Mort à l’autogrill – un mauvais polar dans la série A
Comme on le dit en italien : « Piove sul bagnato » - il pleut sur le sol mouillé. On a peut-être les expressions qu'on mérite mais celle-là tombe à pic pour décrire la situation dans laquelle se retrouve fourrée l'Italie au lendemain de son nouveau « bloody Sunday » de championnat. On savait que le calcio n'avait plus toute sa tête et il faut en plus constater qu'entre le foot, les institutions et la société italienne il est de plus en plus impossible de comprendre qui entraîne qui dans une chute vertigineuse.
De source sûre, on sait que ça s’est passé sur le parking d’une cafétéria d’autoroute à une encablure d’Arezzo. Que 5 Romains montaient à Milan en bagnole pour aller voir Inter-Lazio et sont tombés sur une poignée (4 ou 5) de gars qui venaient du sud, en auto, pour aller voir la Juve à Parme. Il y a eu au moins une petite altercation, peut-être une poussette ou deux mais vraisemblablement pas grand chose de plus (d’après les témoins oculaires). Les Laziale regagnent leur voiture et démarrent en trombe (selon la police). Au moment de remonter sur l’autoroute, la voiture est touchée sur la gauche. Ses occupants pensent qu’ils se sont ramassés une pierre (sans doute tirée par les juventini). Erreur(s) de jugement : sur le parking de la cafétéria d’en face, celle qui se trouve de l’autre côté de l’autoroute, la police de la route effectue un banal contrôle. Un des agents qui assistent à la scène à distance juge la situation suffisamment préoccupante pour sortir son flingue, tirer en l’air et se mettre à courir arme au poing (de source policière).
Au même moment, de l’autre côté de l’autoroute, un des 5 Laziale, Gabriele Sandri (28 ans, DJ et vendeur de fringues, complètement inconnu des services de police) se ramasse une balle dans le cou. Ses potes ne le comprendront qu’une fois déjà sur l’autoroute et la voiture ne s’arrêtera qu’un peu plus loin, au péage d’Arezzo. D’après les premières sources policières, l’agent qui s’est mis à courir, flingue en main, aurait maladroitement laissé partir un second coup. Il n’est pas encore 10 heures du matin quand ce « dramatique accident » (dixit le préfet d’Arezzo) a lieu et l’Italie ignore encore qu’elle va assister à une de ces journées où toute une série de vieux problèmes qu’elle voudrait croire enterrés se conjuguent pour la plonger en plein chaos…
Tout va trop rapidement s’enchaîner pour des autorités compétentes régulièrement débordées : le ministère de l’intérieur va patiner pour s’expliquer pendant que les responsables du foot vont “décider” que la journée de championnat aura normalement lieu – il suffit de mettre un brassard noir aux joueurs, de commencer 10 minutes plus tard et d’annuler le seul Inter-Lazio puis le tour est joué. Et, comme prévu, tout est parti en sucette. Ça a commencé avec Atalanta-Milan AC que les ultras bergamasques ne veulent pas voir jouer et qu’ils finiront par faire arrêter, s’est poursuivi sur plusieurs terrains de séries A, B, C et s’est prolongé dans une nuit d’émeute à Rome – où Laziale et Romanistes, en union sacrée, attaquent les bâtiments du Comité Olympique Italien (CONI), des casernes de police et de carabiniers.
Ce qui ressemble à un énième épisode de la série « foot italien et violence infernale » a pourtant un peu de mal à rentrer dans la catégorie (bien connue dans et hors d’Italie) du malaise du calcio.
Tout d’abord, il y a des données initiales trop troublantes : il semble que le policier qui a tiré ne savait pas qu’il intervenait dans le cadre d’un accrochage entre supporters et, surtout, les témoins directs de la scène affirment qu’il ne s’agissait pas vraiment d’une rixe mais d’une discussion un peu agitée voire agressive. Le tout ressemble au comble de la malchance : une sérieuse erreur d’appréciation qui débouche sur une bavure policière qui tombe par hasard dans le milieu du foot qui n’en avait pas besoin. Sauf que le hasard n’est pas l’explication la plus crédible.
