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  • Interview
  • Stéphane Beaud

«Le footballeur incarne la figure du parvenu»

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13 minutes
«Le footballeur incarne la figure du parvenu»

Il suffit que Laurent Blanc rappelle Evra et Ribery pour que Chantal Jouanno invite de nouveau le fantôme de Knysna dans le débat. Preuve que les politiques n'ont toujours pas réussi à passer l'éponge sur cette "offense" à la nation. Et si, pour une fois, la sociologie permettait de lever le voile sur cette "haine" persistante envers ces mauvais Bleus...

Knysna le retour. Après le choc, voici -peut-être- venu le temps de la réflexion et de relativiser ce qui s’est produit. Ou tout du moins de comprendre comment le banal crash d’une équipe moyenne, peu motivée et sans inspiration, dont seul l’entraîneur abandonné au milieu du naufrage a suscité un vague intérêt, a pu traumatiser un pays et surtout sa classe politique, dans une sorte de prémisse footballistique à l’actuelle vague Marine qui submerge la France. Stéphane Beaud, sociologue, enseignant à l’Ecole normale supérieure (ENS), auteur de nombreux ouvrages sur la classe ouvrière, a donc saisi la plume pour relever le gant. Car nous sommes plus proches de “La sociologie est un sport de combat” de Pierre Carles que du docu “Les yeux dans les bleus”. Et sans surprise, c’est l’ensemble du corps social qu’il ausculte, notamment une certaine représentation de la jeunesse issue des quartiers populaires et/ou de l’immigration qui s’est cristallisée à ce moment précis et de manière particulièrement violente. Extension du domaine de la discrimination?

Les universitaires travaillent désormais beaucoup sur le football, pourtant il est rare qu’ils s’emparent d’un événement aussi médiatique pour aborder le sujet, qu’est-ce qui vous a conduit à vous lancer dans la polémique?

J’avais déjà réagi dans un premier temps, deux jours après la grève du bus, par une tribune publiée le 22 juin dans Libération (“Les Bleus sont les enfants de la ségrégation urbaine”) contre ce retentissant procès à charge, médias comme “politiques” confondus, contre les joueurs grévistes. Cela participait entièrement, selon moi, d’un discours dominant qui contribuait une nouvelle fois à stigmatiser les “jeunes de banlieue”, à savoir les “Noirs” et les “Arabes” (même s’il n’y avait pas de “Beurs” dans cette sélection). Cette convergence m’interpellait. J’ai toujours cultivé le football comme une sorte de jardin secret, considérant, en tant que sociologue/ancien pratiquant “intensif” (entre six et vingt ans) de ce sport, qu’il constituait un très bel objet sociologique. J’ai aussi beaucoup étudié le monde ouvrier ; or la plupart des “footeux” continue d’en être issue. Mais l’impulsion de ce livre, c’est d’abord une réaction qu’on pourrait dire “citoyenne” face à l’exploitation politique de cette grève qui se fait dans la foulée du calamiteux et honteux débat sur l’“identité nationale”. Comment ne pas être atterré quand on observe à quel point a resurgi alors un discours “néo-nationaliste” qui visait ces enfants d’immigrés, en l’occurrence ici les “Noirs” ? Comment ne pas s’inquiéter face à la parole qui a alors été systématiquement donnée dans les médias aux intellectuels néoconservateurs ou à des pseudo “experts” franchement réactionnaires ? En fait, dans ce livre, j’ai essayé de convertir scientifiquement mon indignation face à cette forme de lynchage médiatique qui s’est opéré durant des semaines contre ces joueurs et, plus généralement, contre les jeunes de banlieue. Dans le peu de temps que j’avais pour écrire, je me suis efforcé, avec l’aide de mon camarade de travail Philippe Guimard (amateur de foot comme moi) de me doter de quelques armes empiriques pour essayer de penser ce “problème” autrement. D’où un travail de fourmi pour aller voir, derrière la façade, ce qui constitue le terreau social de ces destins de footballeurs : lecture de biographies de joueurs, dépouillement de très nombreux articles de presse et étude des moindres aspects de la biographie des joueurs (même si c’est quelque chose qui n’est pas au cœur du travail des journalistes sportifs qui doivent avant tout “sortir de l’info” sur les matches et sur les joueurs, sans trop s’attarder sur ces aspects périphériques au terrain et à la tactique. Je dois aussi dire que je suis loin d’être fasciné par ces joueurs, encore par ce milieu du “foot-business” qui est aux antipodes des valeurs du monde universitaire qui sont les miennes. Car ce qui est paradoxal avec ces joueurs, issus majoritairement des classes populaires, c’est qu’ils symbolisent aujourd’hui la figure des “gagnants” du néolibéralisme, que certains d’entre eux sont convertis au culte d’un individualisme exacerbé (par exemple, chez Anelka, son refus maintes fois affirmé de payer des impôts, trop élevés à ses yeux, en France). Mais en même temps, ce qui me semble intéressant, si l’on songe aux travaux de l’historien Hobsbwam sur les “bandits”, c’est qu’avec cette rébellion, une partie d’entre eux ont, à leur manière, porté et exprimé des valeurs de résistance populaire face à un système étouffant (les médias, le staff, l’attente démesurée à leur égard, etc.) sur le thème du “On défend notre copain Nico”, injustement mis en cause et désigné à la vindicte publique. Et on le fait, malgré tout ce qu’on en pense à l’extérieur.

