Entretien avec Jean-Paul Escande
Diplômé d'immunologie à l'Institut Pasteur, Jean-Paul Escande est Professeur de dermato-vénérologie à l'hôpital Cochin-Tarnier. Elève de René Dubos, biologiste et environnementaliste, et du physicien Pierre Auger. Spécialiste de la médecine du sport, il milite pour diverses causes d'intérêt général, notamment la lutte contre le dopage ou celle contre le sida. Entretien.
%page%%/page%Qu’est ce qui caractérise le plus pour vous aujourd’hui le football moderne ?Clairement, le retour au primitivisme. En effet, plus la société s’éloigne du réel, plus le retour au primitivisme est avéré. Et dans le monde du football en l’occurrence, on observe un retour aux origines du monde. Quelque chose de relatif au tribal. Regardez les tribunes d’un stade : quelle est la différence fondamentale entre les Noubas (population du sud du Soudan) découverts par Lennie Riefenstahl (1) et les supporters d’aujourd’hui ?
Certainement les peintures, coiffures, tatouages ou piercings qui stigmatisent beaucoup plus un retour aux racines de l’homme qu’une simple manifestation…Et dans cette représentation moderne, le modèle gay prend une place de plus en plus prépondérante aujourd’hui chez les footballeurs ; par exemple, la pilosité est devenue quasi indésirable. Tout est contrôlé.
En qualité de professeur de dermatologie, avez-vous constaté une évolution dans la définition de la place de la peau aujourd’hui, dans la société en général et dans le football en particulier ?Dans mon domaine, la dermatologie, j’ai évidemment beaucoup travaillé sur la peau ; il existe différentes sortes de peau : il y a la peau théâtre et la peau diablesse. Au 19ème siècle, le maquillage, c’est les putes, et les putes ça donne la syphilis. Aujourd’hui, c’est plutôt la peau crieuse du moi. Le caractère irréversible des tatouages n’est plus réservé exclusivement aux taulards ou aux marins. Et si l’on devait analyser la place de la peau selon 4 mots clés, ils seraient les suivants : séduction, menace, clans et rituels. A l’intérieur du clan, il faut être soi-même, avoir ses rituels pour séduire ou pour répondre à une menace.
Les footballeurs incarnent aujourd’hui l’image même de la révélation du moi. Djibril Cissé va être blond un jour, avec une vague sur la tête un autre jour, etc… Il faut que ce soit personnalisé.
Le moi s’est effectivement révélé de manière exponentielle dans le football, notamment lorsque l’on a ajouté les noms aux numéros sur les maillots.L’histoire des maillots, je n’avais pas compris. Un jour, à Corte, pour un séminaire, je me retrouve dans l’hôtel de Dominique Colonna, où chaque chambre avait un nom de footballeur de ma jeunesse. J’étais dans la chambre de Poitebin, un défenseur niçois. Je les connaissais tous. Et Colonna m’a appris des trucs sur Marseille. Avec l’accent corse ! « J’ai été vice-président de l’OM après le départ de Tapie en 1993. Aujourd’hui, s’il veut revenir, il va retrouver les bombes qu’il a laissées. Il avait sous-traité la vente de maillots à des organisations qui n’étaient pas bien. » Et moi, je lui dis que les maillots, ça n’a pas beaucoup d’importance. Et lui d’enchaîner : « Anelka, qu’est ce qu’il a vendu comme maillots à Paris ? 10000 peut-être. C’est rien. » Là, j’ai compris. Quand on voit Arsenal avec son maillot de centenaire, qui oblige tout bon supporter à remettre la main au porte-monnaie chaque année pour faire partie du clan, on comprend mieux.