Le drame de dimanche replace bien le calcio dans le sac de noeuds où il est méchamment fourré et démontre par l’absurde que les autorités qu’on appelle pour régler la question devraient aussi être considérées comme une donnée du problème. Il ne s’agit pas de proclamer que la violence des ultras serait l’expression d’un malaise plus profond qui touche toute la société (conformément au manuel de sociologie pour débutants) mais de constater que quelques-uns des spectres de l’Italie s’engouffrent dans le calcio qui joue le rôle de vecteur du chaos (et certainement pas l’inverse comme on pourrait le croire). Et certaines des questions qu’on a voulu évacuer par la porte politique, ressurgissent par la fenêtre footballistique…
On sait que les frontières entre les groupes politiques extra-parlementaires (de gauche à droite) et les ultras ne sont pas étanches. Et la crise de crédibilité de la justice et des forces de l’ordre, c’est une vieille blague politique italienne qui vient justement de connaître un toute nouvelle version. Il y a quelques semaines à peine, un fragment de la majorité gouvernementale a ainsi refusé de voter la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les faits du G8 de Gênes (2001) – des évènements qui ont contribué à re-creuser un fossé considérable entre toute une partie de la population et les forces de l’ordre. La “sacralisation” du travail des carabiniers pendant le G8 de 2001 ne pouvait laisser que des mauvaises traces – puisqu’elle peut s’interpréter comme un aveu d’impuissance voire un étouffement.
Alors on ne doutera ni de la promptitude des ultras romains réunis (Lazio + Roma) à sauter sur n’importe quel occase pour faire le coup de poing ni de la gravité des actes commis, mais toute la profondeur du drame, c’est qu’on ne peut malheureusement pas les traîter de paranoïaques en toute objectivité. L’Italie ce n’est, hélas, pas que le pays des bagarres dans et autour des stades, c’est aussi le pays des sornettes judiciaires – celles dans le genre de la thèse retenue par le tribunal de Gênes pour expliquer la mort de Giuliani [1]. L’expertise balistique la plus loufdingue depuis l’assasinat de Kennedy : une pierre lancée par un manifestant dévie, en pleine tête d’un autre manifestant, la balle que l’agent Placanica avait tirée en l’air. Le genre de délire qui marque les cerveaux, répand partout la méfiance bien généralisée. Une suspicion latente qui rebondit à merveille dans l’affaire d’Arezzo. D’autant plus que dès lundi soir, les explications un peu floues des forces de l’ordre cédaient la place à l’hypothèse d’un coup de feu mortel tiré à bras tendus. On s’orientait vers une inculpation du policier concerné pour (au minimum) homicide par imprudence (et ça commençait à sentir bon la punition exemplaire)… la confiance n’est pas prête de règner à nouveau!
Ambiance bien plus électrique qu’après la mort de l’agent Raciti, la saison passée. Ce fut alors une “simple” affaire de foot sanglant et quand un peu partout, des slogans anti-flics étaient apparus sur les murs des stades, on pouvait aisément les coller sur le dos d’ultras à la masse – c’est évident et en plus sans énorme coût socio-politique. Lundi, la feuille A4 imprimée par ordinateur et affichée sur la vitrine du magazin de la famille Sandri disait à presque toute l’Italie : « Hier un sâle batard a tué mon fils, que tu sois maudit pour toujours… » On risque d’être forcé d’imputer cette déclaration à un “honnête petit commerçant” de la capitale (le père de la victime) – et c’est plutôt gênant. D’autant plus ennuyeux que quelques heures plus tard, toujours à Rome, le tribunal a décidé d’inculper, notamment, de terrorisme (pas moins) les 4 ultras arrêtés durant la nuit.
L’escalade s’organise et l’embrouillamini est total. Le pouvoir italien est dans ses petits souliers : on est vraiment pas très loin des sujets qui fâchent tout rouge dans une majorité de centre-gauche réputée pas très soudée. Bref, on se dit que ce qui est vraiment désastreux, c’est qu’en Italie, on ne peut même pas être sûr que c’est le foot qui est l’institution la plus malade…
[1] Carlo Giuliani est mort pendant des heurts entre forces de l’ordre et manifestants durant le G8, à Gênes, le 20 juillet 2001.
Par Grégory Pascon
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