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Luka Elsner : « Le foot, c’est 90% de douleurs »

Propos recueillis par Maxime Brigand, à Amiens
Luka Elsner : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Le foot, c’est 90% de douleurs<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Il est, à 37 ans, le plus jeune entraîneur de Ligue 1 et vient d’un pays, la Slovénie, qui ne représente quasiment rien sur la cartographie foot. Pourtant, il se murmure qu’avec Luka Elsner, Amiens aurait déniché la nouvelle tête à suivre dans la catégorie entraîneurs prometteurs. Alors, vraiment ? Rencontre avec un vent de fraîcheur, qui s'apprête à rencontrer le PSG samedi, au Parc des Princes, alors que son club n'a plus gagné depuis début novembre en Ligue 1.

On a beaucoup entendu parler de votre papa, Marko, mais très peu de votre grand-père, Branko, qui a quand même été sélectionneur de l’Autriche à deux reprises. Mon grand-père était quelqu’un de très minutieux, qui théorisait beaucoup les choses. C’est lui qui m’a donné l’aspect analytique du métier. Après l’indépendance, c’est l’une des premières personnes qui a aidé à structurer le football en Slovénie, à mettre les choses par écrit pour les entraîneurs. C’est quelqu’un qui était aussi très en avance sur les statistiques. Tout ça lui a permis de devenir une véritable éminence pour le football dans notre pays, mais aussi plus globalement en ex-Yougoslavie. Chose très rare pour le football slovène, il a surtout réussi à s’exporter, ce qui est très compliqué et l’était encore plus à l’époque. Après, comme on vivait à l’étranger, mon éveil au jeu s’est surtout fait aux côtés de mon père. Je ne voyais mon grand-père que pendant les vacances et quand je suis en revenu au pays, au début des années 2000, il commençait à être malade, donc c’était plus compliqué… Mon père, lui, m’a ouvert à une autre vision : c’est un créatif, un romantique, quelqu’un qui recherche l’esthétisme. Je suis né entre ces deux approches.

Vous avez justement cette image de coach pris en sandwich entre une volonté de proposer du jeu et le souhait de maintenir une grosse solidité défensive. Après votre première victoire en Ligue 1 contre Lille, vous avez même avoué qu’il était parfois important de « ne pas être beau, ne pas être romantique, juste efficace » . Est-ce difficile pour vous d’accepter de gagner sans forcément bien jouer ? Non, car le joueur que j’étais n’avait pas les armes pour être autre chose qu’un type discipliné et pragmatique. Je peux même dire que je me reconnais dans ces victoires. Je n’ai pas la créativité en moi, mais c’est quelque chose que j’admire beaucoup parce que certains joueurs font des choses que je ne savais pas faire. C’est quelque chose dont tu as cruellement besoin pour réussir dans le foot et lorsque j’étais joueur, mon rôle était justement de faire le nécessaire pour donner la possibilité aux créatifs de nous faire gagner des matchs. En tant que coach, je suis encore dans ce constat : tu ne peux pas vivre sans structure, sans organisation, si tu veux que les joueurs créatifs s’expriment. La solidité et la créativité sont deux choses complémentaires à mes yeux.

La partie cognitive est centrale dans le football et la progression d’un joueur passe par son autonomie. Le grand joueur, c’est celui qui pense vite et bien, celui qui réussit à identifier les situations en un regard. Toi, entraîneur, ta mission est réussie quand ton équipe est parfaitement autonome, que tes joueurs deviennent, par leur intelligence, capables de se placer au bon endroit, au bon moment, de façon presque mécanique.

Vous étiez jaloux des joueurs créatifs ? Pas jaloux au sens négatif, mais oui, j’étais jaloux du talent de certains mecs parce que moi, je n’avais pas ce petit truc : cette capacité à éliminer quelqu’un en un contre un, à solutionner un problème grâce à un geste… J’avais une autre forme d’intelligence : je savais me placer, anticiper, identifier les solutions offertes à l’adversaire. Mais j’étais incapable de sentir la bonne solution en phase offensive. Encore aujourd’hui, parfois, en tant qu’entraîneur, je suis sur le côté, je réfléchis à certaines solutions et là, un joueur réussit à me surprendre, car lui est capable d’inventer quelque chose. C’est la partie instinctive du football qui rend l’ensemble aussi beau.

