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  • Décès de Johan Cruyff

Valdano: « Cruyff, un mythe du football »

Propos recueillis par Thomas Goubin
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Valdano: «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Cruyff, un mythe du football<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Tour à tour attaquant, entraîneur et directeur sportif du Real Madrid, Jorge Valdano est sans doute l’ancien joueur qui parle le mieux de football. Et de Johan Cruyff, la pierre angulaire de l’éternel ennemi, le FC Barcelone.

Depuis l’Argentine, quelle image vous faisiez-vous de Cruyff ? Son importance était supérieure à celle de Barcelone. J’ai su situer Barcelone sur une carte quand Johan Cruyff s’est engagé avec les Blaugrana. C’était un joueur admirable. Ce qui me fascinait chez lui, c’est la gestion de sa boîte de vitesse interne, la facilité avec laquelle il changeait de rythme avec le ballon dans les pieds. Au-delà du cas Cruyff, il y avait une admiration globale pour les Pays-Bas et l’Ajax, qui furent les premières équipes cinématographiques, où tous les joueurs étaient en mouvement en même temps, tout en restant organisés dans les phases de possession et de récupération. Mais pour passer à la postérité, une équipe a besoin d’un génie. Je pense au Santos de Pelé, au Real Madrid de Di Stéfano, ou au FC Barcelone de Messi. Pour se faire une place dans l’histoire, l’Ajax et les Pays-Bas avaient besoin d’un talent supérieur, qu’incarnait Johan Cruyff. Sur le terrain, sa personnalité le transformait en héros absolu d’une équipe extraordinaire.

Comment décririez-vous sa personnalité ? On dit que les joueurs de Barcelone l’appelaient Dieu. Comme tous les grands joueurs, il a une conscience absolue de ce qu’il représente pour le monde du football. La conscience du pouvoir est commune à Cruyff, Di Stéfano, Pelé, Maradona… Pour arriver à ce niveau, il faut une estime de soi très élevée. Et Cruyff représente un cas quasi pathologique de confiance en soi. Jamais dans ma vie je n’ai vu un joueur gouverner les matchs comme Cruyff. Il était le propriétaire du spectacle. Beaucoup plus que son équipe, que l’arbitre, ou que les supporters. Son emprise sur ce qui se passait sur le terrain était incroyable. Il était joueur, entraîneur, et arbitre à la fois.

Arbitre, c’est-à-dire? La première fois que je l’ai affronté, c’était en Coupe du Roi. J’avais 20 ans, et je jouais pour Alavés en deuxième division. Si un joueur était à terre, il allait le voir, jugeait s’il fallait intervenir, et appelait lui-même les soigneurs. Comme si l’arbitre n’existait pas. Lors de ce match de Coupe du Roi, je suis allé le voir alors qu’il avait le ballon sous le bras. Je lui ai dit : « Pourquoi tu ne gardes pas ce ballon et tu nous en donnes un autre pour qu’on continue le match sans toi ? » Il m’a répondu : « Comment t’appelles-tu ? » Je lui ai dit : « Valdano. » « Et quel âge as-tu ? » « 20 ans. » « Quand on a 20 ans, Johan Cruyff, on le vouvoie » , m’a-t-il rétorqué (rires). Sur le terrain, Johan n’admettait aucune remise en cause de son autorité. Je lui ai parlé plusieurs fois de cet incident, et il m’a dit qu’il ne s’en rappelait pas. C’est normal, c’était Cruyff. Personnellement, c’est resté gravé dans ma mémoire, car je parlais à un mythe du football.

Les convictions de Cruyff sont celles de Dieu. Elles ne peuvent être remises en cause. Il a toujours eu le courage de défendre un football audacieux, où le talent occupe un lieu central.

