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Eliane Liguain : fille de la passion

Par Swann Borsellino
9 minutes
Eliane Liguain : fille de la passion

88 ans et toutes ses dents. Installée à Paris depuis 2013, Madame Liguain, Eliane de son prénom, nous a ouvert les portes de son modeste appartement de la capitale. Le temps d’un bœuf bourguignon et d’une leçon de vie. Retour sur un destin familial quelque part entre le quelconque et le hors-du-commun.

Eliane se pose toujours des questions loufoques quand elle se prépare le matin. Ce vendredi, alors qu’elle accroche autour de son cou la chaîne en or à laquelle pend l’alliance de son défunt mari, elle se demande si elle est la seule personne en France à encore se désembuer le regard au gant de toilette. Alors, elle se marre, puis se saisit de la blouse à fleurs soigneusement suspendue à un cintre dans sa petite salle de bain. Si le propre avait une odeur officielle, ça serait exactement celle de cette blouse à motifs lilas. Une odeur de lessive, la même depuis 30 ans, que les coups de fer à repasser ont emprisonné dans les mailles du tissu. Assise sur son tabouret « Tam Tam », elle enfile ses bas couleur chair, puis ses chaussures avant d’ouvrir la fenêtre pour sonder la météo comme à l’époque où on ne déverrouillait pas son iPhone pour savoir comment s’habiller. Au moment d’ouvrir sa porte, Eliane sourit comme un gosse qui sait qu’il va faire une bêtise. Madame Liguain a 88 ans et ses petits-enfants détestent quand elle semble oublier l’âge qu’elle a.

Si l’on met de côté sa folle escapade du côté de Monaco, vaine tentative de refaire sa vie, Eliane habite Paris depuis le printemps 2013. Sept années suffisantes pour se bâtir une routine que la pandémie de coronavirus est venue perturber un peu, mais pas trop. Ce vendredi, comme chaque matin, elle passe au kiosque du métro Saint-Paul, dans le 4e arrondissement de la capitale pour y récupérer son combo « L’Équipe – le Parisien », son équivalent du café-croissant. Puis, elle file vers « le primeur du Marais », dont le cours de la mangue, apparemment indexé sur le prix de l’or, lui rappelle qu’elle a connu des périodes plus insouciantes quand elle vivait à Nantes ou à Marseille dans les années 1990, ou encore à Montpellier au début des années 2010. Les quelques oignons et carottes pèsent sur ses bras comme le poids des décennies sur son dos, mais rien ne l’empêchera de faire ses emplettes du jour, dont l’objectif est la préparation d’un bœuf bourguignon, le plat préféré de celui qu’elle a aimé toute sa vie depuis leur première rencontre à Reims, un soir de 1953. À 88 ans, Eliane se tient loin des EPHAD dont elle déplore la situation et fait partie de ces « vieux » dont on dit « qu’ils nous enterreront ». Elle n’aimait pas particulièrement Henri Salvador, mais après être venue à bout des marches qui la séparent de son premier étage sans ascenseur, elle convient que « le travail, c’est la santé ». Légèrement essoufflée, elle pose ses courses, humidifie le bout de son index droit avec sa langue, et ouvre la première page de L’Équipe. Depuis mardi, Eliane Liguain sait qu’il est question qu’elle reprenne le travail au début du mois de juin, « ou plus raisonnablement le 17 de ce même mois ». Elle ne sait pas si elle a hâte ou si ça l’angoisse. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle a des responsabilités. Alors, elle déballe ses morceaux de paleron, se saisit de son bouquet garni et allume la radio. Il est à peine 10h.

Le vilain petit canard

Eliane se pose toujours des questions loufoques quand elle cuisine. Au moment de déboucher sa bouteille de bourgogne-passe-tout-grains, elle pense à son boucher. Elle se demande si la moustache est à sa profession ce que le crâne chauve est aux arbitres qu’elle emploie pour faire tourner sa petite entreprise. Une sorte de cachet d’excellence. Madame Liguain mange tôt. Quand elle nous ouvre sa porte à 11h57, c’est la première chose qui lui vient à l’esprit. « Je crois que c’est la seule chose qui rappelle que j’ai mon âge », rigole-t-elle, avant de proposer un café, même si « ce n’est pas l’heure ». Eliane s’installe dans la salle à manger avec sa part de quiche au saumon et nous invite à la rejoindre. Le dernier des idiots comprendrait qu’il y a une chaise sur laquelle il ne faut pas s’asseoir, alors elle sait qu’elle n’a pas besoin de préciser que son mari y avait ses habitudes. De la famille d’Eliane, on sait qu’elle est connue, mais c’est à peu près tout. Ça et désormais cette photo, où l’on voit cinq filles qui se ressemblent autant physiquement que leurs yeux dégagent quelque chose de différent. « Nous sommes cinq enfants. Cinq sœurs. Et je suis la petite dernière », pose Eliane, entre nostalgie et agacement. « Tout le monde a la bougeotte dans la famille, je suis la seule qui vit en France. Ça les faisait rire à Noël, à la fin des années 1960. Qu’est-ce qu’ils peuvent être cons… » Elle n’en dira pas plus, mais Eliane n’a jamais digéré les blagues sur la France. Parmi ces vannes familiales de mauvais goût, celle qui la touchait le plus visait l’époque à laquelle elle vivait à Saint-Étienne, dans une petite rue derrière la place Jean Jaurès, entre 1967 et 1971. « J’ai une sœur qui vit en Angleterre, une sœur qui vit en Espagne, une sœur qui vit en Allemagne et une sœur qui vit en Italie. Ce n’est pas une famille, c’est l’Auberge espagnole. Et ce qui me fout le plus en l’air, c’est qu’elles ont toutes changé de nom, comme si notre nom français, Liguain, était pouilleux… » Pour l’histoire, Eliane se sera un temps appelée Divisionhin, nom porté par son défunt mari, parti trop tôt, en 2002.