L’an dernier, Xavi nous expliquait justement qu’il était urgent de travailler sur l’intelligence des joueurs et sur leur capacité à trouver des solutions de façon autonome. Il faut comprendre que le football est quelque chose de très complexe. Il y a énormément de facteurs qui entrent en jeu, de situations qui installent cette complexité. Pourquoi ? Parce que tu as onze joueurs de chaque côté, mais que l’espace n’est finalement pas si grand que ça. Ainsi, pour pouvoir créer une situation offensive, il faut être capable, sur un espace réduit, de sentir la solution appropriée. Pour ça, il faut avoir des automatismes, des schémas cognitifs qui te permettent, sans trop réfléchir, de dégainer une solution naturelle. C’est ça qu’un entraîneur doit travailler à l’entraînement. Tu dois permettre à ton joueur de reconnaître certaines variables sur le terrain afin qu’il les utilise sans avoir à réfléchir trop longtemps dans la situation à laquelle il fait face. Comment y arriver ? En répétant les situations pour arriver à une forme de fluidité. La partie cognitive est centrale dans le football et la progression d’un joueur passe par son autonomie. Le grand joueur, c’est celui qui pense vite et bien, celui qui réussit à identifier les situations en un regard. Toi, entraîneur, ta mission est réussie quand ton équipe est parfaitement autonome, que tes joueurs deviennent, par leur intelligence, capables de se placer au bon endroit, au bon moment, de façon presque mécanique.

Dans votre fonctionnement, cela passe par le refus de mettre en avant les individualités. Quand Gaël Kakuta est revenu à Amiens cet été, vous avez parlé de lui comme d’un joueur « spécial, mais un parmi les autres » . C’est pourtant votre leader technique. C’est quoi le message derrière ça ? Le message, c’est que Kakuta, qui entre largement dans la catégorie « joueur créatif » , ne peut être performant que s’il est entouré et qu’il s’intègre pleinement dans un cadre collectif. Tu n’as que deux joueurs au monde qui peuvent se permettre de ne pas prendre part aux phases défensives, car leur impact offensif est tel que tu peux l’accepter. Si tu regardes l’Ajax, City, Liverpool, tout le monde défend, tout le monde attaque, c’est un partage, et le football de haut niveau, c’est ça : tu partages les tâches offensives et les tâches défensives. Tu ne peux pas faire autrement. Et c’est simple à expliquer : si tous tes joueurs sont impliqués défensivement, tu peux récupérer le ballon plus haut, donc casser la relance adverse, donc éviter une pression à ta défense… À l’inverse, si tu attends avec un bloc bas, que tes joueurs offensifs ne participent pas défensivement, tu as 80 mètres à remonter avec le ballon après la récupération. C’est quand même autre chose. Si un joueur n’existe plus quand tu perds le ballon, il n’est pas viable pour le haut niveau et ça devient une brèche.

Et aujourd’hui, avec la montée en puissance des analystes vidéo, ça devient aussi une cible.Exactement, car une brèche ouverte peut être contaminée instantanément par ton adversaire. Aujourd’hui, tout est plus ou moins connu et tout est maîtrisé par ton adversaire au millimètre grâce aux analystes. Tu ne peux plus cacher tes faiblesses parce que l’imprévisibilité est devenue très réduite. Pour faire la différence, tu te dois alors de surprendre l’autre.