Vous conservez d’autres souvenirs de ce match ? Sa capacité à diriger était telle qu’il prenait parfois des décisions pour l’équipe, mais qui n’arrangeaient que lui. Par exemple, le terrain était devenu tellement lourd à cause de la pluie que cela devenait difficile de faire remonter le ballon jusqu’à lui. Il a alors décidé d’occuper la position de libero et il a réorganisé toute l’équipe pour pouvoir occuper ce poste, sans même en toucher deux mots à l’entraîneur. Pendant tout le match, le gardien le servait dans les pieds, et lui remontait la balle avec une classe insensée. C’est d’ailleurs le meilleur libero que j’aie vu de ma vie, mais j’étais effaré de voir comment Cruyff avait décidé de manière unilatérale, et comment l’entraîneur avait été réduit à l’état de simple spectateur. Ses coéquipiers obéissaient à Cruyff comme s’il était l’entraîneur.

Vous n’avez donc pas été étonné de son succès sur le banc de touche, bien que les grands joueurs fassent rarement de grands entraîneurs ? J’ai toujours cru que pour être un grand entraîneur, il fallait avoir été un mauvais joueur, car cela t’oblige à penser le jeu pour survivre comme footballeur. Le mauvais joueur dispose donc d’un avantage initial comme entraîneur. Mais Johan est un grand intuitif, qui a du génie. Ses convictions fortes lui ont permis de ramer à contre-courant dans un pays comme l’Espagne, qui était privé de discours sur le football. Il faut se rappeler que sous le franquisme, le football espagnol était seulement associé à un mot, la « furia » , qui n’est pas un concept footballistique, mais un état d’esprit. Les joueurs, les entraîneurs, les journalistes se sentaient à l’aise avec ce concept. Avant l’arrivée de Cruyff, si un joueur faisait une passe en retrait, ce n’était pas loin d’être considéré comme une trahison envers la patrie, il fallait toujours aller de l’avant. Ensuite, on a commencé à comprendre que c’était un recours pour renverser le jeu et s’ouvrir un espace sur le terrain. Cruyff a fini par changer la culture footballistique d’un pays. Il ne l’a pas fait seul, mais sa contribution fut capitale. L’Espagne est passée de la « furia » à quelque chose de similaire au Brésil 70.

Vous avez dit de Cruyff qu’il jouait « avec une calculette dans la main » . Il a, en effet, été le moins spontané des grands génies. C’était un type plus rationnel qu’émotionnel. Pour moi, c’est un défaut pour un footballeur, mais une vertu pour un entraîneur. C’est pour cela qu’il est le seul des grands à avoir été aussi influent à l’intérieur du terrain que sur la touche. Il a non seulement une intelligence supérieure, mais il ne doute jamais. Sa confiance en ses concepts est totale. Il ne va jamais renoncer à ses principes, quelles que soit les circonstances. C’est un leader né.

Cruyff parlait toujours du collectif comme de sa priorité, mais il s’est toujours appuyé sur le talent de grandes individualités. Sa conception du football était-elle élitiste ou démocratique ?Celui qui aspire à la beauté fait toujours un cadeau au peuple. Pour autant, sa conception du jeu ne me paraîtra jamais élitiste. Cruyff était un visionnaire. Il est allé chercher Michael Laudrup quand le Danois avait du mal à s’imposer à la Juventus. Romário était, lui, un joueur qui faisait peur aux entraîneurs. C’était un artiste qui ne se sacrifiait pas, un corps étranger au sein d’une équipe, mais dans la surface son talent était fantastique. Cruyff a fini par intégrer ces joueurs dans un collectif harmonieux. Pour moi, c’est l’un de ses plus grands succès. Johan a une telle confiance en lui qu’il n’a peur d’aucune personnalité. Au contraire, il trouve qu’un joueur avec du caractère est la condition indispensable pour être compétitif au très haut niveau.

