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Mohamed Bouhafsi : « Sur le racisme, on est dans la politique du pas de vague »

Propos recueillis par Vivien Dupont

À la veille de la sortie de son documentaire Des cris dans le stade, Mohamed Bouhafsi revient sur l’épineuse question du racisme dans le football. Le chroniqueur de C à vous parle laïcité, dénonce l’immobilisme et espère bien faire bouger les lignes.

Mohamed BOUHAFSI, journalist prior the French Cup match between Havre Athletic Club and Stade Malherbe Caen at Stade Oceane on January 7, 2024 in Le Havre, France. (Photo by Johnny Fidelin/Icon Sport)   - Photo by Icon Sport
Mohamed BOUHAFSI, journalist prior the French Cup match between Havre Athletic Club and Stade Malherbe Caen at Stade Oceane on January 7, 2024 in Le Havre, France. (Photo by Johnny Fidelin/Icon Sport) - Photo by Icon Sport

Pourquoi avoir réalisé ce documentaire ?

Des cris dans le stade est né de trois séquences liées à ma vie et à mon histoire personnelle, j’ai toujours essayé de voir si je pouvais créer des passerelles entre les univers que j’apprécie. Après avoir déjà tourné sur la politique et le football (Les Bleus et l’Élysée, 2022), j’ai voulu créer une passerelle entre le football et cette thématique de société qu’est le racisme. Ensuite, ça vient aussi d’une discussion que j’ai eue avec un international français qui jouait dans un grand club. Je prenais de ses nouvelles au téléphone, et en discutant d’une séquence raciste qui a eu lieu à l’étranger, il me dit cette phrase qui m’a bousculé : « Quand je fais un grand match, je suis un Français. Mais quand je fais un mauvais match, je redeviens un Noir. » Troisième élément, il y a eu l’affaire Vinícius Jr. J’en ai fait une chronique sur C à vous, ça a cartonné sur les réseaux sociaux. Cela voulait dire que les téléspectateurs avaient un attrait pour cette histoire, et pour cette thématique. À l’approche de l’Euro et avec tout ce qu’il se passait dans l’actualité du football, je me suis dit que c’était le bon moment pour le faire.

On essaie toujours de mettre ça sous le tapis.

Dès les premières minutes du documentaire, l’ancien joueur amateur de Benfeld Kerfalla Sissoko raconte l’agression raciste qu’il a subie au cours d’un match : pendant qu’il se fait lyncher au sol, l’arbitre lui donne un carton rouge. Ce schéma s’est répété tout récemment avec Cheick Sarr, gardien de D2 espagnole, lui aussi exclu après avoir subi du racisme : comment expliquer ce type de réaction des arbitres ?

Au début du documentaire, Lilian Thuram explique très bien le schéma du racisme. Le joueur entend d’abord des cris de singe, et réagit mal. L’arbitre lui dit de continuer, et les cris sont de plus en plus violents. Le joueur va voir l’arbitre, s’agace et prend un carton jaune. Les cris continuent, le joueur dégoupille et met un coup de coude ou fait un mauvais tacle : c’est deuxième jaune, et donc carton rouge. Il est humilié deux fois, par les tribunes et le terrain. Pour mettre fin au match de Kerfalla, l’arbitre n’a rien trouvé de mieux que de mettre un carton rouge à celui qui était en train de quasiment mourir au sol. Mais il n’y a pas que les arbitres, les dirigeants du district aussi l’ont sanctionné ! On est dans la politique du « pas de vague », on essaie toujours de mettre ça sous le tapis et c’est parce que j’aime plus que tout le football que je dis qu’il ne faut pas mettre ça sous le tapis. C’est comme aimer un homme, ou une femme : il ou elle a des défauts, mais on essaie de les gommer. C’est pour ça qu’on a fait ce documentaire, pour dire qu’on ne peut plus accepter l’homophobie, les gestes antisémites, le racisme antiblanc, le racisme antimusulman et les cris de singe. Cet exemple de l’arbitre qui met un rouge à Kerfalla Sissoko, c’est le summum de l’irresponsabilité et de l’ingratitude envers le football. Car en voulant se protéger, il fait mal au football.

