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- Crise sanitaire
Vacciner au stade, oui, mais pour y faire quoi ensuite ?
Entre les jauges et le huis clos, les stades sont devenus des cathédrales vidées de leurs croyants, depuis le début de la pandémie. Même qu'on y vaccine massivement, désormais. Or le retour à la normale risque de s’effectuer sous un contrôle très strict, via un passeport sanitaire ou équivalent, qui pourrait être réclamé tel un sauf-conduit aux heureux élus. En tout cas, l’idée circule dans les bureaux ministériels. Si on comprend les exigences du contexte Covid-19, que reste-t-il alors de nos temples du football ?
Il arrive fréquemment que les stades soient employés à d’autres fins que de regarder vingt-deux gaillards taper dans un ballon. Notamment lorsque l’histoire prend un tour dramatique. De fait, ces grandes enceintes, lieux de communions populaires, de confrontations culturelles, de liturgie sociale, s’avèrent forcément idoines dès qu’il s’agit de gérer des flux importants de personnes. La défaillance des autorités en matière de vaccination a vite trouvé avec le Vélodrome ou même récemment le Stade de France, le moyen de tenter de rattraper le retard. Surtout que la symbolique n’est pas moins forte, notamment dans l’imaginaire national : vacciner là où la France a été championne du monde en 1998, la métaphore sonne immédiatement juste dans les esprits.
Impossible de passer à côté de ce joli coup de communication. Voir aujourd’hui ces grandes bâtisses être réquisitionnées confirme encore un peu plus que le pays est en guerre contre le virus et que tous les moyens sont bons pour triompher. Rien d’étonnant donc à voir un stade se substituer dans les représentations aux taxis parisiens lors de la Bataille de la Marne. S’il est justifié de détourner ces infrastructures, largement financées par l’argent public, de leur usage premier pour la bonne cause, dans le département de Seine-Saint-Denis, les élus auraient préféré une multiplication de petits centres au plus près des populations, en particulier des plus démunies. Mais si les stades sont aujourd’hui utiles pour gérer la crise, reste à savoir quand et comment ils pourront retrouver leur véritable fonction. De quelle manière et sous quelles conditions le public pourra-t-il revenir dans les gradins et en reprendre possession ? Dès lors, le coup de la vaccination en bas des tribunes acquiert un peu plus de sens.
Un billet, pas un passeport
Pour avoir le début d’une piste, il faut certainement regarder ce qu’il se passe outre-Manche, où Boris Johnson a annoncé l’arrivée d’un passeport vaccinal indispensable pour entrer dans une salle de concert ou dans un stade. En France, il s’agirait plutôt d’un pass sanitaire, que l’on pourrait présenter sur smartphone ou papier. Le retour à la vie normale ne signerait pas une grande victoire sur le virus, mais plutôt une adaptation, toute bureaucratique, aux nouvelles conditions de vie que ce dernier impose. De nouvelles habitudes risqueraient de se pérenniser, tant elles entrent en résonance par ailleurs avec tout un attirail de surveillance des supporters, installé progressivement depuis une bonne vingtaine d’années. Certes, les propriétaires des clubs s’en contenteront, surtout soucieux de rouvrir la billetterie. Toutefois, le débat ne peut se limiter à des considérations économiques. La société a besoin de signes forts pour avoir le sentiment de tourner la page. Retourner en virage ou en loges VIP comme par le passé, l’esprit libre et le visage découvert si possible, en fait partie.
Laisser le public affluer dans les coursives avec comme condition de produire une « preuve » qu’on a le droit d’entrer envoie, quoi qu’on en pense, un mauvais signal. Comme si l’argument de protection de la population pouvait servir d’expérimentation pour la suite. Le foot, il est vrai, a souvent servi de test grandeur nature en la matière : identification faciale, projet de puce électronique sous-cutanée pour les abonnés, présentation des papiers d’identité pour les ultras en déplacement, listes rouges illicites, etc. Plutôt que de rajouter ce risque de dérive, dans un secteur où les pulsions, voire les applications liberticides sont déjà monnaie courante, autant patienter un peu, non ? Que la renaissance des stades concordent avec la fin de la pandémie, non pas avec une exigence financière des pontes de la Ligue 1. Ne tuons pas dans l’œuf le plaisir de reconquérir, tous ensemble et en même temps, le Parc de Princes, Bauer ou la Meinau. Or pour redémarrer, le pays aura tout autant besoin de soigner son moral, son humeur nationale, que les budgets des entreprises. En d’autres termes : le passeport sanitaire est un outil économique et politique, le foot, lui, est un besoin social.
Par Nicolas Kssis-Martov