À quel point a-t-il changé le Barça ?Quand il arrive, le Barça est historiquement un club de perdants. Sa révolution ne s’est pas seulement opérée sur le terrain, il a véritablement changé la mentalité du club. D’un club victime, le Barça n’est pas loin d’être devenu arrogant. Sa révolution a aussi touché les supporters ou les journalistes, dans leur manière de concevoir le Barça. Cruyff a énormément gagné au Barça, même s’il a connu quelques faux pas comme cette finale de Ligue des champions perdue face au Milan AC (0-4). Mais ce Milan était une grande équipe, dirigée par un grand entraîneur, et les techniciens du Barça se sont fait manger physiquement. Quoi qu’il en soit, un revers – aussi cinglant soit-il – ne va jamais remettre en cause ses convictions. Elles sont fermes, ils ne les négocient pas, que ce soit avec ses dirigeants ou ses joueurs. Les convictions de Cruyff sont celles de Dieu. Elles ne peuvent être remises en cause. Il a toujours eu le courage de défendre un football audacieux, où le talent occupe un lieu central.

Pep Guardiola est aujourd’hui l’entraîneur qui incarne cette audace. Peut-on comparer leurs deux Barça ?Cruyff a inventé la formule Barça, mais il a fallu attendre Guardiola pour mettre une méthode derrière la formule. Guardiola est un entraîneur moins génial que Cruyff, mais qui partage les mêmes convictions, et dont la capacité d’apprentissage est supérieure. Cruyff est plus chaotique. D’ailleurs, quand il élabore un discours footballistique, comme tous les génies, il saute des étapes. Il faut être un spécialiste en Cruyff pour bien le comprendre ! Il te dit, par exemple, qu’une équipe doit toujours jouer avec un nombre impair de défenseurs, mais il ne t’explique pas pourquoi. Guardiola, lui, ne saute jamais une étape.

À l’inverse du Barça de Pep qui semble avoir poussé nombre d’équipes à parier sur un jeu de possession, le Barça de Cruyff ne paraît pas avoir eu ce type d’influence à l’époque… Toute révolution a besoin de temps pour prendre de la substance. En Espagne, le Real de la Quinta del Buitre, puis l’arrivée de Johan Cruyff sur le banc du Barça, ont commencé à changer la donne, et obligé les journalistes à prendre position. Et beaucoup se sont engagés en faveur du spectacle, de la nouvelle donne. Cruyff n’est pas l’unique responsable de ce changement de paradigme, mais sans lui il est fort possible que ce phénomène de transformation du football espagnol n’aurait pas été d’une telle vigueur. Et puis, il faut toujours un personnage pour appuyer sur l’accélérateur. À Barcelone, Guardiola a été providentiel pour que le cruyffisme prenne racine au sein du club et termine par influencer la sélection nationale.

Que reste-t-il de Cruyff chez le Barça de Luis Enrique?L’importance donnée à la possession de balle et sa gestion des espaces. Après, Luis Enrique dispose d’attaquants talentueux et rapides, et il a pu ajouter une nouvelle arme au registre du Barça de Cruyff et Guardiola : la contre-attaque. Mais on continue de reconnaître dans cette équipe l’héritage de Johan Cruyff.

Comme entraîneur, vous avez une grande influence sur le palmarès du Barça de Cruyff, puisque votre Tenerife a aidé deux fois les Blaugrana à prendre le dessus sur le Real Madrid. Cruyff vous a-t-il remercié pour cela ? Non, et il n’avait pas à le faire. Je me suis simplement comporté en professionnel. Mais il est vrai que la chance l’a souvent accompagnée. Sur les quatre Liga remportées, trois l’ont été à la dernière journée, alors que le Barça n’avait pas le destin entre ses mains et dépendait du résultat de tiers contre son rival. En l’occurrence, deux fois Tenerife, et une fois le Deportivo La Corogne. Évidemment, ces titres ont aidé Cruyff à imposer ses idées. Sans ces titres, on peut se demander s’il serait resté aussi longtemps à la tête du Barça.