Peu après, on a une séquence avec Luc Sonor (ex-joueur du FC Metz) expliquant avoir été victime d’insultes racistes de la part d’un homme qu’il avait l’habitude de côtoyer dans un bar : est-ce que le stade est un lieu qui fait ressortir les pires facettes des gens ?

Il ne faut pas voir le stade comme un espace où tout est uniforme. La société contient malheureusement 15 à 25 % de gens qui sont racistes, extrémistes, antisémites, homophobes… Et ces gens-là, on ne peut pas ne pas les retrouver dans le stade, puisque c’est le reflet de la société. Dans le stade, on va avoir des gens qui vont dire : « Je ne suis pas homophobe si je dis pédé, c’est le folklore. » Ces gens-là ne comprennent pas que la société évolue. Mais à l’inverse, je n’ai jamais vu de couples homosexuels se faire tabasser dans un stade alors que ça arrive une fois par jour dans la rue.

Il n’y a, sans doute, pas beaucoup de couples homosexuels qui osent s’afficher dans un stade…

Peut-être, mais il y en a. Dans le stade, comme les émotions sont exacerbées, les gens se défoulent et ont des attitudes qu’ils n’auront pas dans la rue parce qu’ils estiment que la rue est un espace normé. Alors que dans le stade de foot, on peut tout faire. Je raconte souvent que la première fois que j’ai amené mon petit neveu au stade, il y avait un mec très bien habillé qui avait passé les cinq premières minutes du match à crier « Pédé ! » pour insulter l’équipe adverse. Ça n’a pas manqué : le lendemain, le petit demandait à sa mère « C’est quoi pédé, maman ? » Autre exemple, la séquence de Joseph-Antoine Bell : un Marseillais s’exprime avec une banane dans les mains (bananes qui avaient été jetées par les supporters sur leur ancien gardien, NDLR), entouré de trois autres personnes. Pourtant, il y a un Noir dans ce petit groupe. Parce qu’on veut humilier, blesser, provoquer, on est capable d’utiliser des moyens racistes.

Certains semblent voir le racisme comme le prolongement d’une rivalité sportive, ou comme une façon de se venger d’un joueur qui les aurait trahis.

Totalement, ils voient le racisme comme un moyen d’affaiblir l’adversaire. Dans un stade de foot, les gens sont prêts à tout pour gagner et surtout pour humilier. Déjà, on ne se venge pas d’un joueur qui a quitté un club, c’est complètement débile. Mais si on voulait le faire, il y aurait d’autres moyens.

Dans l’extrait de L’Heure de vérité montré dans le documentaire, même Bernard Tapie rejette la faute sur Joseph-Antoine Bell…

Malheureusement, Bernard Tapie n’est plus là pour nous dire ce qu’il s’est passé. On ne saura jamais s’il a participé, comme le dit Joseph-Antoine Bell, à l’institutionnalisation de cet évènement raciste. Car quand on a 3000 bananes dans un stade, ce n’est pas juste un mec isolé. On a parfois tendance à croire que ce sont des phénomènes isolés, même quand ça n’est pas le cas. Samuel Umtiti le dit très bien : quand il a vécu le match Lecce-Lazio, l’enquête montre que 1000 supporters de la Lazio sont auteurs d’insultes racistes sur 1072. Le jour du retour à Marseille de Joseph-Antoine Bell, c’est le phénomène de meute et de foule décrit par Norbert Elias qui a entraîné des comportements exacerbés pour blesser et affaiblir le gardien.

J’ai appelé un président de club avec qui je m’entends très bien, il m’a dit : “Mohamed, j’aime bien ton idée de documentaire, mais je ne vais pas le faire.”

Tu évoques l’individualisation des comportements racistes, qui aurait pour conséquence de les minimiser. Est-ce que c’est ce que fait le président du LOSC Olivier Létang dans ton documentaire au moment d’évoquer les agissements de certains supporters lillois, et est-ce qu’il n’y aurait pas une forme de clubisme qui ralentirait la lutte contre le racisme ?

