- International
- Angleterre
« Bellingham est trop élégant pour être le héros ouvrier que l’Angleterre aime »
Jude Bellingham est devenu le visage d’une Angleterre qui se rêve championne du monde mais cette incarnation fait visiblement débat. Les tabloïds s’en mêlent, son sélectionneur aussi, et les mots de Ian Wright résonnent comme un rappel brutal à l’ordre social du football anglais : « L’Angleterre n’est pas prête pour une superstar noire ». Claude Boli, sociologue et historien du football britannique en plus d'être "frère de", explique pourquoi cette phrase ne relève ni du buzz ni de la provocation gratuite.
À Madrid, Bellingham est déjà prophète. En Angleterre, il reste un sujet de dispute nationale. Sa récente réaction lors d’un remplacement a offert aux tabloïds un scénario qu’ils adorent : la star trop sûre d’elle, trop protégée, trop voyante. Même Thomas Tuchel a alimenté le débat en évoquant sa frustration et son comportement. Derrière les critiques sportives, ressurgit une vieille idée : l’Angleterre accepte les joueurs noirs tant qu’ils ne prennent pas trop de place. On se souvient des insultes racistes visant Rashford, Saka et Sancho après l’Euro 2021. Avec Bellingham, le pays se retrouve face à ses contradictions : réclamer une star, mais ne pas assumer qu’elle soit noire, jeune et dominante. Sa trajectoire bouscule un mythe anglais : celui du héros populaire, issu de la classe ouvrière. Et c’est peut-être là que se cristallise le malaise.
Claude, quand Ian Wright dit que « l’Angleterre n’est pas prête pour une superstar noire », il exagère ou il met le doigt là où ça fait mal ?
Il faut rappeler le contexte, c’est juste après la réaction de Bellingham quand il sort du terrain, ce qui a créé beaucoup de commentaires. Cette phrase ne vient pas de nulle part. Elle renvoie à l’histoire de la place des populations noires en Angleterre, à l’époque coloniale et à la domination culturelle où le football a été central dans l’affirmation de la puissance anglaise. L’Angleterre s’est construite autour d’un certain type de figures héroïques. Le héros du foot anglais a longtemps été un joueur blanc issu de la classe ouvrière, venant souvent du Nord industriel, incarnant la souffrance et la virilité ouvrière. Bellingham, pour l’instant, n’est pas identifié à cette figure. C’est ce que dit Ian Wright. Ce n’est pas juste un sujet sportif. C’est un sujet historique.
En Angleterre, pour être un héros national, il faut d’abord être le héros du peuple. Et Bellingham, devenu star à Dortmund puis à Madrid, n’a pas coché cette case.
Comment s’est construite cette représentation du football par les Anglais ?
Le football anglais est né au cœur de l’industrialisation. Les clubs sont des usines qui ferment tard, des communautés ouvrières qui se réunissent le samedi. Le football devient un moyen de fierté locale et d’identité sociale. Les joueurs deviennent des représentants du peuple, presque des délégués. L’Angleterre s’est aussi imposée par le football dans le monde. Ce sport est une signature de la puissance anglaise, militaire, culturelle. Cela crée un sens de propriété : le football n’est pas seulement un jeu mais une histoire de classe, d’épiderme et de territoire. Historiquement, la figure du joueur anglais de la classe ouvrière répond à des codes précis : une certaine rugosité, une proximité avec la culture ouvrière, avec ses valeurs et ses excès. De cette culture ouvrière est née la lad culture.
Et donc la figure du local lad.
On attend un joueur dur, rugueux, prêt à souffrir, qui vient d’un milieu qui a souffert aussi. On aime le joueur imparfait, instable, qui montre qu’il est humain. Gascoigne reste la référence parce qu’il rassemble tout cela. Il y a encore cette idée du gars du peuple qui va mourir sur le terrain pour le blason. Cela existe moins en France. En Angleterre, c’est presque un code culturel.

Et Bellingham n’entre pas dans ce code ?
Pour l’instant non. En Angleterre, pour être un héros national, il faut d’abord être le héros du peuple. Et Bellingham, devenu star à Dortmund puis à Madrid, n’a pas coché cette case. Il a grandi très vite. Il a brûlé des étapes. Il n’a pas fait carrière en Premier League avant de devenir une star mondiale. Il est élégant, sûr de lui. Ce n’est pas le récit classique du joueur anglais que l’on a vu grandir chaque semaine à la télévision anglaise, dans la souffrance sociale de la Premier League. Son élégance, son style, son parcours à l’étranger brouillent cette identification. À l’international, Bellingham est déjà une star. C’est surtout sur le plan national que la bascule reste à faire.
Des joueurs noirs comme Ian Wright ou Paul Ince n’ont jamais été pleinement acceptés comme de véritables héros de la classe ouvrière.
