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D’espoir du football libyen aux geôles italiennes : le destin tragique d’Alaa Faraj

Par Tristan Pubert
8 minutes

Condamné à 30 ans de prison en 2017, Alaa Faraj ne s’avoue pas vaincu. Grand talent du football libyen, il a frôlé la mort en août 2015 lors du drame de Ferragosto en Méditerranée. Emprisonné en Sicile depuis cette date, l’ancien crack libyen a décidé d’écrire un livre pour raconter son histoire. Retour sur le destin d’Alaa Faraj, entre paradis et enfer.

D’espoir du football libyen aux geôles italiennes : le destin tragique d’Alaa Faraj

En Libye, on dit souvent que « la vie, c’est rire une année pour en pleurer dix ». Un proverbe qui prend encore plus de sens quand on connaît la réalité du pays nord-africain depuis une quinzaine d’années, que bon nombre de citoyens ont choisi de quitter, souvent contre leur gré, pour s’offrir un futur meilleur. C’est le cas d’Alaa Faraj. Pourtant, sur le papier, ce n’est pas vraiment le type de profil prêt à risquer sa vie, lui qui grandit dans une famille aisée : un père ingénieur, une mère professeure, sept frères et sœurs et une fiancée. Nous sommes alors en 2014, Alaa a 19 ans et étudie l’ingénierie à l’université de Benghazi. « Comme il le raconte dans son livre, il avait une vie épanouie en Libye avant la guerre. À côté des études, c’était surtout un très footballeur qui avait réalisé son rêve, celui d’intégrer le club qu’il supportait enfant », raconte Alessandra Sciurba, celle qui l’a accompagné dans l’écriture du livre Perché ero ragazzo (« Quand j’étais petit » en VF, sorti en septembre 2025). Et en effet, le jeune Alaa Faraj se débrouille plutôt bien balle au pied. Après avoir commencé sa carrière dans le club de quartier, il intègre à 12 ans son club de cœur en 2007, l’Al-Ahly Benghazi. « J’étais le garçon le plus heureux du monde, c’était une immense fierté pour moi », témoigne-t-il dans son livre. L’avenir semble tout tracé donc : les études et le football.

J’étais un espoir du football, étudiant à l’université, un garçon plein de vie, d’enthousiasme, de projets. Et surtout de rêves.

Alaa Faraj, dans son livre

En 2014, le milieu de terrain obnubilé par Andrea Pirlo intègre le groupe pro. Mais le 16 mai de cette même année, dans la région de Benghazi, le général Khalifa Haftar lance une « opération militaire » du nom de Karama (Dignité), présentée comme une campagne contre les groupes islamistes armés. Une offensive qui va alors entraîner une nouvelle guerre civile en Libye. Témoignage d’Alaa Faraj sur cette journée de mai 2014 : « Didi Fraj, une ville dans la banlieue de Benghazi. 16 mai 2014, à 4h30 du matin. Deux heures plus tôt, j’étais dans cette ville, dans une maison où nous faisions la fête entre amis. Je me suis beaucoup amusé, je suis rentré chez moi à 3 heures du matin, je me suis immédiatement endormi sur le canapé et j’ai été réveillé par les voix de ma famille. Ils discutaient d’une attaque armée. J’ai demandé à mon frère aîné : “Que se passe-t-il ?” Il m’a répondu : “Réveille-toi, l’opération Dignité a commencé.” Cette date a changé ma vie. Pour le meilleur ou pour le pire. J’avais 19 ans. J’étais un espoir du football, étudiant à l’université, un garçon plein de vie, d’enthousiasme, de projets. Et surtout de rêves. » Le campus fermé, les clubs de foot obligés d’arrêter leur activité : quel avenir se présente à lui ? Après plusieurs jours de réflexion, Alaa Faraj et quelques amis à lui – majoritairement footballeurs – prennent une décision : quitter la Libye.

Le drame de Ferragosto

La bande d’Alaa, comme beaucoup de Libyens, pense pouvoir organiser ce départ par voie légale, autrement dit, en avion. Pour cela, le crack de Benghazi décide de vendre sa Hyundai 2012 pour environ 5 000 euros. « Ils ont vraiment essayé de s’expatrier de manière légale, mais malheureusement, il est presque impossible d’obtenir un visa pour l’Europe, même depuis un pays en guerre. Après de longs mois de tentatives infructueuses, il a décidé, à l’insu de sa famille, de partir par la mer, en sachant qu’il avait 90 % de chances de mourir », témoigne Alessandra Sciurba qui connaît son histoire (presque) par cœur.

Après de longues semaines de réflexion, le 15 août 2015 (jour férié appelé ferragosto en Italie), Faraj et ses amis sont décidés : ils vont tenter la traversée de la mort, celle de la Méditerranée. Sur cette embarcation, plus de 300 personnes – venues de diverses régions/pays d’Afrique – sont entassées, certaines dans des cales. « Comme toujours pour ces traversées, les trafiquants surchargent les bateaux. Eux ne montent jamais à bord, ils restent sur la côte et collaborent sans problème avec les autorités locales, l’Europe le sait, mais n’y voit aucun problème », rappelle Alessandra. La traversée  vire au drame : le navire chavire et les 49 personnes entassées dans les cales perdront la vie, noyées.

Les quatre Libyens présents sur le bateau, dont Alaa, ont été désignés coupables, parce que les autorités italiennes ont décidé que Libye = trafiquant.