C’est ce que le transfert de David Beckham a mis en lumière : la question ne porte plus vraiment sur les salaires mais sur la rentabilité à court terme du joueur.Vous savez, je n’ai jamais demandé d’argent à un malade. J’aurais pu me faire une petite fortune mais je ne l’ai pas fait. Les pantoufles Jean-Paul Escande, je peux vous jurer que j’en aurais vendu. En tant que petit-fils de commerçant, je vois bien que toute l’organisation du sport ne repose plus que sur les retombées économiques. C’est pour cela que j’identifie bien distinctement trois types de sports : le sport-fun/extrême, le sport–compétition et le sport-spectacle, qui n’a plus rien à voir, avec des clubs qui n’ont pas la menace de la descente, comme dans les ligues américaines. Même si le jeu reste présent. Dans Smoke de Paul Auster, on voit ce déplacement des Dodgers à Los Angeles. Dans Black Boli, Basile Boli, à qui on disait que les matchs étaient achetés et que les joueurs étaient dopés, disait « Mais il faut le jouer le match ! » Le résultat est arrangé, certes. Sauf la finale. Dans Plus dure sera la chute, avec Humphrey Bogart, le dernier combat, la finale, magnifie tout le reste : « On n’achète pas le champion. ». Le champion me fascine : j’ai toujours vécu dans l’admiration des athlètes. C’est pour ça que ça me fait chier de m’être occupé du Comité du dopage. J’aime bien les champions car ce sont des mecs qui réussissent et surtout qui bossent vraiment.
Est-ce qu’on peut pour autant dire qu’ils sont intelligents ?J’ai compris qu’un sportif est un grand intellectuel. Ce n’est pas un musculaire. Faire une passe nécessite une domination intellectuelle de son sujet. Il comprend des choses que les autres ne comprennent pas. Ce n’est pas l’instinct et la force musculaire. C’est vraiment l’intelligence du jeu. Il y a quelques années, j’avais écrit qu’une reprise de volée à la Papin était un geste aussi intellectuel qu’une page écrite par Marguerite Duras, ce que je pense profondément. Qu’est ce qu’un auteur quand il écrit ? Des mécanismes et certains automatismes. Le sport, c’est la même chose. Le sens tactique, c’est une véritable matière intellectuelle du sport, des choses que les autres ne savent pas. Guy Lagorce, un ami et relayeur français, me disait qu’il n’y a pas de course plus longue qu’un 100 mètres. Il se passe une éternité. Il y a 1000 gestes à coordonner en même temps. Ça m’a plu : le sport est une intellectualisation du geste et une domination intellectuelle du mouvement.
%page%%/page%François Bégaudeau parlait du suspens de l’intelligence comme une forme de l’intelligence du footballeur…C’est évident. Je vois ça aujourd’hui quand je me sers de la scène pour communiquer : c’est mon outil de vulgarisation de la science en ce moment. Je bosse beaucoup pour tout mettre en place. Mais quand je suis sur scène, je fais tout pour plaire, je ne pense plus du tout. Le reste est automatique. Dans mon livre Des cobayes, des médailles et des ministres, Platini me disait : « les coup francs, c’est une affaire entre le goal et moi. » Il avait intégré le mur. Ce n’était qu’une démarche intellectuelle. Et Platini savait également l’appliquer en mouvement.
Ce mouvement perpétuel pose un problème d’organisation certain. Comment y répondre ? Le potentiel d’organisation maximale dans les sports d’équipe fait que, dès qu’un des membres a fait une action, il faut qu’il y ait un repositionnement général pour reconstituer le potentiel maximum d’organisation. A partir du moment ou quelque chose a été déplacé dans l’organisation, tout doit se remettre en place. Comme sur un échiquier : le football, c’est un jeu d’échecs où toutes les pièces sont en mouvement constant et simultané. Aujourd’hui, tout le monde bouge. Pour ma génération, c’est Cruyff qui a été le premier à théoriser le fait que tout le monde devait bouger en même temps. De ce fait, on voit très bien qu’un Deschamps ou qu’un Makelele est hautement plus important qu’un Zidane pour une équipe.
