En Turquie, une violence qui dépasse le foot

Michy Batshuayi, auteur d’un high kick retourné, et Bright Osayi-Samuel, qui s’est distingué d’une droite surpuissante, n’avaient probablement pas l’intention de dévoiler leurs talents de combattants sur un terrain de foot. Malheureusement, les minutes suivant le coup de sifflet final du match entre Trabzonspor et Fenerbahçe ont été marquées par un envahissement de terrain des supporters locaux, venus en découdre avec les joueurs stambouliotes qui célébraient leur victoire (2-3) dans le rond central. Des images d’une gravité rare, qui se produisent à peine plus de trois mois après le passage à tabac d’un arbitre, celui qui était d’ailleurs au sifflet ce dimanche, par le président du club d’Ankaragücü. Que ce match ait dégénéré n’a pas vraiment été une surprise. Les relations entre les deux clubs sont particulièrement fraîches, et les fans de l’équipe de Trabzon cultivent une sévère aversion envers le Fener.

Une rivalité depuis plus de 10 ans

Tout ça parce qu’en 2011, les Stambouliotes ont arraché le titre à la différence de buts, après des semaines de lutte acharnée avec Trabzon, qui n’avait plus été champion depuis 1984. Mais cette saison en particulier avait été marquée par des soupçons de matchs arrangés, notamment en faveur des Stambouliotes, ce que n’ont jamais digéré les fans des Bordo-Mavi. Depuis, chaque rencontre entre ces deux formations se déroule dans un contexte de tension extrême. Au printemps 2014, le match avait été arrêté après des jets d’objets, comme une poignée de porte, sur la pelouse. L’année suivante, le bus de Fenerbahçe avait été la cible de coups de feu alors qu’il passait dans la région, et le chauffeur avait même été blessé. En 2016, alors que Trabzon se faisait dérouiller 4-0, un supporter était descendu sur la pelouse en toute fin de match pour frapper un arbitre assistant.

Mais la seule excuse de la rivalité n’explique pas un tel débordement, symptomatique d’une violence de plus en plus normalisée dans le football turc. Que ce soit dans les travées, dans les clubs, ou au sein des institutions. Ces échauffourées n’ont pas surpris Dağhan Irak, sociologue du sport turc. « Je pense que tout ce qui se passe en Turquie aujourd’hui, et dans le football turc, est une conséquence inévitable de la condition sociopolitique pathologique du pays », tente-t-il d’expliquer. Pour le chercheur à l’université de Huddersfield « tout ça prend racine dans le système politique actuel ». « Malheureusement, notre système de lois a été remplacé par l’impunité, la loi du plus fort, les tactiques mafieuses », regrette-t-il.

Pour Dağhan Irak, ce sentiment d’impunité que peuvent ressentir certaines personnes est lié au début des années 2010. « Notre système de justice a été remplacé par un système partisan, à l’initiative de Recep Tayyip Erdoğan et Fethullah Gülen, qui favorisait les militants de leur mouvement », détaille-t-il. Dans une société où « les gens ne tentent plus d’être justes, mais d’être forts » et où l’on pense que si « on a des liens avec des gens au pouvoir, que ce soit politique ou la mafia, on peut faire ce qu’on veut et s’en sortir très confortablement », la montée de la violence est un véritable sujet.

Dün akşam oynanan Trabzonspor-Fenerbahçe Süper Lig Futbol karşılaşması sonrası meydana gelen olaylarla ilgili olarak ilk belirlemelere göre 1️⃣2️⃣ şahıs yakalanarak gözaltına alındı.

📌Maç esnasında Fenerbahçe Teknik Direktörü İsmail Kartal’a yabancı madde atan C.K. isimli şahıs,…

— Ali Yerlikaya (@AliYerlikaya) March 18, 2024

D’autant plus que la réponse du gouvernement face à ces images à la portée internationale pourrait ne pas être à la hauteur. Ce lundi matin, Ali Yerlikaya, ministre de l’Intérieur turc, a dévoilé et même détaillé sur X les douze arrestations qu’a engendrées cette soirée malheureusement mémorable. Ce qui laisse penser que le gouvernement va être intraitable sur le sujet ? Pas sûr, à l’approche des élections municipales. « Trabzon est un bastion de l’AKP (le parti d’Erdoğan) et une cité très importante pour le président. C’est une ville très conservatrice, qui soutient Erdoğan d’une manière très militante », affirme le sociologue, qui ne s’attend « pas à quelque chose de très strict » pour cette raison. Toutefois, il admet que le président est si imprévisible qu’il pourrait également taper du poing sur la table. D’autant plus que la Turquie coorganisera l’Euro 2032 avec l’Italie, et n’a donc pas intérêt à voir son pays continuer à traîner cette réputation de terre hostile.