Catane sous cataplasme
Missionné pour le derby sicilien et une enquête plus large sur "le foot en sicile", notre reporter Rico Rizzitelli, seul envoyé spécial français dans les tribunes de Catane ce soir-là, a livré hier, sa version des faits dans le journal Libération.
Cela avait commencé comme une partie de campagne. Un stade champêtre au charme suranné accueillait la « partitissima » entre Catane et Palerme, le quatrième contre le troisième du championnat italien. Ce deuxième derby en série A depuis 1963 entre les deux principaux clubs siciliens avait été avancé de deux jours suite aux heurts entre tifosi lors du match aller, et à cause de la proximité de Santa Agata, fête religieuse en l’honneur du martyr chrétien de la cité. Vendredi, 1500 policiers et carabiniers étaient ainsi chargés de la sécurité. L’enceinte du quartier du Cibali était pleine jusqu’aux cintres, à l’exception du bout de tribune latéral dévolu aux supporters rosaneri de l’US Palermo. Vide. Jusqu’au début de la deuxième mi-temps. « Les flics leur ont fait le même coup qu’à nous au match aller. Ils les ont baladés jusqu’à l’Etna et ils sont arrivés au stade, en retard et énervés » , expliquera Roberto, un abonné de la curva sud. Comme nombre d’événements de la soirée, le retard des Palermitains contribuera à alimenter égarement et exactions.
Après une première période de derby classique (chandelles, tacles vengeurs, chants riches en métaphores fruitières quant à la sexualité des mères des adversaires), Andrea Caracciolo, avant-centre visiteur, ouvre le score en deuxième mi-temps. La tribune palermitaine allume aussitôt deux énormes pétards pour fêter ça. En réponse, les tifosi de la curva nord multiplient les jets des fumigènes. Histoire d’apaiser les esprits, les forces de l’ordre décident à leur tour d’envoyer des bombes lacrymogènes, ce qui oblige l’arbitre à interrompre une première fois le match. « L’air est devenu irrespirable et la plupart des tifosi de la curva sont sortis. C’est là que les premiers affrontements avec la police ont commencé. J’ai préféré rebrousser chemin car j’étais accompagné de mon fils » , commente Vincenzo, un habitué de la tribune nord. C’est au cours de ces heurts que l’inspecteur-chef Filippo Raciti (38 ans, marié, deux enfants) trouve la mort, victime, croit-on, d’une bombe artisanale. Là encore, les versions diffèrent, et seule l’autopsie attestera de ce qui est réellement advenu.
A l’intérieur du stade, on ignore encore tout du drame. Le signore Farina, qui a encore arrêté la rencontre suite à une seconde vague lacrymogène, autorise la reprise du jeu après trente-cinq minutes d’interruption. Moins de cinq minutes sont nécessaires au promu catanais pour égaliser. Mais, les Rosaneri, plus matures, inscrivent le but vainqueur à six minutes du terme. « Je ne pense pas que la victoire de Palerme ait quelque chose à voir avec les incidents qui ont suivi. Je crois que les ragazzini, les mineurs, avaient envie d’en découdre avec les flics par désoeuvrement et par mimétisme collectif » , plaidera ensuite, Ernesto, vingt-trois ans.
Sitôt la fin du match, les heurts se multiplient devant le stade Massimino. Dans une atmosphère de guérilla urbaine, de nombreux petits groupes assaillent les forces de l’ordre. Le quartier du Cibali ressemble bientôt à un champ de désolation. Poubelles, voitures, bennes à ordures, tout s’enflamme. Des lampadaires, des panneaux signalétiques sont descellés. Dans cette atmosphère chaotique, de multiples projectiles (cailloux, pavés, grenades lacrymogènes) se croisent au-dessus des têtes. A l’aube, le bilan est lourd : 145 blessés, 9 arrestations dont 5 mineurs, et d’innombrables dégâts matériels. Et, un décès bien sûr, qui va ébranler toute l’Italie.Alors qu’elle s’apprêtait à célébrer Santa Agata, Catane se réveille avec une gigantesque gueule de bois. Un seul mot est sur toutes les lèvres : « Vergogna » , la honte. Les langues se délient pour stigmatiser les ultras locaux, pourtant peu réputés pour leur violence. Un tifoso se fait houspiller par un policier municipal parce qu’il arbore l’écharpe du club. Dans la nuit, la Fédération et la Ligue ont décidé la suspension sine die de tous les matchs prévus sur le sol italien. Le site du Catania Calcio affiche une page d’accueil noire, de circonstance. Au siège d’une des nombreuses associations d’ultras qui peuplent la curva nord, le silence est de rigueur. « Ce n’est pas le jour pour parler, vraiment pas » , euphémise Andrea, un des leaders du groupe. Partout, des voix s’élèvent pour que le pays des champions du monde renonce à postuler à l’organisation de l’Euro 2012. En attendant, l’enquête se poursuit pour trouver les meurtriers de l’inspecteur-chef Raciti.
Samedi, la police scientifique a mis le stadio Massimino sous séquestre et 22 personnes supplémentaires (dont 9 mineurs) ont été arrêtées. Quant à l’autre derby sicilien, prévu le 11 février entre Messine et Catane, il a peu de chances d’être joué. On parle en effet d’une suspension sans précédent qui guetterait le stade catanais. « Cette violence n’est pas propre à la Sicile, poursuit pourtant Ernesto, le tifoso clairvoyant, on la trouve dans tout le pays. Pour certains tifosi , mourir au stade est comme une fatalité, un fait d’armes. Aussi, toutes les instances et toutes les composantes du foot transalpin ne feront pas l’économie d’une remise en cause, ici et maintenant. »
Par Rico Rizzitelli, à Catane (Sicile) envoyé spécial.
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