Je voudrais d’abord rendre hommage à Olivier Létang et saluer son courage, car pour mon documentaire, j’ai appelé plein d’autres présidents qui ont refusé. À la fin de notre entretien, Olivier Létang a tout de suite demandé une enquête sur sa tribune. Quand il découvre l’image (photo d’un supporter lillois tatoué d’une Totenkopf, NDLR), il n’est pas au courant. Quand on est président de club, on ne sait pas tout ce qu’il se passe dans son stade. J’ai appelé un président avec qui je m’entends très bien, il m’a dit : « Mohamed, j’aime bien ton idée de documentaire, mais je ne vais pas le faire. » Je lui avais envoyé la photo d’un mec dans une tribune qui faisait un salut nazi, il me dit : « Ce mec-là, il est capo d’une tribune de 6 000 personnes et il a une boîte qui donne du travail à entre 500 et 1000 personnes. Si je lui rentre dedans, il va me foutre le bordel au stade, potentiellement au centre d’entraînement et dans la ville. » Les présidents, la FIFA et l’UEFA manquent parfois de courage en se disant qu’il ne faut pas faire de vague au sein de leur univers.

 

À la fin du documentaire, tu interroges Philippe Diallo (président de la FFF) qui dit vouloir donner une « impulsion dans la lutte contre le racisme dans le football ». Certains l’accusent pourtant de discrimination religieuse, depuis sa gestion du jeûne du ramadan. Demba Ba, qui intervient également dans le documentaire, a parlé de « chasse aux musulmans ». Est-ce qu’il n’y aurait pas là un double discours ?

Je ne sais pas s’il y a un double discours, je ne connais pas ce qu’il y a dans le cerveau de Philippe Diallo. Une chose est sûre, la laïcité est la plus belle des choses, et je suis fier de notre système actuel. Il nous permet de vivre ensemble et pas en communauté, les uns contre les autres. En revanche, je ne suis pas un laïcard et j’estime que la spiritualité peut être une bonne chose pour certains. Pourquoi mettre des règles à des endroits où tout se passe déjà bien ? Je suis contre cette gestion du ramadan, car pour moi, elle crée du rejet. En Allemagne ou en Angleterre, le joueur rompt le jeûne en prenant une pause de 20 secondes de son côté et ça se passe très bien. Quand tu permets à un joueur qui fait le jeûne de s’arrêter 20 secondes pour boire de l’eau sur un arrêt de jeu, je ne pense pas que ça gêne le match. Les coachs avec qui j’ai discuté disent que la très grande majorité des joueurs reportent leur ramadan. Pourtant, on est toujours en train de chercher la petite bête alors que le système va bien. Par exemple, avec le patch contre l’homophobie, on a mis la lumière sur les deux joueurs (Mostafa Mohamed et Mohamed Camara, NDLR) qui ne l’ont pas porté, alors que 99,5% des joueurs n’ont pas posé de problème.

On doit être fermes et intransigeants, ou on perdra l’amour du foot chez les jeunes.

Est-ce qu’il faut revoir le panel des sanctions, pour les auteurs d’actes racistes dans les stades ?

On doit être fermes et intransigeants, ou on perdra l’amour du foot chez les jeunes qui est déjà mis en danger par TikTok et les nouveaux moyens de communication. À cause de ce qu’a vécu Kerfalla Sissoko, il y a quatre personnes qui ne veulent plus entendre parler de football : lui-même, sa femme, sa fille et le fils du président du club. Même chose pour les enfants présents dans les bus de supporters attaqués en marge de la finale de la Coupe de France. Si en France, on n’installe pas l’interdiction de stade à vie dans les prochaines années, on va mettre en difficulté le football. Il y a aussi un travail à faire avec les clubs, car aujourd’hui, on a des gens qui se servent du stade pour faire des prises de guerre et chercher de nouveaux miliciens d’extrême droite. C’est également présent dans des groupes d’extrême gauche antifa. Le stade de foot doit être protégé de tout ça, et tant qu’on ne fera rien contre ces groupes, la principale victime sera le football.

