- International
- Palestine
Nelly El-Masry : « Je ressens un sentiment de responsabilité à l’égard des sportifs palestiniens »
Depuis Gaza, la journaliste Nelly El Masry témoigne de la guerre en documentant ce qu’il reste du sport. Spécialisée dans le football, elle raconte la destruction des stades, le quotidien bouleversé des joueurs. Malgré les destructions, le football demeure pour elle un langage de résistance, de mémoire et d’identité.

Nelly El-Masry, première femme journaliste sportive palestinienne, fille d’Ismael El-Masry, ancien joueur de l’équipe nationale, a grandi au bord des terrains. Après des années à couvrir le football local et à défendre la place des femmes dans ce sport, sa vie a basculé après l’attaque terroriste du Hamas du 7 octobre 2023 et le nouveau tournant donné à un conflit qui dure depuis des décennies et qui s’avère toujours plus dévastateur pour les habitants de Gaza : déplacements forcés, bombardements, deuils, pertes matérielles. Malgré un blocus médiatique, et près de 200 journalistes tués depuis le 7 octobre – selon Reporters sans frontières –, elle continue de raconter les histoires des joueurs et des enfants qui jouent encore entre deux tentes. Entretien.
Ton père était joueur de l’équipe nationale palestinienne. On imagine que ça a joué dans ton rapport au foot.
Oui, mon père a été joueur de l’équipe nationale palestinienne dans les années 1960, puis entraîneur de plusieurs clubs de la ville de Gaza. Il a été directeur administratif de l’équipe nationale de football palestinienne et entraîneur de l’équipe de police jusqu’en 2005. Il n’était pas seulement un athlète ou un entraîneur ; il était un ambassadeur du sport palestinien et une source de fierté pour les jeunes Gazaouis. J’avais l’habitude de le suivre quand il coachait le Gaza Sport Club, l’équipe nationale de la police palestinienne, et d’autres clubs à Gaza. Je regardais les matchs de l’équipe nationale à la télévision avec lui. Au début des années 2000, il a rencontré des difficultés pour voyager avec l’équipe nationale palestinienne en raison des points de contrôle israéliens entre les villes de la bande de Gaza. Par conséquent, lui et la délégation palestinienne ont été contraints de ne pas retourner à Gaza avant la fin de leur participation internationale. Sans parler des tentatives de l’armée israélienne de lui mettre des bâtons dans les roues lorsqu’il s’est rendu à Jérusalem pour une opération du genou. Les Israéliens ont refusé que moi ou l’une de mes sœurs l’accompagne. Il était le plus grand soutien des jeunes joueurs, même des jeunes entraîneurs, et c’est pourquoi il jouissait d’une grande popularité et d’une grande renommée.
Certains ont perdu leurs coéquipiers, d’autres ont perdu des parents ou des membres de leur famille ; d’autres encore sont assiégés dans le nord de Gaza et bien d’autres histoires très difficiles.
Comment les sujets de tes articles ont-ils changé depuis le 7-Octobre ?
Après le 7-Octobre, je n’ai pas pu travailler directement à cause des déplacements répétés. Nous avons été déplacés environ six fois. Au début de la guerre, il n’y avait pas de communication ou de connexion internet. Après 6 mois, j’ai pu recommencer à travailler. Bien évidemment, les sujets ont changé. J’ai commencé à couvrir les problèmes des femmes principalement pendant les déplacements et pendant le génocide (*). J’ai écrit dix histoires avec une organisation de femmes à Gaza. Ensuite, j’ai commencé à écrire des reportages qui concernaient également le sport, tels que l’exil de certains joueurs distingués à l’étranger pour jouer dans des championnats arabes comme en Libye et en Égypte, le meurtre d’un joueur handicapé ou d’une jeune karatéka, une fille qui n’avait pas plus de 12 ans et qui entraînait des enfants déplacés et leur enseignait le karaté. J’ai aussi lancé une initiative éducative pour les enfants du camp, et de nombreux sujets ont été publiés sur des sites web locaux.
Documentais-tu déjà les histoires de joueurs gazaouis avant cette guerre ?
