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Barcelone après JC

Par Thibaud Leplat
5 minutes
Barcelone après JC

Barcelone se rend ce soir à Amsterdam, ville natale de son maître : Johan Cruijff. En Catalogne, le glorieux ancien n'est dans aucun organigramme, n'occupe aucune responsabilité, ne dirige rien, ne décide pas. Pourtant, comme un spectre, il règne sur un territoire mystérieux : les consciences.

Il en est des spectres comme des prophètes qui s’invitent dans nos nuits agitées. Ils apparaissent entre chien et loup, au moment où le jour diminue et le soleil disparaît. C’est là, juste devant nous, qu’ils prennent la parole et se mettent à hurler. Ils nous braillent des vérités sur nos vies dissolues, nous rappellent toutes ces résolutions que nous n’avons jamais tenues et toutes ces promesses que nous fîmes il y a des jours, des semaines, et qu’on avait choisi d’oublier. Nos oreilles débordent de leurs reproches. Nous n’étions pas à la hauteur de nos intentions, nous étions ingrats, indignes de cet héritage que nous dilapidions sans entrave. Nous voulions être les meilleurs, mais enfin, il eût fallu un peu plus de résolutions et de sens du sacrifice pour y parvenir. Il eût fallu oublier nos égos et nous sacrifier en l’honneur du rouge et bleu sur nos poitrines. Pour nous, être du Barça se résumait à signer un contrat d’une centaine de pages, nous présenter devant un stade d’une centaine de milliers de têtes, de nous planter sur le vert et de transformer nos bonnes intentions en centaines de buts. Mais un club comme Barcelone n’est pas aussi futile. Être blaugrana, c’est être l’héritier d’une lourde mémoire collective. Il faut se rendre compte que ce ne sont pas les hommes qui décident. Ici, le temps se mesure comme dans l’ère chrétienne : avant ou après JC. Ici JC, c’est Johann Cruijff.

Les héritiers

L’année 0, c’est 1973, quand JC descendit en terre catalane. Avec Michels et lui sur le banc, le Barça redevenait champion d’Espagne après des siècles à attendre. Quand, ensuite, il revint en Terre Promise en 1988 comme entraîneur, la mystique s’enclencha à nouveau. Avec lui, la malédiction se rompit définitivement. Pour l’année 1992, celle de ses Jeux olympiques, JC offrait à Barcelone un titre de champion d’Espagne et une première couronne de champion d’Europe. Avec ce sauveur à la tête de cette autre Dream Team, tout devenait immédiatement culte, même cette façon d’enjamber la barrière publicitaire devant lui, à la 111e minute de ce match à Wembley, puis de pointer son doigt vers les remplaçants pour ordonner les dernières modifications tactiques afin de conserver cet avantage 1-0 obtenu sur un coup franc de Ronald Koeman. Malgré sa grosse colère et son départ en claquant la porte en 1994, il y eut un film à sa gloire, des livres et des documentaires recensant exactement tous les bijoux de l’héritage « cruijffien » . Cette semaine encore dans L’últim partit sur les écrans catalans, Pep Guardiola en était le légataire universel : « Je n’aurais jamais été capable de faire ce qu’il a fait lui. Sans aucune roue de secours, il resta pourtant toujours fidèle à ses convictions. Sans Cruijff, ces 20 dernières années n’auraient jamais été ce qu’elles ont été pour le Barça. Jamais il n’y aurait ce qu’il y a maintenant. Il a été le personnage le plus influent. Il a créé une idée commune et transmis du savoir. » Si le Barça était un fruit, il serait une pomme. Si Johann Cruijff était un dieu, il serait Steve Jobs.

Le prophète en son pays

Mais les spectres ne nous quittent jamais. Comme ces figures évaporées, Cruijff est à la fois partout et nulle part. À la différence d’Eusébio, Pelé, Di Stéfano, Platini ou Beckenbauer, JC se retira ainsi de toutes sortes de dépendances footballistiques. Après son départ du club en 1994, il fuit les responsabilités hiérarchiques – « je n’appartiens à personne » – et redevint à Barcelone ce qu’il était sur le terrain, c’est-à-dire un électron libre capable d’accélérer le jeu à tout moment, de surprendre le monde au moindre ballon touché. Ainsi, plutôt que d’être pris dans de trop douloureuses contingences matérielles le contraignant à la réserve ou à la contorsion, il se mit au golf, dirigea sa fondation, reçut les visiteurs désireux d’en savoir un peu plus sur l’art délicat d’être un révolutionnaire en pantalon à carreaux. Tous se bousculèrent pour passer quelques minutes avec le maître, lui soumettre quelques idées géniales, quelques projets secrets. Ainsi à Joan Laporta, il susurra le nom de Frank Rijkaard, puis celui de Pep Guardiola. Rijkaard fut nommé en 2003, Guardiola en 2008 : « Je n’appelle personne, mais si on me pose des questions, je réponds » , explique le spectre. L’homme n’a ni mobile, ni « factbook » , ni « twister » . Il n’en a pas besoin. Cruijff a l’autorité de ceux qui, retirés du jeu des petites compromissions quotidiennes, n’ont plus rien à perdre, encore moins à gagner. JC s’en fout. Le sauveur, c’est lui. Ils n’ont qu’à faire ce qu’il dit.

Au royaume du Danemark

Alors, quand, à Barcelone, on se pose des questions sur ces rois de remplacement qui ont pris le trône d’un autre, on convoque le fantôme de Cruijff et, comme Hamlet devant le spectre de son père, on prend note. Cette semaine, on l’a entendu dire des choses – en castillan – sur cette maudite direction Rosell-Bartolomeu et livrer quelques nouveaux aphorismes magiques et mystérieux. Sur Messi et ses ennuis fiscaux – « Il a été lavé complètement par un monsieur qu’on appelle un juge » -, sur les multiples procédures dont le Barça est l’objet – « Autant de procès n’aident pas au bon fonctionnement » -, sur les dernières performances sportives du club – « Ça me fait de la peine de voir le Barça comme ça. Avec Unicef sur le maillot, nous étions le bijou du monde (sic), nous avons perdu beaucoup de prestige » -, sur les choix sportifs – « En neuf ans, nous avons eu deux entraîneurs et maintenant trois en trois ans. Beaucoup de choses ont changé, ce n’est pas facile » . Et dans l’aube d’Amsterdam jeudi matin, quand le spectre s’évaporera à nouveau, les héritiers barcelonais entendront la même chose que le prince du Danemark chez Shakespeare : « Adieu, adieu ! Hamlet, souviens-toi ! » (Hamlet I,4). Se souvenir de JC. Toujours. Ne jamais l’oublier. C’est la tragique histoire de Barcelone.

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