A vous lire, ces “riches” semblent étrangement “sans pouvoir”, contrairement aux vedettes de cinéma ou aux grands patrons. Leur origine sociale serait encore le seul facteur explicatif ?

Je serais plus prudent. D’un côté, les grands joueurs professionnels sont des “salariés” qui ont aujourd’hui un énorme pouvoir, inhabituel dans le régime du capitalisme actionarial, celui d’inverser le rapport salarial et de pouvoir dicter, comme les traders dans les salles de marché des grandes banques, à leurs employeurs des rémunérations indécentes (600 000 euros par mois pour Ribery au Bayern Munich), par l’intermédiaire de nombreux “bras de fer” (cf. Ben Arfa, Niang et bien d’autres passés maîtres en la matière avec l’aide de leurs agents). De l’autre côté, au plan symbolique, ces mêmes joueurs sont le plus souvent sans défense, ils sont “plus parlés” qu’ils ne parlent, toujours à la merci de commentaires peu amènes ou franchement méprisants de la part de certains journalistes. Dans le livre, on insiste sur une dimension importante de la question, à savoir la transformation des trajectoires professionnelles des joueurs professionnels. Entre l’équipe de France 1998 et 2010, l’évolution est saisissante. Les joueurs professionnels sont désormais sélectionnés et “fabriqués” très tôt : ils deviennent précocement des footballeurs, hyper-entraînés (les charges d’entraînement se sont beaucoup alourdies en centre de formation) et spécialisés, obligés en montant dans la hiérarchie de délaisser les autres aspects (scolaires) de leur formation. Ils sont isolés par le fonctionnement du système dont ils reçoivent par ailleurs d’énormes dividendes. Très peu bénéficient d’un héritage culturel (Lloris, Gourcuff, Planus), pas mal d’entre eux ont du mal à “bien” s’exprimer en public, sont gênés devant un micro dès que les questions sortent du cadre sportif. Ils constituent donc une proie facile pour les experts de tous les médias sans compter que, par le mode de vie clinquant qu’ils affichent souvent, ils apparaissent à la fraction des classes dominantes riche en capital culturel (enseignants, journalistes et bien sûr “intellos”) comme incarnant la quintessence de la vulgarité sociale ainsi que la figure du “parvenu”. Il faut beaucoup de compréhension sociologique pour arriver à leur redonner la parole – parole qu’ils ont essayé eux-mêmes de reconquérir (maladroitement…) avec l’épisode du bus et de cette grève.

Dans votre approche n’y a-t-il pas le risque de participer d’une vision “excusatrice”, un défaut que l’on reproche de plus en plus aux sciences sociales, surtout des personnalités médiatiques très marquées droite “dure” comme Éric Zemmour ou le “criminologue” Xavier Raufer ?