Comme je suis spécialisée dans le journalisme sportif, j’ai toujours écrit sur la plupart des joueurs et leur histoire, qu’il s’agisse du meilleur buteur de la ligue ou de joueurs juniors. Je couvre tous les sports, y compris ceux qui concernent les personnes handicapées. Avec le génocide, les histoires des joueurs de football ont complètement basculé. Certains ont perdu leurs coéquipiers, d’autres ont perdu des parents ou des membres de leur famille ; d’autres encore sont assiégés dans le nord de Gaza et bien d’autres histoires très difficiles. Je vis doublement le génocide à travers mon histoire, mais aussi à travers les leurs. Je ressens un sentiment de responsabilité à l’égard des sportifs palestiniens. Ces violations doivent être documentées et les pratiques de l’occupation exposées, afin qu’elles restent dans l’histoire.
Le sport et le football ont-ils toujours une place dans le quotidien des Gazaouis ?
Oui. Par exemple, les personnes déplacées dans les écoles organisent une ligue de handball ou un match de football dans la cour de l’école, et les personnes se rassemblent pour les encourager et les applaudir. C’est l’occasion d’alléger le fardeau de la guerre et de soulager la pression psychologique. Parfois, on trouve des enfants qui jouent au football entre les tentes. Une fois, j’ai photographié des filles jouant au football sur la plage. Je suis membre du comité pour l’égalité des sexes du comité olympique palestinien et j’ai organisé deux tournois de football et de volley-ball pour les filles déplacées dans le but de leur apporter un soutien psychologique. C’était en janvier 2025.
Je ne me sens jamais en sécurité et je suis obligée d’interviewer des personnes dans des camps de déplacés et de passer d’un camp à l’autre.
Peux-tu nous parler de ta vie depuis le 7-Octobre ?
Une semaine après le début de cette guerre, nous avons été forcés de quitter notre maison pour nous réfugier dans l’appartement de ma sœur, à Al-Zahraa, au sud de la ville de Gaza, avec notre autre sœur mariée et sa famille. Une semaine plus tard, Israël a ordonné aux habitants de quitter la ville. Nous sommes partis précipitamment, j’ai pu mettre en sécurité mon père et ma mère, qui sont âgés. C’était la pire nuit de notre vie. Nous l’avons passé allongés à même le sol sous les bombardements. Par la suite, nous avons été accueillis chez des amis, mon cousin et sa famille étaient avec nous. Trois jours après, les bombardements se sont intensifiés, et nous avons dû partir à nouveau. Des amis nous ont hébergés dans le camp de réfugiés d’Al-Bureij, au centre de la bande de Gaza. Dix jours plus tard, on nous a demandé d’évacuer l’immeuble. Nous étions 33 personnes, dont une majorité d’enfants. À ce moment-là, le propriétaire d’une boulangerie nous a fait une faveur immense en nous laissant dormir dans son sous-sol pendant deux nuits. Nous avons été accueillis chez un ami, où je suis restée par la suite. En avril 2024, mes parents ont réussi à quitter Gaza pour l’Égypte. J’étais censée les rejoindre deux jours plus tard, mais mon nom n’était pas sur la liste, et le passage de Rafah restait sous contrôle israélien. Je suis donc restée seule avec ma sœur et sa famille. Mon père est décédé en janvier 2025, sans que je puisse lui dire au revoir. Pendant ce périple, nous avons souffert du manque d’eau. Au début de la guerre, il restait un peu de nourriture, mais les communications étaient coupées : pas d’internet, pas de nouvelles. Parfois, nous captions brièvement une station de radio étrangère. Le plus grand défi a été de protéger mes parents âgés et les enfants.
Dans quelles conditions travailles-tu actuellement ?
Les conditions ne sont pas sûres du tout. N’importe quel endroit peut être bombardé sans avertissement. Je ne me sens jamais en sécurité et je suis obligée d’interviewer des personnes dans des camps de déplacés et de passer d’un camp à l’autre. Je prends des photos avec mon téléphone portable. J’ai perdu deux appareils photos pendant mon déplacement lorsque la maison de ma sœur a été bombardée au début du génocide. Les transports sont souvent incertains en raison du manque de carburant pour les voitures, et je dois parfois marcher plus de cinq kilomètres pour me rendre quelque part. Étant donné le chaos actuel à Gaza, j’ai toujours une carte de presse du Syndicat des journalistes palestiniens sur moi au cas où je rencontrerais des obstacles sur ma route. Le réseau internet est souvent lent, et parfois je dois me rendre dans des espaces de travail pour terminer mon travail et recharger mon ordinateur.
