisées dans les enceintes commerciales de la capitale afin d’accroître les bénéfices financiers dans une région à fort réservoir de spectateurs, tout comme les phases finales des compétitions nationales. À cette politique fédérale, s’ajoute l’organisation des Jeux olympiques en 1924, puis de la Coupe du monde de football en 1938. Le public parisien est donc régulièrement sollicité par des compétitions sportives où les clubs parisiens ne sont pas toujours représentés et une partie des recettes générées par le public parisien ne rentrent pas dans les caisses des clubs de la région.

La conjonction de ces facteurs d’explication entraîne la lente agonie des clubs apparus dans le centre de Paris ou la très proche banlieue et qui avaient fait les beaux jours du football parisien dans la période précédant la Première Guerre mondiale…Au moment de la professionnalisation en 1932, le Club Français, le Cercle Athlétique de Paris et le Red Star ne tiennent plus la comparaison avec les grands clubs de football provinciaux. Seul le Racing Club de Paris, grâce aux deniers de son président Jean Bernard-Lévy, continue de tenir le haut du pavé aux côtés du FC Sochaux, de l’Olympique de Marseille ou du FC Sète. Si des clubs nés au début du XXe siècle, seul le Red Star garde une certaine notoriété, c’est en partie le fruit du hasard. Car ce club fondé dans le VIIe arrondissement s’est progressivement déplacé au rythme des opportunités spatiales en banlieue et a bénéficié de l’appui de ses dirigeants qui, par ailleurs, étaient au cœur des instances du football régionales puis nationales, comme Jules Rimet, président de la FFFA puis de la FIFA. Le club a rencontré à Saint-Ouen une population ouvrière qui s’est alors identifiée à l’équipe et qui l’a porté durant de nombreuses décennies.

La progressive démocratisation du ballon rond s’opère par un grand nombre d’acteurs associatifs, catholiques, corporatifs, ouvriers, etc. La FFF a-t-elle récolté le travail des autres ?Il est vrai d’une part que le processus de diffusion sociale du football est assez lent. Pratiqué par les employés d’entreprise et du secteur public menacé par la féminisation de leur travail et par les étudiants anglophiles des collèges municipaux comme Chaptal ou Rollin à la fin du XIXe siècle, l’institution qui s’ouvre dans un premier temps aux classes populaires de manière très volontariste, ce sont les patronages catholiques. Car pour cette fédération sportive, le football s’inscrit dans une stratégie de reconquête de la jeunesse urbaine déchristianisée et qu’il convient de ramener par les œuvres dans l’orbite du clergé. Toutefois, le maillage paroissial assez lâche dans une banlieue parisienne en pleine transformation et l’émergence à partir des années 1920 de municipalités ouvrières hostiles aux œuvres catholiques font péricliter cet élan catholique, contrairement à d’autres régions comme la Bretagne ou la Bourgogne où le football catholique demeure un vecteur de démocratisation important. Dans les années 1930 et au-delà, la revalorisation de l’image du football dans les organisations sportives ouvrières et la réduction du nombre d’heures de travail hebdomadaire à partir du Front Populaire favorisent le développement d’une pratique populaire de plus grande ampleur. Quant à la Fédération française de football, elle n’a pas pour cible spécifique les classes populaires. Mais elle bénéficie d’un côté de la capacité des individus, dont certains ouvriers, à faire prévaloir leurs intérêts sportifs sur la lutte sociale et d’un autre côté des membres des classes populaires qui ne se reconnaissent par dans l’identité et la sociabilité spécifiques des patronages catholiques. En outre, la création de la Fédération française de football en 1919 consacre plus qu’elle n’engendre l’autonomie de la pratique du football sur des considérations idéologiques et surtout sur une conception omnisport de la pratique portée par les fédérations d’avant-guerre, où le modèle d’excellence corporelle était le gentleman amateur touchant à plusieurs sports. Dans cette perspective, on comprend que de nombreuses équipes de patronage et même des clubs des fédérations sportives ouvrières, sur décision de leurs dirigeants, entrent à la FFFA, exclusivement consacrée au développement du football et à l’amélioration technique de ses pratiquants. Enfin, les clubs qui sont affiliés à la FFFA dans l’entre-deux-guerres, n’étant pas officiellement associés à une identité religieuse ou à une couleur politique, représentent des vecteurs privilégiés d’une identité locale, comme le quartier ou la commune. Dès lors, l’identification de certains individus ou groupes sociaux s’effectue souvent avec plus de facilité que dans des organisations dites « affinitaires » .