Vous pensez qu’il est encore possible d’inventer des choses dans le foot ? On n’invente plus rien, non. Les entraîneurs ne sont pas des génies de création, ils s’appuient toujours sur ce qui a été fait par le passé. Les génies qui ont changé le football sont très rares. Cruyff a inventé des choses, Guardiola aussi, même s’il s’est beaucoup appuyé sur Cruyff. La place laissée à l’invention pure est désormais très réduite, car le foot est un sport qui a déjà une grosse histoire, au cours de laquelle beaucoup de choses ont été tentées… Du coup, on prend des idées d’un peu partout et on essaie de les faire entrer dans un moule qu’on fabrique. Moi, je n’ai jamais prétendu être un inventif, un créatif ou un génie. J’essaie simplement d’optimiser ce que certains autres ont mis en place avant moi.

Cette recherche passe aussi par l’exploration d’autres sports ? S’ouvrir à d’autres disciplines est une bonne chose parce que ça peut te donner de nouvelles solutions. Je me suis par exemple pas mal intéressé au hand, un sport qui est très intéressant sur la construction d’une attaque face à une défense organisée. C’est une phase complexe : tu dois déplacer le ballon, fixer et renverser, déconstruire un bloc… J’ai rencontré pas mal de coachs en Slovénie pour trouver des outils et ça a éveillé ma conscience d’entraîneur.

Quand on commence quelque chose, l’échec est absolument certain, mais il ne faut pas le voir comme une limite, mais comme une opportunité. Je savais que j’allais me planter sur certains trucs et il y a plein de matchs que j’aurais envie de rejouer. La chance que j’avais, c’était mon âge. Quand tu te foires à 31 ans, on se dit : « C’est normal, il découvre… » Si tu te foires à 45 ans, l’aventure peut rapidement se terminer.

Pourquoi être devenu entraîneur ? Parce que j’ai toujours adoré prendre quelque chose, aider à l’améliorer et le faire dans le foot, c’était assez naturel pour moi. J’ai toujours voulu faire ça en fait. C’est là que je me sens heureux : dans un vestiaire, sur un terrain d’entraînement… Je suis entraîneur principal depuis cinq ans et je n’ai pas le souvenir d’un matin où j’ai été malheureux.

Est-ce que le fait de ne pas avoir connu le très très haut niveau en tant que joueur a été un handicap ?Avoir touché le haut niveau grâce à quelques matchs européens et avec la sélection m’a donné un bagage de compréhension d’un vestiaire. Je pense avoir joué à un assez bon niveau pour comprendre ce qu’était le très haut niveau. C’est quelque chose qui m’a aussi donné une crédibilité en Slovénie, où les gens savent qui je suis, les joueurs aussi, parce que j’ai fait une carrière correcte. Mais une fois que je suis sorti des frontières, personne ne savait qui j’étais. Quand tu as été un très grand joueur, c’est plus simple parce que tu arrives avec un CV, un vécu, un nom. Luka Elsner, ce n’est personne. Après, est-ce que ça va m’empêcher de réussir ? Pas forcément, car tu as aussi un facteur chance : être au bon endroit, au bon moment, faire quelque chose de visible. Personnellement, c’est cette chance que j’ai eue, car au départ, la Slovénie est invisible sur la carte du foot.

Comment s’est traduite concrètement cette chance ? La chance, c’est être dans un club, Domžale, qui est stable, où tu as joué pendant sept saisons, où tout le monde te soutient, où l’on fait confiance aux jeunes, où l’on te donne le temps de travailler, sans pression… J’ai pu construire mon projet dans le calme et c’était une plate-forme extraordinaire pour pouvoir faire des erreurs. Et j’en ai fait beaucoup.

Lesquelles ? Quand on commence quelque chose, l’échec est absolument certain, mais il ne faut pas le voir comme une limite, mais comme une opportunité. Je savais que j’allais me planter sur certains trucs et il y a plein de matchs que j’aurais envie de rejouer. La chance que j’avais, c’était mon âge. Quand tu te foires à 31 ans, on se dit : « C’est normal, il découvre… » Si tu te foires à 45 ans, l’aventure peut rapidement se terminer. J’avais une marge d’erreur autorisée plus importante, disons. Un match me reste particulièrement en tête: la rouste prise en Ligue Europa avec Domžale, à West Ham (3-0, en août 2016, N.D.L.R.). On avait gagné à l’aller et ce retour, je l’ai rejoué dix fois dans ma tête. Mon erreur est simple : j’ai pris un plan qui avait fonctionné une fois et j’ai choisi d’en faire un copier-coller au retour en me disant que ça allait refonctionner. Ça n’a pas fonctionné, évidemment. Le foot, ce n’est pas aussi simple.