Aujourd’hui, le système se déplace en conservant la figure du triangle comme composante principale.Pour comprendre l’organisation au football, il faut comprendre ce qu’est la biologie. Pour les biologistes, les gênes sont chimiquement codifiés et analysés, envoient des messagers qui produisent des enzymes qui vont découper, etc… C’est ce qu’on appelle la biologie. Or, pour moi, c’est de la biochimie, la biologie du vivant. La biologie, c’est la biochimie rapportée à l’anatomie et ce qui compte c’est de conserver son anatomie, organisation fantastique. Pierre Roger, fondateur du CNES et extraordinaire astrophysicien, disait « Il y a plus de distance de la molécule à l’amibe que de l’atome à l’étoile. » Quand vous savez tout sur l’atome, vous savez tout sur l’étoile. Quand vous savez tout sur la molécule, vous ne savez rien parce que c’est l’organisation qui prévaut. Une organisation, c’est une série de barrières visibles ou invisibles, qui fait qu’une molécule va aller à un endroit précis. On peut assimiler ça à ce qui se passe dans un match de football.
René Thom reprend les travaux du philosophe Gilbert Durand et montre que la pulsion immuable et éternelle de la vie consiste à distinguer trois étapes : recevoir, transmettre et faire s’assimiler. A donne B avec un intermédiaire. L’identification, la transmission et l’assimilation. Une passe n’est rien d’autre que ça. C’est une prédation (il y a besoin du ballon), puis une transmission (qui annihile l’air, les brins d’herbe et les autres joueurs) et enfin, une assimilation de la balle par celui qui reçoit la passe. Tous les êtres vivants sont fondés sur ce modèle là.
Et l’individualité ?L’essentiel, c’est donc d’être « moi, un et vivant ». Une action au football doit rester soi (ne pas donner la balle à l’adversaire), une (cohérente), et rester vivante (il ne faut pas qu’elle sorte des limites du terrain). Les autres (brins d’herbe, air et adversaires) doivent être niés. C’est en mouvement, comme l’organisme. Le ballon est un indicateur du jeu mais ce n’est pas le seul. On revient sur votre idée des triangles : il n’y a pas le ballon mais il y a quelque chose entre les joueurs, qui réside dans l’organisation. Ça nous ramène à Galilée. Pourquoi est-ce que vous croyez au résultat ? Pourquoi l’expérience est possible ? Dans le football, pourquoi les joueurs bougent ? Dans la biologie, l’objectif, c’est de trouver le règlement. Dans le football, c’est d’être créatif à l’intérieur du règlement.
Mais, dans votre logique, la créativité individuelle est-elle vraiment primordiale ?Non, car le problème essentiel est l’organisation des relations. L’entraînement formate des types pour qu’ils soient sensibles à cette organisation, qui est alors automatique et plus du tout intellectuelle alors que ce sont les joueurs qui ont intellectualisé le jeu, le règlement et les relations. « On n’a pas encore nos automatismes » : ils acquièrent brutalement le sens des relations. De temps en temps, certains sont incompatibles. C’est tout le problème du recrutement. Le vice-président de la fédération française de basket, Philippe Restoux, pharmacien et entraîneur, a testé avec Jean Gall à Gravelines, les joueurs, un par un, puis deux par deux, puis trois par trois… A Arsenal, tout le jeu s’articule autour de Thierry Henry, pour qu’il marque des buts. Avec l’équipe de France, on ne prend pas le temps de tester en petite organisation. Un ami à moi était parti en Angleterre avec Aimé Jacquet annoncer à Cantona qu’il ne participerait pas à la Coupe du Monde 98 ! Avec Cantona et Ginola, ce n’était pas possible d’organiser le jeu alors qu’avec des individualités moins fortes, si. (NDLR : Robert Pires, Bernard Diomède, Stéphane Guivarch’ ????) Ce n’est pas que les types ne s’aimaient pas, c’est juste qu’il y a des incompatibilités. Et puis avant, il y avait l’équipe et le capitaine de l’équipe qui faisait qu’il y avait un gouvernement interne. Aujourd’hui, c’est le coach et le groupe. Donc « Moi, un, vivant », c’est la règle.