Eliane est-elle le vilain petit canard de la famille ou a t-elle décidé d’endosser ce rôle ? Certainement un peu des deux. Difficile de palper une once de tendresse dans le terme « farmer » , sobriquet que lui donne sa sœur anglaise. Pas plus simple de défendre Eliane la têtue sur le plan professionnel, tant elle se braque devant la simple idée de la remise en question. Et ce n’est pas la nostalgie qui habite le plus profond de son âme pure qui va venir au chevet de cette stagnation. Pour preuve, Eliane vient tout juste de servir le café quand elle se rue vers la commode qui abrite ses albums photo. Il semblerait presque qu’elle ait accepté notre demande d’interview juste pour ça : pour pouvoir partager sa fierté. Nous montrer que ses 88 ans de vie et de dur labeur ne sont pas vains. « Je crois que parmi tous les gens que j’ai côtoyés pour le travail, il était mon préféré », dit-elle, en pointant une photo prise avec Alain Giresse en 1984. « Mes sœurs pensent que vivre à l’étranger, c’est l’ouverture d’esprit. Moi, j’ai connu Safet Sušić en 1986, j’ai échangé avec Raí », se réjouit-elle, encore une fois, photo à l’appui. « Et puis, surtout, je suis fière de notre patrimoine. Pas forcément le plus reluisant, mais celui de l’aventure humaine, de l’épopée, des amis ! » Elle ne le dira jamais, mais Eliane s’est adoucie avec le temps. Sans jamais s’en rendre compte, elle a été aussi fière du Troyes de Djukic et Boutal et du Sedan de Mionnet et Quint que du Saint-Étienne de Revelli. On sent qu’elle pourrait passer des heures à parler de sa passion devenue un boulot.

Les petits-enfants, cette plaie

Mais on comprend que c’est un boulot quand elle tente, tant bien que mal, de déverrouiller son iPad pour répondre à un « fessetime » – l’Anglais n’a jamais été son fort, et sa relation avec sa sœur n’aide pas à faire changer les choses. « Excusez-moi, dit-elle, presque gênée. C’est mon petit-fils le plus collant. » Elle en a 20, et celui-ci semble ignorer que l’iPad qu’il a offert à sa grand-mère ne sert qu’à ce genre de coups de fil. « Jacques-Henri ? » crie Eliane, comme si sa voix devait combler seule les kilomètres qui séparent Paris de Marseille, où vit le petit. « Oui, mamie, c’est moi. Je voulais juste savoir si tu allais bien et si tu étais prête pour reprendre le travail. Moi j’ai hâte, heureusement que tout ça se termine. » D’habitude, ce sont les jeunes qui expédient leurs anciens au téléphone quand il s’agit de prendre des nouvelles. Lassée au bout de 30 secondes, madame Liguain raccroche et peste : « J’ai 20 petits-enfants, dont deux plus collants que les autres. »

Il est 15h quand Eliane enfile ses chaussures orthopédiques pour la deuxième fois de la journée. Ce qui devrait être l’heure de la sieste est pour elle l’heure de la balade. Arrivée dans sa cour, elle hume l’air qui sent les effluves de bœuf bourguignon et va prendre son courrier. Madame Liguain prend toujours son courrier à ce moment-là, ça lui fait un petit suspense dans sa journée et ça occupe sa fin d’après-midi. La porte automatique de l’immeuble s’ouvre, et le soleil s’engouffre dans la cour, si bien qu’on ne voit plus que l’ombre d’Eliane, qui tient dans sa main un rectangle en carton. C’est une carte postale on ne peut plus cliché de la place Bellecour. « Je vous laisse me la lire », dit-elle, en tendant la carte. « Chère Eliane, cette petite pensée pour te rappeler que par les temps qui courent, il est probablement plus responsable de ne pas reprendre le travail jusqu’à nouvel ordre. Ton petit-fils qui se soucie de toi. Jean-Michel. » Elle reprend la carte avec la vivacité d’une jeune femme et la jette dans la première poubelle qu’elle trouve. Madame Liguain est fatiguée. Elle a l’impression que ses petits-enfants sont de plus en plus difficiles à gérer, que l’esprit de famille est mort. « Je n’aime pas m’épancher sur les problèmes de famille, mais en ce moment, c’est compliqué. À Angers, j’ai un petit fils qu’on soupçonne d’avoir des problèmes de mœurs et très clairement, je n’ai pas besoin de ça pour être la risée de la famille », regrette-t-elle.

Samuel Étienne n’a pas le temps de demander à son champion s’il souhaite rester qu’Eliane a déjà entre les mains sa cocotte Le Creuset. Ce soir, comme tous les soirs, elle n’attend pas de visite, si ce n’est celle du fantôme de son mari, avec qui il lui arrive de parler, elle le confesse. Pourtant, c’est bien la sonnette qui vient de retentir deux fois, signe que c’est quelqu’un qu’elle connaît qui pointe le bout de son nez. Elle ouvre sans même demander de qui il s’agit, puis dresse une deuxième assiette sur la nappe à fleurs de sa salle à manger. Le visage creusé, le souffle court, l’homme met les pieds sous la table. Eliane lui fait un bisou sur le front comme s’il pouvait effacer la mine des mauvais jours. Dans son sac de sport violet, on aperçoit son autorisation de déplacement sur laquelle est coché « déplacement pour motif familial impérieux, pour l’assistance aux personnes vulnérables ». Pourtant, il semble plus avoir besoin d’Eliane qu’Eliane a besoin de lui. De la poche arrière de son jean dépasse son billet de TGV. Il arrive de Toulouse.

Par Swann Borsellino

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