Au départ, vous aviez une réputation d’entraîneur défensif, comme si bien défendre était le seul objectif. Oui, et ça venait d’un manque de connaissance sur l’aspect offensif du jeu. Moi, j’étais défenseur central, donc forcément, je cherchais à être avant tout performant dans le secteur que je connaissais sur le bout des doigts. Je me suis dit que le reste suivrait naturellement, et très franchement, lors de mes premières années de coaching, offensivement, je ne savais pas exactement quoi faire. Quelles sont les lignes de passes ? Quels sont les mouvements ? J’étais bourré de questions, je n’avais aucune certitude.

Et comment avez-vous trouvé les réponses ? En regardant énormément de matchs, en jouant beaucoup de matchs et en allant rencontrer d’autres entraîneurs. Je me suis beaucoup inspiré de Diego Simeone, chez qui j’ai trouvé l’idée du sacrifice collectif et la discipline, et de Pep Guardiola, bien sûr, qui t’offre chaque week-end le jeu à l’état brut. Ma mission a alors été de trouver des ponts entre ces deux visions, et j’ai aussi trouvé énormément de réponses sur l’organisation défensive en regardant les équipes de Guardiola. Ce qu’il fait sur ces phases de jeu est monstrueux et il réussit à ne laisser que très peu d’opportunités à son adversaire grâce à un pressing intense, des lignes serrées… J’ai compris qu’il fallait apprendre à construire des systèmes modulables. Et c’est ce que j’ai fait.

Vous avez aussi rencontré Mauricio Pochettino grâce à Hugo Lloris, qui est l’un de vos amis d’enfance. J’ai été subjugué par sa personnalité, vraiment. J’ai énormément appris de cette visite, notamment une chose : tu te dois d’être ultra pointu avec le footballeur de haut niveau. Pourquoi ? Parce que les choses basiques, il sait les faire. Ton rôle, ce n’est pas ça. Ton rôle, c’est de le faire progresser dans le micro-détail, tu travailles sur le millimètre… Quand j’ai vu Pochettino travailler avec Hugo, à le replacer ultra-précisément sur un placement, j’ai pris une claque. Faire progresser Hugo Lloris, ce n’est pas facile, mais tu dois réussir à le faire grandir, toujours plus, grâce à ta vision des choses. Quand je suis reparti de Londres, après nos trois heures d’entretien, où il m’expliquait des circuits et des schémas, je me suis dit : j’ai envie d’être comme ça.

J’ai un problème avec cette chose… la défaite. Je ne supporte pas le temps après une défaite, je suis incapable de relativiser. Ça reste là, en moi, ça dure 24 heures, je revois le match sous tous les angles. Je trouve que c’est sain de ne pas accepter la défaite, et Rafael Nadal l’expliquait bien récemment : une fois que tu acceptes la défaite, tu es mort.

Être comme ça, ça veut aussi dire vivre différemment qu’en Slovénie, où vous expliquiez tout à l’heure n’avoir aucune pression. Ici, à Amiens, c’est déjà différent : vous vivez dans un tourbillon plus important, non ? C’est vrai qu’il n’y avait aucune pression extérieure en Slovénie, mais à l’intérieur, j’avais déjà ce désir de réussite, et chaque résultat m’affectait énormément. J’ai un problème avec cette chose… la défaite. Je ne supporte pas le temps après une défaite, je suis incapable de relativiser. Ça reste là, en moi, ça dure 24 heures, je revois le match sous tous les angles. Je trouve que c’est sain de ne pas accepter la défaite, et Rafael Nadal l’expliquait bien récemment : une fois que tu acceptes la défaite, tu es mort. Pour moi, accepter la défaite est un danger, et l’échec provoque en moi une douleur assez puissante. D’ailleurs, ce qui m’est encore plus insupportable, c’est de perdre deux fois d’affilée. Et j’ai déjà connu ça avec Amiens, en quelques semaines à peine. Ça m’est insupportable, car ça veut dire que l’on n’a pas su apprendre et qu’on ne possède pas le caractère nécessaire pour rebondir.

