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« Épargnons à nos Bleues les injonctions injustes et contreproductives à la victoire »
Annie Fortems a suivi de près le développement du football féminin. Et pour cause, la cofondatrice et ex-capitaine de Juvisy y a contribué. Mais celle qui est aujourd’hui psychanalyste existentielle s’inquiète de la résonance prise par un discours qui voudrait que ces efforts et les (peu de) moyens dépensés jusque-là resteraient vains tant que les Bleus ne remportent pas de titre majeur.

L’élimination précoce des Bleues lors de la Coupe du monde 2019 en France a généré un constat plutôt neutre : l’équipe de France féminine subirait « la malédiction des quarts ». Depuis quelque temps, une impatience, voire un certain agacement commencent à sourdre çà et là dans l’univers du ballon rond et des médias et même chez le grand public à l’égard des performances de nos Bleues. « Mais quand les Bleues vont-elles décrocher leur premier titre, quand même il serait grand temps ! » Commentaires qui sonnent comme des avertissements.
Je peux comprendre ce désir de médaille, néanmoins il me semble qu’il ne serait que justice de faire preuve de patience à leur égard en leur épargnant une pression du résultat contreproductive. Compte tenu de son histoire difficile et singulière, l’équipe de France féminine n’est, aujourd’hui, qu’au stade d’adolescence et n’a pas encore atteint celui de la pleine maturité.
Rappelons-nous l’histoire des footballeuses, ces combattantes !
Depuis la reconnaissance du foot féminin par la Fédération française de football le 29 mars 1971, et le premier match de l’équipe de France féminine le 17 avril de cette même année (victoire 4-0 contre les Pays-Bas, NDLR), pendant les décennies qui ont suivi, les footballeuses ont du subir par étapes l’hostilité, le mépris, le dénigrement, pour finir à la fin des années 1990 et durant les années 2000 avec une sorte d’acceptation sous la contrainte du ministère de tutelle, mais sans reconnaissance véritable. Avec comme corollaire attendu avec ce type de traitement, des moyens au minimum alloués au développement de cette discipline jusque dans les années 2010.
Il aurait été logique et facile de reproduire sur le mode copié-collé le modèle masculin efficace au profit du développement du football féminin à partir de 1971 par la FFF et les pouvoirs publics. Mais, étrangement, ce ne fut pas le cas. Ce fut même tout l’inverse.
Au bout de 40 ans d’existence, enfin, la FFF a décidé qu’il était temps d’avoir un projet pour les footballeuses et a consenti à investir dans le football pratiqué par les femmes. Modestement par rapport au football masculin, mais après des décennies de disette, ce nouveau regard bienveillant des instances sur cette discipline était bienvenu et bon à prendre. Sans illusion excessive.
Regardons maintenant du côté de l’histoire du foot masculin et de ses garçons choyés
Pour mémoire, le premier match de l’équipe de France masculine a eu lieu le premier mai 1904. Les instances – le CFI (le Comité français interfédéral) puis la FFF – et les pouvoirs publics d’État et territoriaux, animés collectivement par une puissante et durable volonté politique, ont décidé d’investir rapidement et durablement dans le développement de ce sport. Avec un franc succès, puisque le football masculin est le sport le plus pratiqué dans l’Hexagone, quasiment tous les villages de France et de Navarre se sont dotés d’un terrain de football, l’excellence des centres de formation est reconnue mondialement, la médiatisation de ce sport est omniprésente, et la professionnalisation de tous les métiers du secteur footballistique au masculin est réussie. Preuves, s’il en fallait, que quand la volonté politique est puissante, l’excellence advient.