Pourquoi l’Angleterre a-t-elle mis autant de temps à intégrer des joueurs noirs en équipe nationale ?
Viv Anderson fait sa première sélection en 1978. En France, Raoul Diagne, c’est en 1931. Ce décalage est énorme. Il montre un pays qui a longtemps invisibilisé la présence noire alors qu’elle existait déjà, avec les migrations venues des Caraïbes et d’Afrique de l’Ouest. Le football anglais a tardé à reconnaître symboliquement les joueurs noirs. Même quand ils étaient nombreux sur les terrains en club, la sélection a attendu. Ce retard laisse une trace dans l’imaginaire collectif. Des joueurs noirs comme Ian Wright ou Paul Ince, qui a pourtant été le premier capitaine noir de l’équipe d’Angleterre dans les années 1990, n’ont jamais été pleinement acceptés comme de véritables héros de la classe ouvrière. Ils n’incarnaient pas totalement ces codes du working class hero. Pour Jude Bellingham, c’est un peu la même chose : par sa couleur de peau, par son style de jeu, par sa trajectoire, il ne coche pas toutes les cases de cet imaginaire. Il est trop élégant, trop « continental ». En Angleterre, certains disent même qu’il ressemble plus à un joueur français, type Zidane, qu’à un Gascoigne.
Et si la Coupe du monde 2026 changeait tout ?
Mais il faut comprendre que l’Angleterre est un pays paradoxal. Il existe encore une forme d’invisibilisation des populations noires dans certains domaines, mais, en même temps, l’Angleterre est en avance sur la France dans d’autres sphères : politique, médias, musées, etc. On y voit plus de personnalités noires en position de visibilité et de légitimité. Le cas de Jude Bellingham est intéressant pour un historien, justement parce qu’il est pleinement anglais, né en Angleterre, mais qu’il est perçu, par une partie des supporters, comme n’incarnant pas ce modèle traditionnel du joueur issu de la classe ouvrière.
Ian Wright fait aussi une distinction entre les joueurs noirs qui « l’ouvrent beaucoup » et ceux qui sont « silencieux et gentils », et mentionne Pogba contre Kanté.
Cette remarque rappelle comment les minorités devaient se comporter pour être acceptées : discrètes, invisibles. Bellingham comme Pogba, ce sont des joueurs qui affirment leur statut, leur excentrisme du jeu. Cela peut déranger. C’est une question de représentation sociale autant que footballistique. Les caractéristiques “appréciées” sont finalement les mêmes en Angleterre comme en France. Ensuite, il faut regarder la place des populations noires. L’Angleterre a accueilli une importante population issue de diverses colonies, notamment des Caraïbes, ce qu’on appelait les West Indies : Jamaïque, Barbade, Trinidad, etc. Mais aussi une forte communauté venue d’Afrique de l’Ouest, du Nigeria, du Ghana, entre autres. La présence noire en Angleterre est plurielle, et l’histoire de Jude Bellingham, par exemple, n’est pas la même que celle d’autres joueurs noirs qui évoluent aujourd’hui avec les Three Lions. Il y a une diversité d’origines, de trajectoires, de rapports à la classe ouvrière.

Le harcèlement numérique de Rashford, Sancho et Saka, après leurs tirs au but ratés en finale de l’Euro 2021, en apporte une autre illustration.
Il faut être prudent. Les réseaux sociaux amplifient des comportements mais ne représentent pas tout le pays. En Angleterre, la pression sur les footballeurs est immense, quelle que soit leur couleur. David Beckham en 1998, Wayne Rooney en 2010 ont vécu des périodes très dures. La différence aujourd’hui, c’est que chaque insulte est visible. Cela ne veut pas dire que la société entière pense comme les pires messages.
Le club peut-il protéger ou au contraire empêcher la construction d’un héros noir ?
Oui. Les clubs donnent un cadre d’identification. Être formé dans un club, incarner les valeurs du club, cela crée un lien fort avec les supporters. Cela compte même plus que la couleur de peau. Henry à Arsenal, c’était d’abord le Frenchie qui faisait gagner Arsenal. Vieira, le capitaine qui représentait l’esprit du club. Paul Ince aussi, c’était le gouverneur, celui qui menait. La couleur passe après l’incarnation. Pour devenir une star populaire, il faut être un symbole. On peut être timide, peu bavard, mais dégager quelque chose qui crée un lien. Rashford est celui qui s’en rapproche le plus avec ses actions caritatives, il faut une certaine proximité avec le peuple. Le football anglais aime ceux qui portent une histoire collective et Bellingham devra sans doute créer ce lien national par la sélection.
Le Royaume-Uni propose une candidature record pour accueillir une Coupe du mondePropos recueillis par Mohamed Helti





