Le problème, c’est que dans une carrière, on passe plus de temps à échouer qu’à gagner des trophées.C’est triste à dire, mais c’est notre vie, à nous, les entraîneurs. Le foot, c’est 90% de douleur pour 10% de plaisir. C’est ça la réalité, mais on connaît les règles quand on se lance dans ce milieu. En revanche, je peux te dire que les 10% de plaisir valent toutes les douleurs.

Et c’est quoi le plaisir ? C’est voir tes joueurs progresser, faire un bon match, constater que ton équipe grandit, qu’elle évolue… Et ça, c’est plus fort qu’un trophée, que trois points.

Vous arrivez à vous satisfaire d’une victoire ? Oui, mais pas longtemps, quelques heures seulement, et que si le match a vraiment été parfait. Si on parle d’une victoire à l’arrachée, non, je ne suis pas satisfait, et le plaisir est minime. Joueur, j’étais pareil, et c’est pénible. J’espère qu’avec le temps, je pourrai davantage apprécier le goût du succès. On en a déjà parlé avec Hugo Lloris, d’ailleurs, et on se disait que c’était dur de vivre comme ça, comme un Michael Phelps qui enchaîne les médailles, qui rentre chez lui, en pose une dans un coin de son appartement et repart en chercher une nouvelle le lendemain… La victoire est une drogue, en fait, et par principe, tu ne peux jamais être satisfait, quel que soit ce que tu gagnes. Quand un mec remporte cinq Grand Chelem, il en veut six. Pas pour le titre en plus, mais parce que gagner est devenu une nécessité.

Vous comprenez Phelps ? J’aimerais être comme ça. Sans un minimum de cet état d’esprit, tu ne peux pas réussir. Récemment, je lisais l’autobiographie de Kobe Bryant et je me suis dis, à la fin, que c’était un demeuré.

Vous pensez être un demeuré ? Je ne sais pas si j’ai la caisse émotionnelle pour encaisser tout ça. Tu ne peux pas être autant obsédé par ce besoin de succès. Mais en fait, si, parce que c’est comme ça que tu réussis. Et en ça, le temps est précieux. Quand j’étais en Belgique, là où j’étais le plus productif, c’était dans les bouchons, parce qu’il me fallait 1h30 pour rentrer chez moi, donc je gardais un petit calepin, je notais des choses, tout le temps. Tu as intérêt d’avoir une famille qui te comprend quand tu es comme ça. Après, ce n’est pas le temps passé qui traduit ta compétence. Reste que moi, je ne sais pas faire autrement, j’ai besoin de tout structurer au millimètre.

Il paraît que Guardiola peut déconnecter du foot pendant 32 minutes, pas plus. C’est aussi votre cas ? C’est ma femme et ma fille qui me permettent de débrancher. C’est important de reposer ton esprit. Dans ces moments-là, que tu partages avec elles, tu passes à autre chose et encore, pas constamment… Je sais que j’ai encore des absences pendant les repas de famille. Mon corps est là, mais mon esprit est à une situation de jeu, un schéma, un truc… Je dois bosser dessus. Je me rends compte que c’est assez malheureux et dangereux.