Qu’est-ce qui t’a surpris ou choqué, en réalisant ce documentaire ?

Ce qui m’a le plus bouleversé, c’est l’émotion des gens qui ont témoigné. Ils ont voulu oublier ce qu’ils ont vécu il y a 30 ans. Quand un mois après l’interview, Basile Boli me dit : « Mohamed, ton interview m’a fait du bien, merci de m’avoir libéré », ça me touche beaucoup. Même un homme plutôt froid et pudique comme Michel Denisot avait la larme à l’œil.

 

Qu’est-ce que tu espères changer, avec Des cris dans le stade ?

Je ne suis pas utopiste, je sais que je ne vais pas créer un monde nouveau. Mais je veux mettre en lumière des sujets de société, et montrer comment on peut tous s’améliorer. Pour moi, ce documentaire peut remporter deux victoires. D’abord, il faut que les gens qui ont témoigné se sentent mieux. Ensuite, j’aimerais qu’il soit intergénérationnel. C’est-à-dire que le grand-père voie ce qui est arrivé à Luc Sonor et Basile Boli, que le père voie ce qui est arrivé à l’époque de Robin Leproux et que le fils comprenne ce qu’il se passe aujourd’hui à l’époque de Demba Ba et de Samuel Umtiti. Je voudrais aussi qu’il permette à certains de réfléchir à leurs attitudes, pour qu’ils voient ce qu’ils peuvent entraîner. Enfin, j’aimerais qu’il fasse réfléchir la classe politique autour de notre arsenal politique. Sur le racisme, mais aussi sur l’homophobie, sur l’antisémitisme…

Malgré la montée de l’extrême droite, je sais que ce sport portera toujours des valeurs d’égalité, de fraternité et de solidarité.

À la fin du documentaire, Demba Ba estime que nous n’avons pas progressé sur la question du racisme dans le foot, car une partie de la haine s’est déplacée sur les réseaux sociaux. Est-ce l’angle mort du documentaire ?

Je ne suis pas forcément d’accord avec Demba, car je pense qu’il y a 30 ou 40 ans, on n’aurait jamais eu ce genre de documentaire. Oui, il y a encore du travail à faire dans le football amateur parce qu’il y a encore trop de joueurs qui banalisent le racisme subi. Mais les réseaux sociaux ne sont pas le problème du football, plutôt d’une société dans laquelle certains manquent de courage. Jamais un homme qui peut poster les messages racistes qu’on a vus contre les joueurs de l’équipe de France ne se comporterait dans la rue comme il se comporte sur les réseaux sociaux. Quand on voit ce que se prennent les tennismen en ligne à cause des paris sportifs, on se dit qu’on a un vrai problème avec le respect et les règles dans notre société.

Dans une société où l’extrême droite et ses idées gagnent de plus en plus de terrain, peut-on réellement espérer une diminution du racisme dans le football ?

Je voudrais souligner que mon documentaire n’est ni idéologique ni moralisateur. J’ai une vision très factuelle des choses et je ne veux pas que le lendemain de sa diffusion, on dise que c’est un documentaire « de gauche », « wokiste » ou « qui s’attaque à l’extrême droite ». On ne s’attaque à rien, on montre ce qu’il se passe. Il y a aussi d’autres choses qui commencent à faire parler dans le sport. Samuel Umtiti m’a dit que « parfois, quand on est victime de racisme, on peut aussi le reproduire sans le vouloir ». Dans le foot français, quelque chose pointe le bout de son nez : le racisme antiblanc, qui pourrait mériter une enquête. Mais le foot a toujours été précurseur sur les questions sociétales et de libertés. On se rappelle le Mondial 1978 en Argentine avec des gens qui sont allés y jouer pour montrer leur désamour de la dictature, mais aussi du Brésil avec la démocratie corinthienne. Je crois que les fans protégeront toujours les terrains de foot des idéaux et des questions politiques. Malgré la montée de l’extrême droite, je sais que ce sport portera toujours des valeurs d’égalité, de fraternité et de solidarité.

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