Un sport, c’est d’abord un stade. Le terrain de foot est-il le véritable marqueur du triomphe du football ? Existe-t-il une géographie du football qui se consolide au fil des années ?Les premiers terrains de football sont des espaces à la marge de l’urbain, comme les bois de Vincennes et de Boulogne, notamment le champ des manœuvres militaires. Progressivement, le football s’impose sur les pelouses centrales des Vélodromes tels que le Parc des Princes, puis Buffalo à Montrouge dans l’entre-deux-guerres, mais il devient aussi l’espace central des stades associatifs et municipaux qui se multiplient en région parisienne au détriment des terrains de rugby. Du petit terrain associatif aux enceintes commerciales que sont Buffalo, le Parc des Princes et le stade de Colombes, on recense toute une panoplie de terrains. Il existe néanmoins deux grands types de stade et également de publics à partir des années 1920. D’un côté, le stade associatif ou communal, porteur d’une identité locale assez marquée, comme c’est le cas du Stade de Paris qui accueille à Saint-Ouen le Red Star, mais aussi d’autres clubs localisés à l’est d’une diagonale Colombes-Saint-Mandé. Le public y est plutôt populaire et il soutient en toute circonstance l’équipe locale à laquelle il s’identifie. D’un autre côté, à l’ouest de cette diagonale parisienne, on retrouve la plupart des stades commerciaux, qui sont souvent administrés par des sociétés d’investisseurs au sein desquelles siègent les directeurs de la presse sportive, comme le Parc lié à L’Auto ou Buffalo administré par Victor Breyer, directeur de L’Écho des Sports. Cette dimension commerciale en fait des enceintes du sport-spectacle accueillant la plupart des rencontres nationales et internationales, mais le principe de l’équipe résidante ne prend pas. Le public s’identifie peu aux équipes parisiennes qui s’y produisent à l’occasion et il ne les encourage qu’à condition qu’elles produisent du « beau jeu » . C’est d’ailleurs un des problèmes récurrents du Racing Club de Paris, qui se produit de stade en stade dans les années 1920 et 1930 et qui ne parvient pas à fédérer un public fidèle, contrairement au Red Star à Saint-Ouen. Entre ces deux modèles, de nombreux stades associatifs et surtout municipaux complètent les installations sportives en région parisienne. Encore faut-il souligner que les stades intra-muros comme le Parc et le stade Elisabeth font figure d’exception et c’est en partie de long des boulevards des Maréchaux, au bord de l’ancienne zone des fortifications, et en banlieue, que le football a réellement trouvé des espaces pérennes.

De quelle manière la composition et les recompositions des espaces politiques de Paris et de ses banlieues ont-elles affecté l’existence du foot ?L’absence de maire élu et le pouvoir limité des conseilleurs municipaux soumis à la tutelle du préfet de la Seine, conjugué au poids de l’administration de la Ville de Paris ont sans doute représenté un frein au développement des pratiques sportives populaires dans Paris. Contrairement à la province, l’absence d’une classe politique susceptible d’exploiter le capital symbolique des victoires sportives a joué contre le développement du football parisien. La politisation du football et de ses espaces a en revanche trouvé en banlieue un terrain d’expérimentation fort intéressant. La construction d’un terrain de football, ainsi que les exploits sportifs des équipes de banlieue ont souvent été utilisés pour affirmer l’identité de communes soumises à de profondes transformations économiques et sociales et à un accroissement démographique important. L’équipe de football joua sans doute un rôle dans l’émergence d’un sentiment de fierté d’une population en constitution et permit à des élus, notamment socialistes et communistes, de s’ancrer dans des circonscriptions récemment conquises, comme à Gennevilliers, Clichy ou Saint-Denis. Néanmoins, ce football de banlieue, où s’implantent progressivement les fédérations sportives ouvrières dans l’entre-deux-guerres, porte un projet d’émancipation sociale et, à ce titre, condamne les pratiques commerciales et la professionnalisation du football, initiées depuis la fin des années 1910. Le football parisien devient donc par la banlieue un football associatif et militant comme dans aucune autre région, mis à part peut-être la région Nord-Pas-de-Calais où le sport socialiste et communiste est également bien implanté. Seuls deux clubs professionnels semblent porter un projet ambitieux sur la durée, le Racing Club de Paris et le Red Star, mais ces clubs s’effondrent dans les années 1960 et n’auront défendu les couleurs de la région parisienne que par intermittence.