Je refuse, bien sûr, ce procès a priori fait à la sociologie par des journalistes pressés ou des pseudo experts qui mènent sur tout ce qui touche à la banlieue un travail idéologique à leur manière, avec l’appui de certains médias complices (y compris, et c’est navrant, au sein du service public). Quand le sociologue tente de comprendre et d’expliquer, par la découverte de mécanismes sociaux, d’enchaînements logiques, on lui oppose, tout particulièrement quand il s’agit de la jeunesse de banlieue, l’argument de l’“excuse sociologique” : comme pour ne pas avoir à entendre ses arguments scientifiques, fruits d’enquêtes rigoureuses, souvent de longue durée. Cet argument de l’excuse, avancé par ceux qui ne veulent surtout pas voir les racines proprement sociales de la délinquance juvénile (chômage, pauvreté, désaffiliation sociale, échec scolaire…), a beaucoup servi lors des émeutes de 2005 ; à sa manière, il est assez “misérable”. Car le diagnostic des sociologues, connaissant ces terrains de la banlieue, était alors juste et continue d’éclairer la situation des cités aujourd’hui. Le travail d’un sociologue, comme l’ont indiqué les fondateurs de la discipline (Durkheim et Weber), consiste à “comprendre”, à lutter contre les préjugés, à refuser les explications simplistes, à se doter d’hypothèses et à aller les vérifier à l’aide de moyens d’enquête adaptés. En même temps, le savoir des sociologues, comme celui des historiens, a des côtés fragiles – par exemple, je n’étais bien évidemment pas là avec les joueurs de l’équipe de France lors de ce fameux samedi soir à l’hôtel Petzula de Knysna et, obstacle supplémentaire, ceux qui y étaient ne “veulent” pas et ne “peuvent” pas parler… – mais il s’appuie, depuis maintenant plus d’un siècle, sur un solide socle de connaissances et de raisonnements qui nous permet, dans le cas de cette grève, de retracer la configuration des rapports dans un groupe social (comme l’est une équipe de foot), d’identifier et de comprendre la nature des oppositions internes qui la traversent, et donc de construire des scenarii adaptés pour, in fine, proposer des schémas interprétatifs de cette grève. Bien armé, le savoir sociologique a un caractère assez fortement prédictif. Je dois vous avouer que la déclaration dans Sud-Ouest du 14 mars de Robert Duverne, préparateur physique de l’équipe de France – l’homme qui a jeté de colère son sifflet après avoir appris le refus de s’entraîner des joueurs le dimanche 20 juin, scène immortelle qui a circulé sur Internent dans le monde entier – sur ces événements de Knysna (l’incident Anelka/Domenech, c’était du “pipi de chat” par rapport à ce qu’il a vu dans sa carrière) – m’a comblé d’aise. Elle est venue en quelque sorte valider le schéma interprétatif proposé dans le premier chapitre de notre livre, à savoir que la grève est une réaction collective contre la Une de L’Equipe et la totale fabrication par ce journal de l’Anelkagate, la transformation par le biais de cette Une du quotidien sportif d’un simple “propos de vestiaire” en une affaire nationale, une affaire d’Etat… Ainsi notre propos dans ce livre invalide la piste “racialisante” qui a été obstinément poursuivie par la majorité de la presse, sportive ou non. Le livre essaie de démonter ce préjugé en montrant que la grève renvoie à une série de facteurs qui, pour l’essentiel, ont fort peu à voir avec cette fameuse culture banlieusarde. D’une part on vient de le voir, le rapport avec la presse et, d’autre part, la désunion structurelle de cette équipe, l’absence de “tauliers” pour éclairer et guider le gros de la troupe, tout cela sur fond de profonde “délégitimation” du coach, Raymond Domenech.

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Contrairement à ce que l’on a l’habitude de lire depuis cet été, vous reliez donc d’abord le jugement porté sur le comportement des joueurs à leurs origines sociales ?

Je suis convaincu qu’avec cette “affaire”, il s’est manifesté une forme de mépris social, qui parfois confine au “racisme social”, vis-à-vis de ces joueurs, “grévistes”. Il faudrait faire l’inventaire systématique des qualificatifs qui leur ont été alors adressés. On s’est permis beaucoup de choses avec eux et à leur détriment (n’oublions pas que des joueurs comme Toulalan ou Gourcuff en ont été profondément et durablement affectés comme le prouve leur saison actuelle en demi-teinte). On a beaucoup dit que les Bleus avaient, par leur comportement, “sali l’image de la France” (d’où tous les noms d’oiseaux dont ils ont été affublés). Mais on peut quand même se demander, avec du recul, si ce n’est pas un ministre comme Hortefeux, condamné par la justice pour “insultes raciales” et promoteur de la campagne d’expulsions contre les Roms en juillet 2010, qui a le plus sûrement et durablement terni l’image de notre pays à l’étranger. En fait, la condamnation unanime des Bleus par le tribunal médiatique doit être mise en rapport avec les caractéristiques sociales “hybrides” de ces internationaux. S’ils sont extraordinairement bien payés, ils appartiennent pour la majorité d’entre eux aux classes populaires : la plupart viennent de banlieue, ont grandi dans des familles pauvres (souvent d’immigration africaine), ont accompli un modeste parcours scolaire (ils sont souvent peu diplômés, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont inintelligents). Ils cumulent donc, aux yeux des faiseurs d’opinion, richesse économique et (apparente) pauvreté culturelle. Ils sont donc des proies faciles pour ceux qui veulent ironiser sur les diverses frasques de la fraction la plus discréditable d’entre eux : conduite sans permis ou avec excès de vitesse record, argent gaspillé dans l’achat de Ferrari et autres Lamborghini, tuning comme dépense somputaire. Si l’UNFP organise syndicalement les joueurs, ils sont dans l’espace public symboliquement sans défense. Il est frappant de voir, par exemple, comment personne parmi eux n’a cherché, une fois les choses décantées, à défendre leur point de vue en disant des choses simples du type : « Oui, on avait des vraies raisons de protester, de faire grève, même si on a peut-être été maladroits ou velléitaires dans notre action » . Rien de tout ça mais une entreprise de grand pardon…