En 1995, en tant qu’entraîneur du Real, vous l’emportez 5-0 face au Barça, à Santiago Bernabéu. Comment avez-vous pu dominer à ce point ce Barça ? L’année précédente, le Real avait perdu 5-0 face au Barça. Mes joueurs étaient donc animés d’un esprit de revanche, qui favorise leur compétitivité. Ce jour-là, je n’ai rien changé à mon plan de jeu habituel. Mon idée n’était pas seulement de gagner face au Barça, mais de prendre le contrôle du jeu, comme face à nos autres adversaires. Dans ce match, notre pourcentage de possession de balle a été supérieur à celui d’un Barça en bout de course. Je crois que ce résultat n’est pas loin d’avoir marqué un point final dans la carrière de Cruyff à Barcelone, même s’il est resté un an de plus. Il est toujours difficile de rester au sommet. Mais, ce que je retiens, c’est que malgré son départ, l’attente des supporters n’a pas changé, ils veulent désormais leur quota de spectacle, leur demande esthétique est supérieure.

Jamais dans ma vie je n’ai vu un joueur gouverner les matchs comme Cruyff. Il était le propriétaire du spectacle.

Pourquoi le Real Madrid n’a-t-il jamais pu développer une réelle école de jeu, à l’instar du Cruyffisme au Barça ?Un jour, Florentino Pérez a dit que le style du Real, c’était de gagner. Alors quand on ne pense qu’à gagner, il est difficile d’installer un style. Il faudrait sans doute être plus patient et qu’un homme providentiel apparaisse. Quand j’ai pris en charge le Real, le club se trouvait dans une passe difficile. Il y avait des conflits entre dirigeants et les caisses sonnaient creux.

Comment perçoit-on Cruyff au Real Madrid ?La rivalité entre les deux clubs est tellement grande que la reconnaissance de l’œuvre d’un adversaire est difficile. Mais comment nier que Cruyff a changé l’histoire du Barça? Moi, je n’ai jamais caché mon admiration pour Johan. Ne pas reconnaître l’excellence dénoterait une certaine médiocrité. Le Real Madrid est trop grand pour se permettre de tels signes de faiblesse.

Cruyff, joueur, ne ressemblait pas au footballeur type. Il s’apparentait à une rock star. En tant que jeune Argentin vivant dans un pays sans liberté d’expression, cette facette du personnage vous interpellait ?Toute cette génération doit être reconnue comme inspiratrice d’une révolution à l’intérieur du monde du football, mais aussi sociale. Il y avait Cruyff et George Best. Les Pays-Bas et l’Ajax de Cruyff intimidaient, car ils rompaient avec les référents traditionnels, il s’agissait d’équipes indéchiffrables. Lors du Mondial 74, les Pays-Bas ont mis quatre buts à l’Argentine, et les Argentins se sentaient désarmés. Devant tant de rapidité, de force, le footballeur sud-américain a commencé à cultiver un complexe d’infériorité. Après Cruyff, le football n’a plus jamais été le même.

Comment l’Argentine vit-elle l’absence de Cruyff lors du mondial 78, que certains attribuent à des raisons politiques ?Personnellement, j’étais déçu. Quand il manque un des grands héros à un grand tournoi, la compétition perd en valeur. Je n’ai jamais associé son absence à une position politique, je ne crois pas que Johan avait ce type de convictions. Pendant le mondial, les Hollandais ont eu une attitude remarquable en ayant conscience de la situation politique, et en ne faisant aucune concession au régime militaire. Malheureusement, un journaliste d’El Grafico a publié une carte écrite par un joueur hollandais qui parlait en termes élogieux du régime militaire, une carte qui s’est révélée apocryphe.

Sur le terrain, sa personnalité le transformait en héros absolu d’une équipe extraordinaire.

Quel était le rôle de Cruyff dans le football ces dernières années ?C’était un des oracles du football. Il donnait son opinion sur tout, avec naturel, sans aucun complexe. Tout ce qu’il disait était forcément intéressant.

Quel est le dernier échange que vous ayez eu avec votre ami Cruyff ?C’était à l’occasion du tournage du film sur Messi dont je suis le scénariste. On a réuni beaucoup de gens qui ont connu Messi, anciens camarades de classe, coéquipiers, des journalistes, mais aussi Johan Cruyff. Il m’a dit : « Heureusement que Messi existe. » Il l’admire et le reconnaît comme l’un des siens.

Propos recueillis par Thomas Goubin

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