Vous évoquez la question de la violence, on a trop souvent tendance à oublier que cette problématique n’est pas apparue avec le hooliganisme, est-elle une préoccupation des clubs, de la ligue, des médias de l’époque ?La violence est consubstantielle à l’apparition et au développement du football. Professionnalisé et pratiqué par une majorité d’ouvriers britanniques lorsqu’il arrive en France à la fin du XIXe siècle, il est alors dénoncé, en partie à tort, comme violent par les promoteurs et les pédagogues anglophiles issus de la bourgeoisie et de l’aristocratie parisiennes, qui préfèrent les vertus sociales de l’athlétisme et du rugby. Les rencontres de football des premières décennies n’en demeurent pas moins très engagées, mais il existe alors un seuil de violence légitime assez élevé, parce qu’elle traduit en même temps qu’elle exprime les ressorts identitaires de ceux qui pratiquent le football : les jeunes hommes employés de commerce et d’administration au début du siècle menacés par la féminisation de leur travail ou les habitants des banlieues pour lesquels cette pratique autorise l’affirmation d’un « patriotisme de clocher » dans l’entre-deux-guerres. Ce faisant, la régulation de la violence est rapidement devenue une préoccupation centrale des dirigeants sportifs, puis des édiles républicains. Car la violence nie toute vertu à une pratique qui se cherche, sous la Troisième République, une légitimité sociale que lui disputent alors la gymnastique et le cyclisme, qui sont en France sans doute plus populaires jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Surtout, la violence décrédibilise l’autorité sociale et politique de ceux qui en administrent la pratique, à savoir les dirigeants associatifs et fédéraux, ainsi que ceux qui en favorisent le développement en créant des espaces de jeu, c’est-à-dire les élus. C’est ainsi que les déclarations d’intention, les condamnations ainsi que les programmes mis en œuvre pour combattre la violence attestent tout autant l’existence de situations inacceptables dans le jeu que le besoin pour les dirigeants sportifs ou politiques de réaffirmer leur pouvoir et leur légitimité à partir d’une thématique qui fait consensus.

L’autre sujet qui commence aussi à poindre son nez est celui de l’intégration, comment le football parisien s’y trouve-t-il confronté ?Le sport, là où il se diffuse, se fond dans une sociabilité existante et par là nourrit une forme d’entre-soi. Il est, pour les Britanniques vivant majoritairement dans l’Ouest parisien, un espace social où se retrouver et garder, par la pratique et la sociabilité qui lui sont associées, un contact avec la mère patrie. Ce schéma se retrouve dans de nombreuses communautés d’immigrés dans l’entre-deux-guerres en région parisienne, mais aussi provinciales. Dans ce cadre communautaire, il est une manière de s’acclimater à un nouvel environnement socio-économique, la région parisienne, où l’anonymat est souvent la règle. Mais de nombreux clubs de football fondés sur l’identité locale sont aussi un moyen pour de nombreux migrants de s’intégrer dans leur nouveau cadre de vie et prendre racine. Le football parisien est un point d’observation privilégié de cette fonction sociale du sport, dans la mesure où Paris et surtout ses banlieues accueillent dans la première moitié du XXe siècle de nombreux migrants venus chercher du travail dans l’industrie de la région. Mais le football n’est qu’un des versants de l’intégration des individus. Les sociabilités sur le lieu de travail, du quartier et des cafés sont tout aussi importantes. Le football, dans bien des cas, pérennise sur le temps des loisirs ces relations existantes, mais il ne porte que rarement à lui seul, dans l’entre-deux-guerres, le projet d’intégration des individus, mis à part celui des vedettes étrangères qui sont recrutées et payées pour jouer uniquement au football.

À la fin de la lecture de votre ouvrage, on a le sentiment que le foot est finalement un sport plus pratiqué qu’aimé, en gros que la passion pour le foot à Paris résulte davantage de son ancrage associatif que de sa capacité à déplacer les foules ?Disons, à partir de ce que j’ai évoqué précédemment, qu’il existe à mon sens un réel clivage entre le football spectaculaire et le football identitaire au cours de la période que j’ai étudiée et sans doute au-delà. On rencontre des clubs et des enceintes tournés vers la dimension spectaculaire du football et orientés vers les profits économiques. En réponse, le public est exigeant quant à ce qui lui est proposé, car il paie un droit d’entrée. Certains matchs de l’équipe de France, la venue d’équipes de renom comme l’Arsenal FC dans les années 1930 attirent souvent de très belles affluences et génèrent des recettes conséquences. Mais le dynamisme du football parisien repose en effet à terme davantage sur les associations de banlieue, qui bénéficient progressivement de l’appui des édiles locaux ou du petit patronat qui augmentent les subventions et érigent des enceintes sportives leur permettant d’avoir un œil sur les loisirs de leurs administrés ou de leurs employés. Il n’en demeure pas moins que l’un des enjeux stratégiques pour un club commercial comme le PSG version qatarie sera sa capacité à fédérer dans un projet commun et à long terme les nombreux amateurs du ballon rond résidant en région parisienne, pratiquants comme supporters, et qui ont une soif plus que décennale de trophées et de reconnaissance européenne.

À lire : Julien Sorez – Le football dans Paris et ses banlieues – Presses universitaires de Rennes

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Propos recueillis par Nicolas Kssis-Martov

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