Et si l’une de ces 3 caractéristiques venait à prendre le pas sur les deux autres ?Non… Attendez, c’est une bonne question. Oui…Est-ce qu’on peut remplacer le triangle équilatéral par le triangle isocèle ou le triangle rectangle ? Je ne saurais dire. Néanmoins, quand les types inventent le 4-2-4 ou le W-M (2), c’est une autre façon d’optimiser les choses. Ce n’est pas passer de la fourmi à l’oiseau mais c’est une évolution.
Stephen Jay Gould, dans L’éventail du vivant, utilisait la biologie moderne pour démontrer que la diminution du pourcentage de frappe à la batte, au base-ball, traduisait un véritable progrès du jeu. Peut-on analyser l’augmentation des buts sur coups de pied arrêtés au football ou la diminution du nombre moyen de buts par match selon le même raisonnement ?La donne de base, c’est l’amélioration des qualités physiques. Avant, les joueurs, après avoir passé la balle, regardaient l’action se terminer. Aujourd’hui, les joueurs se dédoublent, se démultiplient. Si on jouait à l’ancienne avec les qualités physiques d’aujourd’hui, les scores tourneraient « à la sauce hongroise ». C’est également « l’adaptation créative », comme le dit René Dubos. Les réserves d’imagination sont formidables. Plus les qualités physiques augmentent, plus on augmente les capacités de surpasser ces qualités par l’organisation. Ce qui fait que le nombre de buts ne bouge plus beaucoup. En outre, les joueurs ont peur : de prendre des buts pour les défenseurs, de perdre la balle pour les attaquants. La professionnalisation n’a donc pas que des effets bénéfiques.
C’est peut-être pour y remédier que Jean-Marc Furlan a mis en place une organisation qui ne doit pas se baser sur la victoire ou la défaite mais sur un type d’organisation visant à évacuer cette peur.Si vous voulez, l’amélioration de la condition physique est fondamentale dans cette perspective. « Il n’a plus sa lucidité ». Aujourd’hui, les types se dopent pour ne pas avoir de défaillance dans le dernier quart d’heure, où se marquent un nombre de buts phénoménal. Soudain le jeu s’enflamme, même si théoriquement on devrait pouvoir défendre.
%page%%/page%Le nombre de buts marqués après qu’un but ait été inscrit est aussi important.Si les joueurs ne se déconcentraient pas dans ce rituel qui consiste à s’embrasser après un but, leur concentration n’aurait pas besoin d’une minute pour être effective mais 10 secondes. Aujourd’hui, un maillon saute et c’est toute l’organisation qui est prise à défaut. Un jour, un joueur de Monaco a commis trois erreurs qui ont provoqué la défaite 3-0 contre Marseille. Statistiquement, avec l’entraînement et la préparation, ce n’est pas possible qu’un joueur fasse trois grosses fautes dans un match. Mais cet écheveau de créativité reste impressionnant. L’agrandissement des buts, c’est une tarte à la crème. Ça n’a pas changé les choses.
C’est la structure du ballon qui change la donne surtout. Les trajectoires sinusoïdales changent beaucoup de choses. Le seul objectif de Juninho, c’est faire bouger la balle avant qu’elle n’arrive au gardien. C’est vrai alors que c’est l’inverse au rugby. La balle n’est plus folle au rugby. L’incertitude est vraiment évacuée. En plus, les ballons ne sont plus gorgés d’eau. Au football, le ballon est un peu plus léger mais il est surtout plus malléable. La résistance à l’air a changé. On peut voir ça dans le livre d’un anglais Le football et les mathématiques. Avant, le football et le rugby étaient des jeux d’évitement. Au rugby, aujourd’hui, on n’évite plus. Il faut péter dedans.
Le football a t-il changé dans sa globalité ?Aujourd’hui, le sport est présent, reconnu et respecté. Qu’il soit international, c’est bien. Que la récupération par l’argent soit systématique, cela pose un problème. Je veux bien qu’ils soient professionnels, mais qu’ils restent amateurs ! Leurs embrassades me fatiguent. Ça ne me fait pas plus d’effet qu’une messe avec 25 curés, quand j’étais jeune. Le succès planétaire du football est un prisme permettant de regarder la nouvelle sociologie. Ma femme est iranienne. En Iran, le football est un acte de résistance de la jeunesse aux mollahs.