Récemment, un massacre a eu lieu au café Al-Baqa. Que représentait cet endroit pour les journalistes et les artistes ?
Le café Al-Baqa est un endroit magnifique et paisible, situé sur la plage. De nombreuses personnes, de différents horizons, s’y retrouvent. Actuellement, en temps de guerre, les étudiants, les journalistes et les artistes s’y rassemblent, car c’est un lieu qui leur permet de travailler grâce à l’accès à l’électricité et à internet. Ils peuvent y recharger leurs téléphones portables, leurs ordinateurs portables, et y rencontrer des collègues et des amis. Ce n’était pas un lieu de divertissement, mais un espace de travail. Mon amie, l’artiste Amna Al-Salmi, connue sous le nom de « France », a été tuée dans ce bombardement, tout comme la boxeuse Malak Musbah.
D’après les rapports de la fédération de football palestinienne, des centaines de footballeurs amateurs et professionnels ont été assassinés depuis le 7 octobre, sont-ils spécifiquement visés pour ce qu’ils peuvent représenter ?
Oui, tout le monde est visé, et les athlètes le sont spécifiquement. Ils sont des cibles lors des déplacements de population parce qu’ils mènent des initiatives sportives qui apportent un soutien psychologique aux enfants et aux jeunes. Parfois, par exemple, les joueurs de football de Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, louent un terrain de football à cinq, partagent le loyer et jouent un match de football pour évacuer le stress. Le Comité olympique palestinien a publié une déclaration le 28 juin indiquant que 615 sportifs ont été martyrisés. Les martyres du karatéka Malak Musleh et du joueur de football Mustafa Abu Amireh portent le total à 617 (Muhannad Fadl al-Lili vient rallonger cette macabre liste, il a été tué le 2 juillet 2025 dans un bombardement de l’armée israélienne, NDLR).
En l’absence d’espaces publics et récréatifs à Gaza, le stade Yarmouk est devenu un symbole de résistance sportive et culturelle.
Non seulement les joueurs sont pris pour cible, mais les infrastructures aussi et notamment les stades, est-ce que tu pourrais nous parler du stade de Yarmouk ?
Situé en plein cœur de la ville de Gaza, près de la rue Omar Al-Mukhtar, dans une zone centrale et animée, le stade Yarmouk est l’un des plus anciens stades de Palestine. Il a été construit dans les années 1930, sous le mandat britannique. À l’origine stade public, il est rapidement devenu une véritable arène pour le sport palestinien. Bien qu’il ne soit pas grand comparé aux stades internationaux, il pouvait accueillir plusieurs milliers de spectateurs, et ses tribunes rassemblaient des supporters venus de toute la bande de Gaza. Mais Yarmouk n’est pas qu’un simple stade : c’est un lieu social et populaire qui a accueilli des matchs historiques, des événements nationaux et même certains rassemblements politiques. Pourtant, Yarmouk reste une mémoire vivante pour des générations de Gazaouis, notamment pour les sportifs – y compris mon père, qui a fait ses premiers pas dans le football sur cette pelouse. C’est là que les foules scandaient son nom. Cela n’a pas été facile. Gaza, qu’il aime et pour laquelle il vivait, ne lui a pas offert un chemin pavé d’herbe, mais plutôt de patience et de résistance. Dans chaque recoin de Yarmouk, il y a une histoire : un but marqué, une séance d’entraînement par une chaude journée de ramadan, une foule qui escalade les murs pour assister à un match malgré le siège, ou l’histoire d’un rêve plus grand que ce terrain, mais qui a commencé là. Yarmouk a été un tremplin pour de nombreux joueurs de Gaza qui rêvaient de représenter la Palestine. En l’absence d’espaces publics et récréatifs à Gaza, le stade Yarmouk est devenu un symbole de résistance sportive et culturelle.
Existe-t-il un lien de solidarité dans la communauté du football ? Les joueurs de football reçoivent-ils une protection ou un soutien de la part des fédérations ?
Il y a un certain soutien financier de la part de la Fédération palestinienne de football et du Comité olympique palestinien. Ils leur apportent une aide financière, mais elle reste insuffisante, étant donné le grand nombre d’athlètes concernés. Ce soutien est également limité face à la réalité : les maisons des athlètes ont été détruites, et beaucoup ne disposent plus que d’une tente et de quelques effets personnels. Il existe aussi un soutien logistique, notamment sous forme de colis alimentaires, mais en raison de la famine actuelle et du blocus, cette aide a cessé. Bien sûr, dans la bande de Gaza, nous nous connaissons tous, et chacun entretient des liens solides avec les athlètes et les journalistes. Nous sommes souvent en contact les uns avec les autres, nous prenons des nouvelles, et lorsqu’on apprend qu’un joueur ou un journaliste a été blessé ou tué, tout le monde se mobilise pour s’informer et nous rassurer.
