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Eriksen aux enfers, et revenu

Par Thibaud Leplat
5 minutes
Eriksen aux enfers, et revenu

Comme en 1992, le Danemark est en train d’offrir une fable avec du football à l'intérieur. On les croyait à terre, les Danois sont en fait en mission. Le pitch de cette histoire tient en une phrase : c’est l’histoire de marins privés de leur capitaine qui rêvaient d’accomplir une vieille promesse.

Ce qui nous arrive n’arrive qu’à nous. Mais ce que nous pensons, nous sommes rarement les seuls à le penser. Quand Christian Eriksen s’est effondré sous nos yeux, le 12 juin 2021, dès le troisième match de la compétition, quelque chose de brutal et d’irréversible s’est passé. Après une année d’hôpitaux et de décompte angoissant, on lui avait fermé la porte pour un mois. Mais la compétition à peine commencée, la mort était de retour. Elle était passée par la fenêtre. Quand ses camarades ont entouré le corps de leur meneur d’une tendre chorégraphie — l’image est toujours bouleversante —, les sanglots sont montés, c’est vrai. Sur leurs joues. Sur les nôtres. Étrange communion. On ne voulait pas voir et pourtant on regardait. On ne voulait pas savoir et pourtant on savait.

Le capitaine finalement ressuscité, le match était parvenu à son terme quelques heures plus tard. Et plutôt que de regretter la défaite contre la Finlande, on a préféré parler de cardiologie, d’organisation, de défibrillateurs. On a même juré qu’on actualiserait notre PSC1. On en a promis des choses importantes, c’est certain. Les circonstances l’exigeaient. Mais on a oublié l’essentiel. Comme un rappel, il était apparu au match suivant contre la Belgique. Face à la mort qu’ils venaient de vaincre et contre la première sélection mondiale, le Danemark avait tout changé. Plutôt que de jouer à la veuve et à l’orphelin dans cet EuroCovid incapable de nous offrir la moindre consolation, les hommes ont répondu comme des Vikings. Les yeux droits devant les vagues inhospitalières, certains les auraient même entendus hurler à l’océan déchaîné « à nous deux maintenant ! » .

« Der er et yndigt land »

Il se passe avec cette sélection danoise, ne le cachons plus, ce qu’il se passe avec Orphée, Homère ou Shakespeare. Tout à coup, nos esprits avides de transcendance s’animent. Une poignée de marins, injustement privés de leurs capitaine, décidaient de prendre la mer pour accomplir une vieille promesse. La voilà, la meilleure histoire de cet Euro. Quand l’intrigue est si bonne, toute la narration prend une profondeur morale insoupçonnée pour nos esprits nouvellement crédules. Des chants dans un stade rouge et blanc deviennent bouleversant de signification. Des « Eriksen » dans le dos et sur les banderoles deviennent des cris de joie et de colère contre la fatalité. Les visages de Simon Kjær, Thomas Delaney, Mikkel Damsgaard se changent en symbole sportif du dépassement de soi. Au 4-3-3 prudent construit autour de leur capitaine, n’importe quel sélectionneur aurait choisi de lui faire succéder une composition plus prudente. C’est d’ailleurs, c’était inévitable, ce qu’avait fait Kasper Hjulmand en seconde mi-temps contre la Finlande. Mais contre la Belgique, au match suivant, coup de théâtre. C’est le 3-4-3 qui était privilégié. Le petit Damsgaard aura la charge de sonner la révolte.

C’est bouleversant de voir des hommes répondre ainsi à la mort et à la fatalité qui rôde par de l’insolence, par du jeu. La première mi-temps contre la Belgique fut époustouflante de vitalité. Quelques jours plus tard, la victoire « miraculeuse » 4-1 contre la Russie (en suivant cette même intention tactique), telle était la meilleure nouvelle du mois de juin 2021. Hjulmand avait prévenu avant le match : « Nous allons être prêts. Nous sommes préparés à venir au (stade) Parken pour une nuit magique… C’est comme si notre Euro débutait maintenant. » Justice venait d’être rendue. Mais pas la justice divine. Non, celle-là ne nous concerne pas. Pas encore, pour le moins. C’est la justice poétique, celle de nos histoires et de nos poèmes, qu’il fallait respecter. Il y avait quelque chose de pourri au royaume de Danemark. Il y a désormais un océan à conquérir.

Le pays du football

En 1992, les Danois, comme les Grecs anciens avant eux, nous avaient appris à prendre tout ce qui nous arrive un peu plus à la légère, mais sans jamais perdre de notre profondeur. Ils était en vacances quand d’autres s’enfermaient dans leur préparation. Ils étaient avec femmes et enfants dans les hôtels quand d’autres prônaient les retraites et l’isolement. Rappelés en urgence et à la dernière minute pour faire le nombre à l’Euro suédois de 1992, Brian Laudrup, Peter Schmeichel et Henrik Larsen avaient fini par remporter une compétition à laquelle ils n’étaient même pas invités. Le tout, dans un immense éclat de rire.

En 2021, le Danemark nous démontre la portée symbolique et narrative de notre jeu favori. Il s’agit bien, onze mortels contre onze autres, de se disputer un trop rare ballon. Sur nos terrains, il s’agit aussi — il s’agit surtout — de lutter contre la gravité qui accroche nos semelles, contre le chaos qui menace nos harmonies collectives, contre la nature qui nous essouffle les artères. Eriksen descendu aux enfers, mais revenu, est le héros permanent de cette histoire sans dénouement. Eriksen, c’est le Danemark. Et le Danemark, c’est le football.

« Ils le méritent »

Mais attention. Nouvel avertissement. Ne nous leurrons pas. L’unanimité brutale, spontanée et inconditionnelle que suscite cette équipe ne vient pas (seulement) de la menace mortelle qui a pesé. Elle rôde toujours où que l’on soit. On ne le sait que trop. Non, la joie profonde que procure cette histoire, c’est l’incroyable réponse des camarades à la chute de leur numéro 10. On a vibré lundi soir quand on a vu un royaume d’à peine 6 millions d’habitants et grand comme la Bourgogne coller une danse (en 3-4-3) au plus vaste pays du monde et à ses 145 millions d’âmes.
On peut dire qu’on a déjà tout vu. On peut dire que cet Euro est parfois lent à se dérouler. Mais avec ce Danemark, on ne peut pas dire qu’on n’était pas heureux de les savoir qualifiés pour les huitièmes de finale. « Ces joueurs ont su se frayer un chemin dans le cœur des Danois. Ils sont devenus les idoles de jeunes garçons et de jeunes filles. Et j’en suis tellement heureux », a expliqué à la fin du match Hjulmand. Comme en 1992, cette équipe est en mission. « Ils le méritent », murmurait-on lundi soir avant d’éteindre la lumière. Oui, ils le méritent, exactement comme Ulysse, après autant de naufrages, méritait de retrouver Pénélope.

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