Alessandra Sciurba, chercheuse spécialisée en droits humains, migration et frontières

Alaa Faraj et une centaine d’autres passagers s’en sortiront. Mais à peine secouru et débarqué sur le sol italien, à Catane, le jeune Libyen est arrêté par les autorités transalpines. La raison ? Il est accusé d’avoir été « un membre important de l’équipage », de « complicité d’entrée illégale sur le sol italien » et « d’homicides multiples ». Ces accusations se basent uniquement sur le témoignage de deux passagers, dont la fiabilité reste à prouver. « On parle ici de personnes qui ont témoigné en état de choc et à bout de forces physiques et psychiques, qui avaient perdu des membres de leur famille pendant le voyage et qui n’avaient pas dormi, mangé ni bu depuis des jours », rappelle son avocate Cinzia Pecoraro.

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En attente de son jugement, Alaa Faraj est placé en détention provisoire. Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il n’en partira plus. « Il fallait absolument trouver un bouc émissaire de ce drame. Alors, on décide d’accuser des innocents de trafic d’être humain, simplement, car ils auraient possiblement tenu la barre. Les quatre Libyens présents sur le bateau, dont Alaa, ont été désignés coupables, car les autorités italiennes ont décidé que Libye = trafiquant », témoigne amèrement Alessandra Sciurba.

« Moralement innocent »

En 2017, deux ans après le drame du Ferragosto, la justice italienne condamne Alaa Faraj et ses amis à 30 ans de prison pour « complicité à l’immigration clandestine ». Un délit qui se base sur l’article 12 du Code unique sur l’immigration, sujet à contestation. « Alaa n’est pas le seul à avoir été condamné par cet article. L’article 12 est clairement injuste, il ne touche pas les trafiquants, mais seulement les passagers, ou ceux qui ont tenu la barre faute de pouvoir payer. Cet article, ce n’est pas de la justice, c’est de la propagande politique », argumente Alessandra Sciurba. Pendant ce temps-là, les « vrais » trafiquants libyens fricotent avec l’État italien et assistent à des matchs de Serie A, à l’instar de Najim Osama Almasri Habish qui assistait en janvier dernier à la rencontre Juventus-Milan.

Pour Alessandra Sciurba, également chercheuse spécialisée en droits humains, migration et frontières, Alaa Faraj est tout simplement innocent, victime d’une erreur judiciaire flagrante : « À chaque débarquement sur les côtes italiennes, il faut trouver des “petits poissons”, des faux responsables pour masquer les erreurs des institutions. Dans son procès, seulement neuf témoins ont été entendus sur plus de 340 passagers. Parmi eux, trois seulement ont mentionné Alaa, et une seule fois, juste après le débarquement. Ces témoins n’ont jamais été revus ni réentendus. Et sur cette base de neuf témoins, cinq jeunes Libyens ont été condamnés à 30 ans de prison. »

Alaa Faraj et Alessandra Sciurba. Crédits : Rori Palazzo.
Alaa Faraj et Alessandra Sciurba. Crédits : Rori Palazzo.

Alaa est considéré comme un « scafista », un passeur, mais les preuves ne sont pas tangibles, reposant sur trois témoignages. Face à l’injustice de cette décision, Alaa Faraj fera appel à deux reprises. En vain. La cour d’appel, puis la cour de cassation ont bien confirmé cette condamnation. « Ce qui est encore plus absurde, c’est que les juges eux-mêmes ont écrit dans leur procès que ces jeunes Libyens sont “moralement innocents”, mais ont quand même refusé de rouvrir le procès. Ils ont seulement demandé une grâce présidentielle. » Pour son avocate Cinzia Pecoraro, le combat n’est pas terminé : « Nous exigeons que l’État italien accorde la grâce présidentielle à ces Libyens innocents. Cette affaire est une aberration d’un point de vue juridique, nous continuerons à nous battre pour qu’Alaa et les autres puissent sortir, car ce sont des innocents. »

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Détenu depuis dix ans à la prison d’Ucciardone de Palerme, Alaa Faraj n’a pas voulu sombrer, au contraire. Il a décidé d’apprendre l’italien et de raconter son histoire, au travers d’un livre, accompagné d’Alessandra Sciurba. « Quand je l’ai rencontré la première fois à la prison pour animer un atelier sur les droits humains (en 2023), nous avons énormément discuté et j’ai compris qu’il faisait partie de ces footballeurs condamnés. Alaa est extraordinaire, il a transformé l’injustice en force intérieure », se remémore Alessandra. En septembre dernier, Alaa Faraj s’est rendu à une conférence à Palerme pour la sortie de son livre, accompagné d’Alessandra Sciurba. Sa seule et unique sortie de prison depuis 2015.

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« Durant l’été 2024, il m’a écrit, m’a raconté la vie en prison, et j’ai découvert son talent d’écriture. Il écrivait en italien, qu’il a appris en prison. Le livre a commencé comme ça : il m’envoyait ses lettres, je les retranscrivais. Ça a pris plus d’un an. Au début, aucune ambition, c’était une thérapie. Mettre de l’ordre dans la douleur, l’injustice. Ensuite, nous avons compris que son histoire devait être racontée, pour faire comprendre qu’il y a des injustices pour lesquelles il faut se battre. Désormais, tout le monde connaît la vérité. » Emprisonné depuis plus de dix ans et jusqu’en 2045 sur le papier, Alaa Faraj ne s’arrête pas de rêver, lui qui se voit encore entraîneur.

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Par Tristan Pubert

Propos d’Alessandra Sciurba et Cinzia Pecoraro recueillis par TP. Propos d’Alaa Faraj extrait du livre "Perché ero ragazzo" disponible.

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