Vous aviez peur de débarquer en Ligue 1, aussi jeune, à 37 ans ? J’ai toujours regardé ce championnat, ne serait-ce que pour suivre les résultats de l’OGC Nice (le père de Luka Elsner a joué à l’OGC Nice et Luka aussi, avant de rejoindre l’US Cagnes en 2004, N.D.L.R). Je ratais rarement un PSG-OM, un derby, ça m’a toujours intéressé… Alors je connaissais plutôt bien la Ligue 1, et ces premières semaines m’ont confirmé qu’il y a énormément de qualités offensives, de joueurs capables de faire la différence, d’entraîneurs très préparés. Ici, chaque match est une guerre, et l’environnement te pousse à bout. Chaque point est une bataille, et tu te dois de puiser dans tes ressources ultimes, sinon, tu ne ramasseras rien. La Ligue 1, c’est quelque chose de très cérébral. Tu n’as pas le temps pour ne pas être prêt.

Ici, chaque match est une guerre, et l’environnement te pousse à bout. Chaque point est une bataille, et tu te dois de puiser dans tes ressources ultimes, sinon, tu ne ramasseras rien. La Ligue 1, c’est quelque chose de très cérébral. Tu n’as pas le temps pour ne pas être prêt.

Pourquoi Amiens ? Je sortais d’une bonne saison à l’Union Saint-Gilloise, je m’imaginais avoir des opportunités en Belgique, mais la Ligue 1… Ce n’était pas pour tout de suite dans ma tête. Je n’avais pas cet espoir. En fait, discuter avec un club de Ligue 1, qui me prend au sérieux, ce n’était pas vraiment envisagé. Mais Amiens est venu me chercher parce qu’en Belgique, on a réussi à créer une forte identité footballistique. C’est intéressant de voir à quel point le monde du foot est interconnecté, à quel point les choses peuvent aller vite… Je pense qu’Amiens a fait confiance à ma vision des choses, ma philosophie, et c’est le plus intéressant.

Quand vous êtes arrivé, le président Joannin a insisté sur l’importance d’avoir, ici, une équipe de « guerriers » , un groupe bosseur, à l’image de la région. Vous vous retrouvez là-dedans ? Une équipe doit ressembler à son environnement et à ses supporters. Le président a raison, et avoir un bloc uni n’est pas incompatible avec l’idée de proposer du jeu. Le problème, pour l’instant, c’est qu’on n’a pas vu cet état d’esprit, pas assez en tout cas… Il faut trouver un moyen de le trouver sur la durée, car tu ne remplaces pas ta force de caractère par le jeu. Le jeu se superpose au caractère, c’est différent. Ce n’est jamais possible d’être performant si tu n’aspires à prendre des points que par le jeu et que tu ne réponds pas dans l’impact.

C’est comme si vos joueurs étaient dans le confort, parfois. Mais comment fait-on péter le confort ? Le confort est dangereux, et le sport a besoin d’un perpétuel investissement, on est d’accord. Le meilleur exemple de ça, c’est peut-être le Manchester United de Ferguson qui, après chaque titre, travaillait deux fois plus fort pour remettre un coup à la concurrence et conserver son titre. Le message envoyé, c’était quoi ? « Pour venir nous chercher, il faudra faire encore plus fort. » Du coup, tu dois créer du stress fictif, garder en éveil tes joueurs. En fait, un entraîneur doit être à contre-courant de son équipe. C’est son rôle. Quand ça ne va pas, tu dois montrer un chemin positif, et quand ça va trop bien, tu dois montrer à tes joueurs ce qu’il va se passer en cas d’échec.

Là, on parle aussi de l’ouverture d’esprit des joueurs. Pour les faire grandir, vous aviez fait installer une bibliothèque au club quand vous étiez à l’Union Saint-Gilloise. Oui, mais je n’ai pas recommencé ici, parce que, là aussi, je n’avais pas envie de recopier un modèle que j’avais déjà mis en place. Je ne sens pas non plus que c’est ce dont l’équipe a besoin. En Belgique, je l’ai fait parce qu’il y avait une incompréhension de ce qu’était le très haut niveau, une incompréhension sur la mentalité nécessaire pour franchir un palier… Il y avait aussi une soif d’apprendre. On avait une page blanche devant nous, avec des joueurs qui n’avaient pas fréquenté de centres de formation et ne connaissaient pas le haut niveau. Il y avait un besoin d’information. Du coup, on a installé cette bibliothèque avec une partie historique, une partie biographies, une partie préparation mentale, une autre sur l’aspect médical… C’était varié. Tous les joueurs ne sont pas repartis avec des livres dans les mains, mais on a eu 5-6 joueurs intéressés. C’est déjà bien. Il y avait aussi plein de télés qui diffusaient des documentaires.

Il y a des coachs que vous aviez particulièrement envie d’affronter en Ligue 1 ?Il y a deux entraîneurs principaux que j’ai beaucoup suivis et qui continuent de m’intriguer. J’ai adoré le Dortmund de Tuchel, la manière dont l’équipe jouait, notamment sur la première partie de son mandat. Et la Fiorentina de Paulo Sousa. J’aimais la capacité de son équipe à sortir le ballon dans de bonnes conditions, avec son 3-4-2-1. Je m’en suis beaucoup inspiré. C’est un système que j’ai même utilisé à Domžale un moment et ça avait bien fonctionné. J’ai appris de ces deux entraîneurs. C’est une compétition, j’aime me confronter, et plus le défi est important, plus ça m’intéresse. On prend du plaisir à préparer de tels matchs, évidemment.

Je ne rêve pas de grands clubs, je n’ai pas d’attirance particulière pour le Barça ou le Real… Ce n’est pas moi. Moi, j’ai d’abord l’humilité de penser que j’ai déjà pas mal de chances d’être où je suis, vu l’endroit d’où je suis parti. Je n’ai jamais réussi à me projeter. Quand tu es entraîneur, tu ne peux pas penser au futur, notre vie n’est pas construite comme ça.

Il paraît que votre rêve est d’entraîner l’OGC Nice. C’est vrai, mais c’est quelque chose qui reste dans le domaine de l’imagination. Je suis très terre à terre par rapport à la réalité des choses et du moment. Aujourd’hui, je suis à Amiens et je souhaite y rester le plus longtemps possible. Je ne rêve pas de grands clubs, je n’ai pas d’attirance particulière pour le Barça ou le Real… Ce n’est pas moi. Moi, j’ai d’abord l’humilité de penser que j’ai déjà pas mal de chances d’être où je suis, vu l’endroit d’où je suis parti. Je n’ai jamais réussi à me projeter. Quand tu es entraîneur, tu ne peux pas penser au futur, notre vie n’est pas construite comme ça. Notre rythme, c’est : le prochain match, le prochain adversaire, les prochains points. Rêver, ça peut être dangereux. Mais c’est vrai que Nice, c’est particulier.

Votre père a été une légende du club, vous avez déménagé dans la ville à l’âge de cinq ans et vous avez commencé votre vie d’entraîneur de Ligue 1 à l’Allianz Riviera. On peut parler de quelque chose de particulier, en effet.(Il sourit.) Nice, c’est ma deuxième maison. Je ne sais pas comment fonctionne mon cerveau, mais j’oublie très vite, donc pas mal d’éléments de mon enfance ont disparu. Ce dont je me souviens, c’est notre arrivée en France, je suis petit, je ne parle pas la langue et on m’envoie à l’école… Là, je dois me débrouiller avec mes armes, et c’était pareil pour mes parents, qui ne parlaient pas un mot de français. Mais à cinq ans, tu n’as pas le choix, et en trois mois, je parlais français, j’aidais mes parents à remplir des papiers administratifs. Finalement, ça a été un gain dans ma vie d’avoir été exposé à ça, mais aussi à cet environnement: l’OGC Nice, mon père professionnel, le stade du Ray… Ce n’était pas un très beau stade, mais tu sentais un vécu, une âme. C’étai fort, comme quand je suis revenu dans la ville début août. Mais j’étais déjà dans ma mission : gagner avec Amiens.

Dans cet article :
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Propos recueillis par Maxime Brigand, à Amiens

Retrouvez un portrait consacré à Luka Elsner dans le SOFOOT#171.

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