Pourtant, le débat a surtout rapidement embrayé sur l’immigration, la place de l’Islam, etc. Les Bleus, de modèle d’intégration, passèrent au prototype de son échec, un contre-exemple qui a libéré une partie de la droite.

L’équipe de France était partie au Mondial avec la mission, tracée par Sarkozy, de ramener un trophée, ou du moins un parcours honorable, à la nation qui traversait une crise sociale profonde. Au final, il s’est produit une forte coïncidence entre les deux “crises”. Les leaders populistes de droite se sont engouffrés dans cette brèche. Sans oublier ce processus de culpabilisation à l’égard de ces enfants issus de l’immigration post-coloniale, cette machine de guerre idéologique que constitue la fixation sur la Marseillaise qu’il faut à tout prix chanter à pleins poumons (davantage encore plus quand vous êtes “coloré” de peau). Platini, petit-fils d’immigrés italiens et actuel président de l’UEFA, a bien mis les choses au point sur cette question – de son temps (1978-86), personne ne s’en préoccupait et lui-même, capitaine exemplaire de l’équipe de France, ne la chantait pas – et il a demandé fermement aux “politiques” qu’ils cessent d’instrumentaliser à leur profit cette question.

Vous décrivez aussi longuement la question complexe des bi-nationaux?

Ce dont personne ne veut tenir compte, c’est que les bi-nationaux ont tous une histoire derrière eux, avec en outre la pression familiale, de l’environnement professionnel, les enjeux des fédérations des pays africains qui envoient leurs émissaires en France pour recruter des joueurs possédant la double nationalité. Cette problématique des bi-nationaux s’avère sociologiquement passionnante car elle révèle et fait “travailler” toutes les contradictions de l’immigration et des rapports Nord-Sud dans le football contemporain. Par exemple, les spectateurs/supporters tunisiens qui sifflent Hatem Ben Arfa parce qu’il ne joue pas pour la Tunisie, opèrent une sorte d’action par procuration, exigeant du joueur d’expier, en désirant qu’il évolue sous les couleurs de la Tunisie, le fait que l’immense majorité d’entre eux ne retourneront jamais “au pays”. On peut aussi dire qu’au “pillage” des jeunes talents du Sud par les grands clubs européens, devenus des “centres de profit”, répond depuis les décrets FIFA de 2003 et 2009 (assouplissement des conditions de la nationalité sportive) le retour au bercail (dans le pays d’origine) des enfants d’immigrés qu’on peut interpréter aussi comme une sorte de retour sur investissement de l’immigration des parents via leurs fils, virtuoses footballeurs grandis dans les cités françaises et formés par les meilleurs centres de formation de l’hexagone. Il existe aussi de la part des clubs une responsabilité en la matière. En ce qui concerne les jeunes formés en France, même s’il ne s’agit pas donner dans un étroit “chauvinisme”, il ne paraît pas aberrant qu’un club pro fasse pression, comme Guy Roux l’a fait en son temps pour Basile Boli, sur ces joueurs bi-nationaux pour qu’ils optent pour le maillot tricolore. Je trouve surtout qu’on est dorénavant dans la plus grande hypocrisie collective quand on voit des anciens entraineurs de Ligue 1 (comme Gerets et Cuperly, aujourd’hui sélectionneurs du Maroc) débaucher pour “leur” équipe nationale les jeunes pousses issues des centres de formation français. Plus fondamentalement, on peut se demander si les grandes compétitions internationales de type coupe du monde ne vont pas avoir du mal à se maintenir face au rouleau compresseur de la champions league, de la privatisation des clubs, de la mondialisation du marché des joueurs… Le rapport à la nation dans une catégorie professionnelle aussi internationalisée se révèle forcément décalé par rapport à la demande sociale – encore teintée de patriotisme – de la coupe du monde.

Stéphane Beaud (en collaboration avec Philippe Guimard) “Traîtres à la nation ? Un autre regard sur la grève des bleus en Afrique du sud” (La Découverte)

Propos recueillis par Nicolas Kssis Martov

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