Que penses-tu du refus de la FIFA d’exclure Israël, ainsi que du manque de soutien public du monde du football ?
Il est honteux et regrettable qu’il n’y ait eu aucun contact entre la FIFA et les clubs détruits à Gaza. La FIFA n’a publié aucun communiqué condamnant la destruction des infrastructures sportives, ni le meurtre d’athlètes palestiniens. Une proposition de la Fédération palestinienne de football a été soumise au congrès de la FIFA en mai 2024. Elle demandait qu’Israël soit tenu pour responsable des violations des droits sportifs des Palestiniens et qu’il soit expulsé de la FIFA. À la suite de cette proposition, la FIFA a rejeté la demande de l’Association palestinienne de football (APF) d’un vote immédiat sur l’expulsion d’Israël, au motif qu’une évaluation juridique indépendante de la proposition de l’APF devrait avoir lieu et que le Conseil de la FIFA réexaminera cette évaluation en juillet 2024. Mais à plusieurs reprises, la réunion du Conseil de la FIFA a été reportée. Étant donné l’attitude habituelle de l’Occident face au génocide à Gaza, cette procrastination de la part de la FIFA ne nous surprend pas du tout. Cela n’est rien d’autre qu’une expression flagrante du deux poids, deux mesures. En gardant le silence sur ce génocide et en adoptant une posture dite « neutre », la FIFA se rend effectivement complice du crime. Elle aurait dû prendre une décision ferme dès la demande de vote en mai 2024. Il est évident que la FIFA n’a ni l’intention de prendre une position ferme en faveur de l’exclusion d’Israël, ni celle de sanctionner les six clubs des colonies israéliennes qui participent au championnat israélien, en violation du droit international.
Quel futur envisages-tu pour le football à Gaza ?
Malgré toutes les circonstances difficiles et la destruction de la bande de Gaza, je vois de l’espoir. Je regarde les choses sous un angle différent. Je m’attends à ce que, si le génocide prend fin, les activités sportives reprennent progressivement. Dans un premier temps, des initiatives sportives seront organisées afin d’apporter un soutien psychologique à tous les groupes et à toutes les fédérations sportives. Cependant, les compétitions officielles auront besoin de plus de temps pour revenir à la normale, peut-être des années, car tous les stades de la bande de Gaza ont été détruits. Dans la ville de Gaza, il ne reste que deux stades : le stade Yarmouk, le plus ancien stade de la bande de Gaza, qui est devenu un camp de réfugiés, et le stade de Palestine. À Rafah, il reste le stade municipal, qui était un hôpital de campagne, mais nous ne savons pas pour l’instant s’il a été détruit ou non. La situation après la guerre sera difficile, et les clubs n’auront sans doute pas de revenus financiers pour payer les salaires des joueurs, qui étaient déjà maigres.
L’Australie qualifiée pour le Mondial, la Palestine cruellement éliminéePropos recueillis par Nesrine Bourekba et Victor Jezequel
* Plusieurs ONG internationales emploient ce terme depuis décembre 2024, après une enquête d’Amnesty International. Dans la foulée, Human Rights Watch a accusé les autorités israéliennes de "crime d’extermination et d’actes de génocide à Gaza". Au fil de plusieurs rapports, des enquêteurs mandatés par les Nations unies ont, eux aussi, employé ce terme. "Les méthodes de guerre d’Israël à Gaza sont compatibles avec un génocide, y compris le recours à la famine comme arme de guerre", alertait par exemple en novembre le Comité spécial de l’ONU. Dans une note datant du 7 mai, une trentaine d’experts de l’ONU appellent à "mettre fin au génocide en cours" dans l’enclave palestinienne, expliquant que "l’escalade des atrocités à Gaza représente un tournant moral urgent" pour la communauté internationale. Le 21 novembre, la Cour pénale internationale (CPI) a émis des mandats d’arrêt visant le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, et son ancien ministre de la Défense, Yoav Gallant, "pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre".