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Les leçons tactiques du Barça de Johan Cruyff

Par Maxime Brigand
Les leçons tactiques du Barça de Johan Cruyff

Revenu au Barça en 1988 pour vivre sa deuxième vie catalane et sa deuxième expérience d'entraîneur, Johan Cruyff en est reparti huit ans plus tard avec une marque déposée : celle d'une Dream Team, l'équipe à l'origine de tous les succès modernes du FC Barcelone et qui aura révolutionné son époque. Chronique tactique d'un temps où Cruyff enfilait des cravates immondes et où un nouveau monde s'est ouvert.

Un soir de mars 2016, Marius Guardiola, alors âgé de treize ans, s’est assis au fond d’un canapé, face à son père, Pep. Puis, il lui a demandé de lui raconter une histoire : celle de ce mystérieux Cruyff, un homme que son papa ne cesse d’évoquer et de citer, mais dont il ne connaît alors rien, si ce n’est le nom. « Papa, pourquoi parles-tu toujours de ce Johan Cruyff ? » questionne-t-il. Est-ce le personnage d’une fable imaginée par son ancien footballeur de père devenu entraîneur à succès ? Comment expliquer le mythe ? D’où tient-il ses origines ? Sous les questions de son fils, Pep Guardiola décide alors de se lancer : « Tu vois, Marius, quand je travaillais pour monsieur Cruyff, il était comme un professeur d’école, sauf qu’il donnait envie à ses élèves de venir en classe tous les jours. Il nous faisait découvrir plein de nouvelles choses. Bien sûr, il n’était pas toujours facile à vivre, mais on avait hâte de le retrouver chaque matin. »

Oui, c’est exactement ça, Marius. Johan Cruyff était comme Merlin l’Enchanteur.

Marius intègre les informations et relance, avec candeur : « Mais comment est-ce possible ? Est-ce qu’il était comme Merlin ? » Réponse de Pep : « Oui, c’est exactement ça. Il était comme Merlin l’Enchanteur. Je vais te raconter une anecdote pour te montrer à quel point il était génial : lorsque nous jouions mal une première période, nous avions peur qu’il nous gronde en rentrant aux vestiaires parce que nous ne courions pas assez vite. C’est ce qu’on t’apprend quand tu commences le football : on te demande de courir. Et lui, tu sais ce qu’il nous disait ? « Les gars, vous jouez mal parce que vous courez trop ! » Monsieur Cruyff était comme ça. À son arrivée à Barcelone, le Barça avait déjà une belle histoire, mais il n’y avait aucune méthode de travail. Eh bien, c’est lui qui en a imposé une. On dit qu’il avait beaucoup de défauts, c’est vrai, mais comment une personne qui a une façon aussi contre-culturelle de penser peut ne pas en avoir ? Finalement, il a réussi, Marius. Voilà pourquoi Johan Cruyff est devenu quelqu’un d’aussi important pour moi : il a changé mon monde. »

Quelques jours plus tard, Pep Guardiola est invité au micro de la radio catalane RC1. Johan Cruyff vient de perdre un match qu’il pensait remporter face à un cancer du poumon, et son ancien joueur est appelé à s’exprimer sur son chagrin. Il commence son hommage en racontant cette conversation récente avec Marius et ajoute :

Le football, pour moi, c’est de l’émotion. Je ne suis pas là pour empêcher l’adversaire de jouer, au contraire. Je ne veux pas m’ennuyer sur le banc. En tant qu’entraîneur, je veux me régaler et tendre vers un football parfait.

« Ce qui me touche, c’est aussi qu’aujourd’hui, nous ne pourrons plus aller le voir quand on veut. Il nous reste son héritage. Ceux qui comme moi ont eu la chance de travailler à ses côtés, nous devons reconnaître qu’il nous a transmis énormément de choses qu’à notre tour nous appliquons au moment d’entraîner ou de commenter des matchs. Il nous a ouvert les yeux et nous a permis d’être différents. Voilà pourquoi nous sommes ses adeptes. Nous avons eu beaucoup de chance. Il nous a donné une grammaire. Toutes les choses dont on parle aujourd’hui et qu’on ignorait encore à l’époque, c’est lui qui nous les a apportées. »

Johan Cruyff n’a pourtant rien inventé, ni la défense à trois ni le principe d’un milieu relanceur posé devant une défense. Ce qu’il a fait est peut-être encore plus grand : il a choisi de contrer l’ennui et de laisser une trace par le beau. « Le football, pour moi, c’est de l’émotion, détaille Cruyff dans ses Mémoires, publiées en septembre 2016. Je ne suis pas là pour empêcher l’adversaire de jouer, au contraire. Je ne veux pas m’ennuyer sur le banc. En tant qu’entraîneur, je veux me régaler et tendre vers un football parfait.(…)Pour cela, il faut sortir des sentiers battus et posséder une bonne dose de persévérance. Je vois ça comme un puzzle : un problème se présente et j’essaie immédiatement de le résoudre en gardant en tête la prochaine pièce qu’il faudra placer. Cela finit par payer. Somme toute, nous avons affaire à un jeu. Un jeu fascinant. » Si fascinant que le Hollandais a cherché à en tester au maximum les limites et que cette quête l’a mené sur de nombreuses cimes, notamment à Barcelone, où il a été un joueur révolutionnaire et où il est devenu un entraîneur militant pour un football pro-actif. Mieux : Cruyff a allumé la lumière.

« Je ne promets pas de titres, mais du spectacle »

Lorsqu’il déménage pour la deuxième fois de sa vie en Espagne au printemps 1988, le natif d’Amsterdam n’est pourtant pas dupe et la poussière qu’il doit essuyer sur son visage en arrivant en témoigne : le Barça est en chantier. La crise s’est alors invitée à tous les étages du club catalan : le Camp Nou sonne creux, le président Josep Lluís Nuñez collectionne les échecs et n’a pas réussi à acheter la paix malgré la bonne période connue avec Terry Venables… Un an plus tard, le promoteur immobilier, en poste depuis dix piges, doit surtout affronter une élection décisive. Son cas semble réglé, Nuñez étant accusé en parallèle par les supporters d’avoir dénaturé la dimension catalaniste du Barça en cherchant à se défaire du côté Més que un club. La crise qu’il doit affronter au printemps 1988 n’arrange en rien ses affaires : à la suite d’une publication dans la presse du contrat de Bernd Schuster, où il est clairement stipulé que certains joueurs du Barça ont reçu un partie de leur salaire via leurs droits à l’image afin d’éviter au club des taux d’imposition élevés, l’administration fiscale espagnole tombe sur le boardcatalan et lui demande des comptes.

Jouer de manière simple est la chose la plus difficile, mais aussi la plus belle. La passe qui semble la plus simple est en fait la plus difficile.

Face à la situation, les joueurs pointent la responsabilité des dirigeants et organisent une conférence de presse exceptionnelle à l’hôtel Hesperia de Barcelone le 28 avril 1988.

Le capitaine du Barça, Alexanko, allume alors publiquement son patron et demande sa tête. Bataille perdue, et la moitié de l’effectif est poussée à faire ses bagages, tandis que l’entraîneur de l’époque, Luis Aragonés, tombe avec. Pour le remplacer, Josep Lluís Nuñez sait qu’il doit frapper vite et bien. Il pense d’abord à Javier Clemente, mais ses conseillers insistent pour la nomination d’un coach possédant un double avantage : Cruyff va permettre à Nuñez de s’acheter une forme de paix sociale et au Barça de se refaire un style. Le premier discours du technicien hollandais ne raconte d’ailleurs pas autre chose : « Je ne promets pas de titres, mais du spectacle. Mon but, c’est de remplir un stade qui était vide cette saison. J’ai l’intention de marquer une époque exceptionnelle dans ce club, qui est ma deuxième maison, mais qu’une chose soit claire : ici, c’est le président qui paie et ceux qui ne sont pas d’accord avec ça peuvent prendre la porte. »

En 1988, Cruyff sort alors d’une expérience mitigée avec sa première famille, l’Ajax. S’il a raflé le premier titre européen du club depuis quatorze ans – la C2 1987 face au Lokomotive Leipzig – et deux coupes nationales, Johan Cruyff a aussi vu le PSV s’enfiler le championnat sous son nez à trois reprises. Le style, pourtant, est déjà là. À Amsterdam, le vice-champion du monde 1974 a ressorti des cartons les idées de Rinus Michels et l’idée d’un football libre, en mouvement permanent et ultra réfléchi. Invité à évoquer ses idées dans une émission de radio, il se pose en apôtre d’un football qui se joue « de manière simple », mais avertit : « Jouer de manière simple est la chose la plus difficile, mais aussi la plus belle. Combien de fois voyez-vous une passe de plus de 40 mètres quand une de 20 suffit ? Ou un une-deux dans la surface avec sept joueurs autour quand une simple passe sur le côté serait une solution ? La passe qui semble la plus simple est en fait la plus difficile. »

Quand nous avons récupéré l’équipe, nous avons décidé d’installer un football qui nous a inspiré : celui de Rinus Michels. Notre premier boulot a été d’éduquer les joueurs, de trouver ceux qui avaient la bonne philosophie pour se fondre dans notre idée. De toute façon, les gens ont compris que l’on ne s’en écarterait pas.

Du haut de son banc, Cruyff veut surtout voir de la vitesse à tous les niveaux et se mettre en branle un concept clé – la recherche du troisième homme – que Pep Guardiola décryptera ainsi plus de vingt ans plus tard : « C’est la clé de la conservation du ballon. C’est à partir de la passe et de la circulation du ballon que j’arriverai ainsi aux positions d’attaque avec la possibilité que des joueurs talentueux puissent créer des déséquilibres. » Cette idée, le Batave va évidemment la ramener à Barcelone, où son adjoint Carles Rexach assiste à la pose des premières pierres : « Quand nous avons récupéré l’équipe, nous avons décidé d’installer un football qui nous a inspiré : celui de Rinus Michels. Mais cela n’a pas été simple, car on a hérité d’une culture où, au Camp Nou, les supporters sifflaient et se moquaient d’un défenseur qui jouait en retrait avec son gardien ou d’un ailier lorsqu’il atteignait la ligne de touche, mais ne centrait pas. Notre premier boulot a été d’éduquer les joueurs, de trouver ceux qui avaient la bonne philosophie pour se fondre dans notre idée. De toute façon, les gens ont compris que l’on ne s’en écarterait pas. »

Cette idée est aussi celle d’un football chewing-gum, où l’on joue avec l’espace. L’approche de base est assez simple : lorsque l’équipe a le ballon, il faut en créer le maximum ; lorsqu’elle défend, il faut le réduire le plus possible. Pour exécuter cette tâche, Cruyff répète son approche de l’Ajax et décide de poser dès son arrivée un 3-4-3 losange sadomasochiste sur le papier, mais terriblement efficace dans les faits, car permettant au porteur de balle d’avoir en permanence au minimum deux solutions. Via ce système, Johan Cruyff s’assure de la formation de triangles sur l’intégralité du terrain. « En arrivant, j’ai inversé les rôles, déplie-t-il. J’ai trouvé un groupe où les défenseurs couraient moins que les attaquants. J’ai changé ça en gardant à l’esprit que dans le football, il faut additionner les mètres et réfléchir logiquement. J’ai fait comprendre à l’attaquant de pointe qu’il était le premier défenseur, au gardien qu’il était le premier attaquant et aux défenseurs qu’ils étaient les éléments permettant de déterminer la longueur du terrain. Tout ça en gardant à l’esprit que la distance entre les lignes ne devait pas dépasser 10-15 mètres. Pour que ce soit efficace, il faut se surveiller les uns les autres. Donc si l’un se met en mouvement, l’autre suit. » Il s’agit d’un football télépathique, où les joueurs se tiennent par les yeux et les automatismes.

Jeu de position, rejet de l’ennui et ghetto

En avançant de la sorte, Cruyff a pour objectif intime d’offrir une version 2.0 du football total et rêve de rencontres sans temps mort, où l’adversaire afficherait un taux de possession minimal et où son équipe passerait 100% du match dans le camp adverse. De passage à la télévision hollandaise en 2004, il explique notamment qu’à ses yeux, « aider un partenaire » ne revient pas à se « rapprocher de lui », mais plutôt à « s’écarter le plus possible de lui » afin de lui créer le plus d’espace possible. Ainsi, le Barça progresse et peut confiner l’espace vital de sa victime. Un circuit se répète d’ailleurs à l’infini : l’un des milieux relayeurs effectue une course vers l’extérieur afin d’emmener avec lui un joueur et libérer l’axe du terrain, le milieu le plus reculé (souvent Guardiola) ouvre vers le meneur de jeu (généralement Bakero) qui dévie ensuite vers les joueurs de couloir. Cette séquence, lorsqu’elle fonctionne, permet à l’équipe de faire imploser le bloc adverse, mais nécessite surtout des joueurs au poil techniquement, et surtout brillants dans le jeu sans ballon. Ces éléments sont la base du jeu de position, une approche où les triangles s’enchaînent, où l’on cherche à « vider » au maximum le cœur du jeu, où l’on varie les axes de projection et où l’on s’amuse à densifier une zone pour en vider une autre.

Le foot n’étant pas un Disneyland où il suffit de faire un vœu en regardant une étoile pour voir ses rêves se réaliser, atteindre la perfection nécessite des heures et des heures de préparation. « Nous en avons eu besoin de plus de 10 000 pour atteindre le niveau de la Dream Team », estime Cruyff dans ses Mémoires, dont le début de la seconde vie à Barcelone n’a pas vraiment été simple. L’histoire raconte même que sans la victoire en finale de la Coupe du Roi 1990 face au Real de John Toshack, Johan Cruyff aurait pu se faire éjecter. Cette rencontre est d’ailleurs une démonstration de force, celle du talent face aux poumons, l’une des premières fois où le Barça de Cruyff a paru totalement décomplexé. C’est aussi un jour où le FC Barcelone s’est opposé à la suprématie du Real, qui aurait pu en cas de victoire s’offrir un doublé cinglant. « Si on n’avait pas gagné ce jour-là, c’est simple : il n’y aurait jamais eu de Dream Team », complète Bakero. Dans une Liga rustre et défensive, le Barça est pourtant une respiration heureuse, qui plaît au Camp Nou et intrigue : quelque chose se passe, mais Cruyff a simplement besoin de quelques boulons supplémentaires pour définitivement voir sa machine truster les concours. « Nous voulions marquer des buts. Tout notre jeu était tourné vers ça. Parfois, cela marchait bien, parfois, moins bien, mais on ne s’ennuyait jamais. Il y avait toujours de l’action. »

Le résumé du Barça de Cruyff est dans ces mots : si Johan Cruyff n’a pas créé le Barça, il l’a rendu populaire tout en le rendant humain, car capable de s’effondrer et d’exceller en fonction des jours. « Il ne voyait le football qu’à travers la domination du ballon, la permutation des postes et les combinaisons de passes, des choses qui n’étaient pas des normes dans le foot espagnol avant son arrivée », souffle Bakero. Dans l’excellent Fear and Loathing in La Liga du journaliste Sid Lowe, Michael Laudrup, débarqué au Barça en 1989, dresse la semaine type : « Le lundi, c’était récupération. Le mardi, repos. Le mercredi, quarante-cinq minutes de course, puis un jeu de passes et de positionnement. On faisait des sept-contre-quatre, des six-contre-cinq… Le vendredi, même chose avec parfois des trois-contre-trois sur 30 mètres… Tout cela demandait un certain niveau d’intelligence, et chaque jour qui passait, on voyait les joueurs se sentir plus à l’aise. » L’autre victoire de Cruyff est aussi là : puisqu’on pense lorsqu’on joue au football, le Hollandais préfère entraîner l’esprit plutôt que les corps.

Ainsi, il n’hésite pas à introduire des ballons de rugby au milieu des torospour faire travailler l’anticipation ou à participer aux séances pour tester les réactions de ses hommes en situation. Lors des mises en place, Zubizarreta, son gardien, devient comme Stanley Menzo à l’Ajax « un joueur de champ lambda » et ne travaille jamais les phases arrêtées.

Si Michael était né dans un ghetto pauvre au Brésil ou en Argentine, avec le ballon comme seul moyen de sortir de la pauvreté, il serait aujourd’hui reconnu comme le plus grand génie de l’histoire. Il avait tout pour y arriver, mais il lui manquait cet instinct du ghetto.

En parallèle, Johan Cruyff exige que les équipes de jeunes du Barça calquent leur système de jeu sur son 3-4-3, une décision non commentée à l’époque, car la direction cherche avant tout à avoir des résultats sur le terrain. Il sait où il va, comment il y va et avec qui il y va, ce qui explique le départ de Gary Lineker, pourtant populaire auprès des fans, en 1989, et l’arrivée de Laudrup. De l’extérieur, on s’interroge sur le caractère autoritaire de ce drôle de type en imperméable qui arrache le filtre de ses clopes, mais lui s’en cogne et lors de l’été 1989, Cruyff voit aussi arriver Ronald Koeman, sa vision du jeu XXL et ses grosses pralines. Son Barça se construit et son choix de jouer à trois défenseurs et d’en intégrer un autre un cran plus haut lui permet, bien souvent, de contrôler le rythme des rencontres. Dans ce cadre, une décision va tout changer : le choix de Cruyff d’écarter Luis Milla, qui refuse de prolonger son contrat, et de lancer dans la mare Pep Guardiola, un gosse de 17 ans évoluant dans l’équipe C.

Guardiola est alors vu comme un gamin trop frêle physiquement, mais va finalement renforcer l’étage 2 de la fusée Cruyff, monté en 1990 avec Hristo Stoichkov pour compléter le puzzle. Pourquoi lui ? « On avait trop de gentils garçons », justifie Cruyff à propos d’un type qui se fera expulser lors de sa première confrontation contre le Real pour avoir écrasé le pied d’un arbitre. Sid Lowe parle d’ailleurs ainsi de Stoichkov : « S’il avait été acteur, Stoichkov aurait pu être Mel Gibson dansMad Max,, Clint Eastwood dansImpitoyableou Harrison Ford dansBlade Runner. » Le Bulgare est surtout le grain de folie que Johan Cruyff peut accoupler à sa colonne vertébrale Koeman-Guardiola, à la science du jeu de Bakero et aux passes aveugles de Laudrup, aligné dans un premier temps en « faux neuf » dans ce qui est certainement la réincarnation la plus proche du Cruyff joueur. À un détail près : « Si Michael était né dans un ghetto pauvre au Brésil ou en Argentine, avec le ballon comme seul moyen de sortir de la pauvreté, il serait aujourd’hui reconnu comme le plus grand génie de l’histoire. Il avait tout pour y arriver, mais il lui manquait cet instinct du ghetto. »

« J’étais le seul à dessiner le losange ainsi »

Johan Cruyff avance donc ainsi dans l’édification de sa chapelle et fait mûrir un groupe vainqueur de la Coupe des coupes en 1989 face à Sampdoria (2-0), édition où le Barça a notamment livré une demi-finale aller modèle face au CSKA Sofia (4-2). Guardiola va lui permettre de définitivement passer un cap et va redéfinir son poste grâce à sa compréhension du jeu, sa technique et sa capacité à tenir l’équilibre d’une équipe. Installé au carrefour de tous les circuits (ici l’endroit où tous les triangles se rejoignent), Pep Guardiola devient le chef d’orchestre du Barça avec un rôle simple, mais essentiel : venir à proximité du porteur de ballon, offrir des solutions, distribuer, ralentir le jeu, l’accélérer… Derrière lui, Koeman bouche les trous et s’autorise également à venir créer le surnombre lorsque l’adversaire, comme c’est souvent le cas à l’époque, lui laisse de l’espace pour s’exprimer. Lors de la saison 1990-1991, le Barça dévore alors le championnat, et l’exercice suivant sera celui de la confirmation. Le 3-4-3 de Cruyff est magnifié, et ce dernier en explique les raisons, craie en main, toujours en 2004 : « J’étais le seul à dessiner le losange ainsi. Nos consignes à Guardiola étaient d’opérer dans des zones compactes afin qu’il ait le moins d’espace possible à défendre. Pourquoi ? Parce que s’il y a bien deux joueurs qui ne savent pas défendre, c’est Guardiola et Koeman. Et pourtant, ils jouaient au cœur de la défense. » Sans le ballon, le Barça évolue souvent avec un bloc ultra-serré et réussit ainsi à tuer les possibles contre-attaques adverses en enfermant ses proies dans des trappes tactiques. Au bout, il va surtout s’enfiler une deuxième Liga d’affilée malgré un début de championnat raté – trois défaites lors des cinq premiers matchs – et un final à exciter Stephen King (leader avant la dernière journée, le Real mène 2-0 à Tenerife après 28 minutes et s’incline finalement 3-2). Il va surtout étouffer ses démons.

Le 20 mai 1992, Johan Cruyff est face à ses joueurs dans un vestiaire étriqué de Wembley. Les visages sont tendus et tous ne parlent que de cette finale de 1986, incroyablement perdue face au Steaua Bucarest. « Les gens nous arrêtaient dans la rue et nous disaient qu’ils ne voulaient plus revivre une nuit similaire », racontera des années plus tard Ronald Koeman. La veille de cette finale de C1 face à la Sampdoria, Andoni Zubizarreta, absent de la finale de C2 perdue un an plus tôt face à Manchester United, s’amuse à compter avec certains partenaires le nombre de marches à gravir avant de soulever la coupe. Le soir du match, Cruyff, lui, ne demande qu’une chose à ses joueurs : « Salid y disfrutad. » Sortez et amusez-vous, une telle finale ne se présentant parfois qu’une fois dans une vie. Titulaire aux côtés de Stoickhov dans un 3-5-2 qui se transforme en 4-3-3 lorsque Guardiola recule aux côtés de Koeman, Julio Salinas est plus trivial : « On était tous comme des merdes, on se chiait dessus. Finalement, on n’a pu en profiter qu’à la fin… » Wembley est un lieu important de la vie de Cruyff, qui était venu y remporter sa première Coupe d’Europe de joueur avec l’Ajax en 1971.

Ce jour-là, c’est surtout une terre d’angoisse : en chemise bleu ciel, le coach du Barça voit ses hommes, passés proche de l’élimination en tour préliminaire face à Kaiserslautern, peiner à imposer le jeu, avancer avec prudence dans leur pressing et Stoichkov toucher le poteau de Gianluca Pagliuca. Il devra attendre la prolongation et une ogive de Koeman – sur une combinaison à trois travaillée la veille à l’entraînement – pour souffler. Le lendemain, Joan Gaspart, le vice-président du Barça, tient un vieux pari et s’en va nager dans la Tamise. Plusieurs années plus tard, lorsque Wembley fermera pour réaménagement, le FC Barcelone dépensera plus de quatre millions de pesetas à une vente aux enchères pour récupérer les poteaux des buts, les bancs et des sièges du stade. « Jusqu’en 1992, le Barça était un petit club. Il a toujours été un grand club de football en raison de sa taille et de ce qu’il représente, en raison de quarante ans de dictature et de cette identité unique. Mais le Bayern, Milan, Liverpool… ils ont eu je ne sais combien de Coupes d’Europe. Madrid ? Vous ne pouvez même pas commencer à compter les leurs. Nous n’en avions pas. Wembley a tout changé. C’était une libération, quelque chose s’est mis en marche », raconte Txiki Begiristain.

Une idée, surtout : celle que ce Barça peut écrire l’histoire et redevenir un marqueur social fort dans une ville qui accueille durant l’été les Jeux olympiques. En revoyant cette finale de Wembley, on voit aussi apparaître une limite dans l’approche : lorsqu’elle cherche à jouer contre-nature, cette équipe peut parfois tourner en rond. Dès lors, Cruyff va chercher à pousser au maximum sa philosophie afin d’en tester les limites. Quelques mois plus tard, on le retrouve sous le soleil de Tokyo, pour disputer la Coupe intercontinentale avec le São Paulo de Telê Santana. Là encore, au terme d’une superbe rencontre, Johan Cruyff va voir les failles de son équipe en défense placée apparaître et son onze parfois manquer de présence dans la surface, ses joueurs ne cessant de permuter autour du rectangle, mais n’y entrant que rarement. Finalement, le Barça s’incline (1-2). Cruyff, lui, est beau joueur : « C’est l’une des rares fois qu’un échec ne m’a pas affecté. J’ai toujours admiré Telê Santana. Il méritait de gagner le Mondial 1982 quand il entraînait l’équipe nationale du Brésil. Dix ans plus tard, les amateurs de foot se léchaient les babines en regardant évoluer l’équipe qu’il avait envoyée sur la pelouse. D’accord, la défaite, j’ai eu du mal à l’avaler, mais sur le banc, je m’étais quand même régalé. J’ai d’ailleurs dit à la presse, à la fin du match : « Tant qu’à se faire écraser, autant que ce soit par une Rolls-Royce. » » Le Néerlandais peut accepter de poser les armes, mais pas n’importe comment et pas devant n’importe qui.

Puis d’un coup, la chute

Il repart surtout de Tokyo avec une conviction. Pour atteindre de nouveaux objectifs, il doit piocher une nouvelle carte : Romário. Pourquoi lui ? Car le Brésilien doit lui assurer une présence permanente dans la surface, sait jouer dans les petits espaces et peut davantage équilibrer un Barça qui, avec un « faux neuf » , se découvre trop souvent pour marquer, ouvrant ainsi de nombreux espaces, et peut ainsi se faire découper. Cela a notamment été le cas à Vigo en mai 1993 ou face au Real en janvier de la même année. Romário va alors être un cadeau, mais aussi un casse-tête supplémentaire, les règles de l’époque interdisant aux clubs d’aligner plus de trois étrangers, ce qui pousse Cruyff à sacrifier systématiquement Laudrup ou Romário, Koeman et Stoickhov étant irremplaçables.

Si les gens aiment le football, qu’ils regardent jouer le FC Barcelone. Nous sommes plus qu’une bonne équipe, nous sommes une grande équipe.

Dans les mémoires, la saison 1993-1994 va malgré tout être le pic de la Dream Team avec de nombreux outils : verticalisation quasi systématique des premières passes avec un Ronald Koeman en chaleur pour déchirer les blocs, alternance jeu sur la largeur-jeu en profondeur, excellence technique, aisance situationnelle des différents joueurs, relation technique délicieuse entre Guardiola et Romário, peur installée dans la tête des adversaires…

Le Barça semble surtout se réinventer à chaque match et offrir au spectateur un nouveau produit permanent grâce à un sens du spectacle aiguisé. Que retenir ? Le Barça-Dynamo Kiev (4-1), la défaite face à l’Atlético (4-3), le Barça-Real (5-0)… Probablement le Barça-Real, car on parle ici du plus grand match jamais réalisé par la Dream Team, d’une démolition en règle : cinq buts, l’adjoint Tonny Bruins Slot qui écarte fièrement ses cinq doigts face au public, Romário qui flambe, Guardiola qui fait briller et des ailiers inversés (Cruyff est le premier à avoir utilisé cette approche de façon presque automatique avec Stoichkov et Begiristain) brillants… Au cours de la saison, on verra d’ailleurs Pep Guardiola se lâcher de la sorte : « Si les gens aiment le football, qu’ils regardent jouer le FC Barcelone. Nous sommes plus qu’une bonne équipe, nous sommes une grande équipe. » Cruyff tient son modèle.

Surtout, il possède un truc en plus : une chance qui lui permet d’arracher une nouvelle Liga en 1994 à la dernière journée grâce à un penalty raté de Miroslav Djukic (La Corogne). Si ce Barça n’aura eu que rarement son destin entre les mains, il aura au moins eu l’audace entre les pieds, ce qui aura parfois permis de masquer sa fragilité et son absolue dépendance à un alignement parfait des planètes. C’est le problème des machines : elles peuvent sauter au moindre boulon défaillant. Alors, lorsqu’ils pètent quasiment tous en même temps… Elle explose. Et c’est ainsi que le Barça de Cruyff va vivre ses dernières heures, le 18 mai 1994, à Athènes, face au Milan de Fabio Capello, lors d’une finale de Ligue des champions transformée en débat philosophique. Épuisés émotionnellement, les Catalans arrivent en Grèce avec la conviction de ne pas avoir grand-chose à faire pour mettre le champion d’Italie dans leur poche. Capello est privé de cadres (Maldini, Costacurta, Lentini), va chercher à contenir le Barça plutôt qu’à jouer, et on s’attend à voir les Barcelonais matraquer le bloc milanais. Verdict : le 4-3-3 de Cruyff (Nadal est aligné aux côtés de Koeman) va être réduit au silence par le travail de la paire Desailly-Albertini, qui va réussir à couper l’alimentation du jeu catalan. Koeman et Guardiola contenus, le Barça ne peut plus construire, et Cruyff assiste de son banc à la chute de son jouet avant de souffler après la foire : « Les Milanais ont gagné tous les duels individuels. Ce n’est pas qu’on a mal joué, c’est qu’on n’a pas joué du tout… »

Capello vient surtout de livrer une masterclasset a profité au maximum d’un Barça au bout du rouleau. La finale de la Coupe du Roi 1990 était le départ, Athènes est l’arrivée : derrière, Laudrup se tire au Real, Stoichkov filera à Parme, et Romário retournera au Brésil. La lumière s’éteint, et Cruyff ne réussira jamais à relancer la machine. « Il n’y a pas longtemps, je me suis rendu compte que les Catalans aimaient s’habiller avec des tons obscurs, philosophera des années plus tard Cruyff. Or, les étrangers que j’avais signé dans l’idée de les associer aux Catalans étaient bons, mais n’irradiaient pas la lumière de Laudrup. Prosinečki venait de l’Est. Là-bas, ils sont tristes. Hagi était roumain. Là-bas aussi, ils sont tristes. Kodro, bosniaque, pareil, ils sont tristes… J’aurais dû prendre ça en compte à l’époque. Ça m’aurait évité quelques mauvaises surprises. » Notamment une frappe de Vincent Guérin ou une manita infligée par le Real en janvier 1995. Que reste-t-il alors de Cruyff ? Que raconterons-nous à nos enfants à propos de cette homme qui, comme Oscar Wilde, voit « le progrès comme l’accomplissement des utopies » ? Et si Guardiola avait tout simplement raison et que le meilleur moyen de réveiller son souvenir était de l’imaginer en vieux mage à barbe blanche. Un homme qui, transformé en poisson par Walt Disney, chantait ceci : « En vous montrant intelligent, la franchise et la ruse, c’est ce qui fait que tout tourne rond… »


Matchs à revoir :

Real Madrid-FC Barcelone (2-0), 22 septembre 1988 FC Barcelone-Sampdoria (2-0), 10 mai 1989 Milan-FC Barcelone (1-0), 7 décembre 1989 FC Barceone-Real Madrid (2-0), 5 avril 1990 Athletic-FC Barcelone (0-6), 10 mars 1991 FC Barcelone-Juventus (3-1), 10 avril 1991 Manchester United-FC Barcelone (2-1), 15 mai 1991 FC Barcelone-Dynamo Kiev (2-0), 18 mars 1992 Sampdoria-FC Barcelone (0-1), 20 mai 1992 Atlético-FC Barcelone (1-4), 18 septembre 1992 FC Barceone-Real Madrid (5-0, 8 janvier 1994 FC Barcelone-Porto (3-0), 27 avril 1994 Milan-FC Barcelone (4-0), 18 mai 1994

À lire :

Mémoires, de Johan Cruyff. Johan Cruyff, génie pop et despote, de Chérif Ghemmour. Le hors-série de SO FOOT consacré à Cruyff. Fear and Loathing in La Liga: Barcelona vs Real Madrid, de Sid Lowe. L’Odyssée du 10, des Cahiers du foot. Ce petit bijou.

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