De plus, ces efforts massifs financés en grande partie sur les deniers publics, n’étaient pas assortis de conditions impérieuses : pas d’exigence de retour sur investissement à court ou moyen terme, pas d’injonction de résultats en compétition. Les attentes pourraient se résumer ainsi : « Vous méritez de jouer, prenez votre temps pour grandir, pas d’urgence pour le trophée, on verra plus tard pour la rentabilité, et on vous soutiendra quoi qu’il arrive ! » C’est l’inverse de ce que l’on exige depuis le début des footballeuses et aujourd’hui des Bleues : « Estimez-vous chanceuses d’avoir cette place, soyez vite rentables puisqu’on a investi un peu sur vous, et remportez un titre rapidement, il y va de votre survie ! »

Ce modèle de développement du football masculin volontariste, lent et soutenable a fini par porter ses fruits en compétition : l’équipe de France masculine remporte l’Euro 1984 et le premier titre de son histoire. Soit 80 ans après son premier match ! Il aurait été logique et facile de reproduire sur le mode copié-collé ce modèle efficace au profit du développement du football féminin à partir de 1971 par la FFF et les pouvoirs publics. Mais, étrangement ce ne fut pas le cas. Ce fut même tout l’inverse.
Le temps est de leur côté
La raison de ces écarts discriminants qui concernent le football féminin en particulier, mais aussi tout le sport féminin en général est aujourd’hui bien documentée. Notamment dans le livre Du sexisme dans le sport. Son autrice Béatrice Barbusse, chercheuse en sociologie du sport, nous explique qu’historiquement, « le sport a été créé par les hommes, pour les hommes, et pour qu’il bénéficie exclusivement à ces derniers ». (1)
Dans ce contexte culturel structurel, la route est encore longue vers l’égalité de traitement pour les footballeuses et toutes les sportives. Mais aussi pour toutes les femmes dans tous les champs sociaux et professionnels. Dans les familles aussi. La culture sexiste qui structure nos sociétés contraint nombre de petites filles à être plus précoces que les petits garçons, plus adaptées, plus autonomes et plus invisibles.
Leur histoire chaotique autorise les Bleues à prendre le temps qui leur sera nécessaire pour décrocher un titre. Elles sont issues d’une histoire de combattantes, leur engagement est total, et on peut être sûrs qu’elles donnent tout sur le terrain.
Pour ma part, au regard de ces éléments – 54 ans seulement d’existence de l’équipe féminine, du football féminin créé ex nihilo sans moyens ni volonté politique avec des murs d’obstacles à franchir –, il convient d’épargner à nos Bleues les injonctions injustes et contreproductives à la victoire. Leur histoire chaotique les autorise à prendre le temps qui leur sera nécessaire pour décrocher un titre. Elles sont issues d’une histoire de combattantes, leur engagement est total, et on peut être sûrs qu’elles donnent tout sur le terrain et qu’elles-mêmes n’attendent qu’une chose : décrocher un titre en juillet, ou à défaut le plus rapidement possible. Je forme aussi le vœu que nos Bleues soient indulgentes aussi avec elles-mêmes. La primordiale égalité hommes femmes se loge aussi dans ce rappel historique. À défaut, la tendance serait encore et encore, comme une incessante répétition, d’exiger plus des femmes que des hommes, et de surcroît, comme d’habitude, avec infiniment moins de moyens et de reconnaissance.
Si les Bleues remportent un titre cet été, ce ne serait donc en aucun cas une victoire nécessaire et légitimante, sur le mode « enfin, ce n’est pas trop tôt » ou « il était grand temps », comme on l’entend. Mais, bien au contraire, au regard de leur histoire de maltraitance, elles accompliraient un immense exploit – bien supérieur à celui des Bleus de 1984, 1998 et 2018. En effet, elles décrocheraient leur premier titre 30 ans plus tôt que leurs homologues masculins, dans un contexte difficile de sous-investissement structurel et de manque de reconnaissance chronique quand ceux-ci étaient gâtés par leur histoire. En revanche, si le titre leur échappe au prochain Euro chez nos voisins helvètes, faisons preuve de patience et d’indulgence à leurs égards. Il leur reste de la marge. Elles auront encore du temps devant elles pour bénéficier du même espace-temps qui a été accordé aux Bleus pour leur premier titre : une petite trentaine d’années !
Sondage : allez-vous suivre l’Euro féminin en Suisse ?Par Annie Fortems
Pionnière du football féminin,
Co-fondatrice/capitaine du Club de Juvisy,
Psychanalyste existentielle,
Chevalière de la Légion d’honneur,
Médaille de la ville de Paris,
(1) Béatrice Barbusse, "Du sexisme dans le sport", 2e édition, Paris, Anamosa, 2022, 384p