Au sein de nombreuses dictatures, le football reste la seule ouverture sur le monde.J’ai toujours été copain avec Michel Rocard. Quand il était premier ministre, j’étais dans un groupe de travail qui comptait notamment dans ses rangs Pierre Nora ou Pierre Bourdieu. Je devais faire un rapport sur la pédagogie. J’avais pris Le tour de la France par deux enfants (fin 19ème), les feuilletons américains et les dessins animés japonais. Le héros de la série américaine a toujours un confident alors que dans le dessin animé japonais, c’est le contraire. C’est la discipline qui prédomine. Dans Olive et Tom, l’entraîneur fout des tartes à tout va et les joueurs courent pendant des heures sur des terrains sphériques interminables. Personne n’avait analysé cette approche du sport et de la société. Cet ordre, cette discipline transparaissait implicitement. Le football a ensuite explosé au Japon. De même, en Asie, en 1982, j’étais un des premiers professeurs à partir pour Tokyo. La première chose qu’on m’a dit en arrivant, à la douane, c’est : « Michel Platini » ! Cela signifie que ça veut vraiment dire quelque chose, le football.
Selon vous, le football relève t-il d’une conception de droite ou de gauche ?Gabriel Hanot, qui a créé la coupe d’Europe, avait défini le football comme un acte sexuel mâle. Quand j’étais à VSD, je tenais la rubrique sportive ; j’étais parti de cette idée pour dire que marquer un but peut être considéré comme un orgasme et que ce n’était donc pas anormal qu’on s’embrasse après ! Dans un autre papier, j’avais dit que le football ne doit pas pour autant faire perdre la conscience de la vie ailleurs. Pour une finale de coupe d’Europe au Parc des Princes, on avait peur pour la pelouse : « Elle ne tiendra pas ». Un type a dit : « On ne sait pas par quel miracle la pelouse, nulle en hiver, a été formidable au mois de mai. » J’avais alors écrit que le miracle s’appelle le printemps, où l’herbe repousse. Il ne faudrait pas oublier que le lieu de la célébration du football fait partie du monde. La vie continue. Mais donc, l’histoire de l’acte sexuel mâle, c’est important, comme acte très macho. Voilà.
Le football est donc de droite.C’est macho, cet acte, oui. Autre chose, en ce qui concerne le football de droite. Un type m’a dit qu’une équipe nationale, c’est un conseil d’administration de multinationales. Il n’y a que des types qui représentent un paquet d’actions. Là est la difficulté. Quand Zidane rentre, ce n’est pas un joueur qui rentre mais une autorité financière internationale, une grosse fortune française qui joue son image. C’est un empire qui rentre.
Et cela influe sur les décisions arbitrales…Mon ami Pierre Besson, international de rugby, m’avait dit que quand on est bon, les arbitres sifflent moins. Aujourd’hui, c’est inconscient. L’arbitre va moins siffler contre Lyon, quelque chose le retient. Il faut qu’il voie un psychanalyste.
C’est peut-être un chèque qui le retient ?Pas toujours. C’est plus insidieux. Un ami arbitre m’avait dit qu’il avait sifflé une décision litigieuse en fin de match. Pourquoi l’avait-il sifflé ? « Parce que c’était intéressant à discuter entre arbitres. » Ça m’a beaucoup fait réfléchir car à l’époque venait de sortir le livre sur le Principe de Peter, qui dit qu’on monte jusqu’à ce que l’on soit à son niveau d’incompétence. On voit que la majorité des acteurs agissent pour leur corporation : un critique de cinéma écrit pour les autres critiques, un médecin écrit pour se justifier auprès des autres médecins. Les arbitres craignent leur autorité.
La supervision par d’autres arbitres y contribue ?Certes, mais il y a ensuite des principes d’objectivité individuelle. J’ai pris dans mes services des gens que je connaissais, même s’ils se sont révélés bons par la suite.
Le prisme social comme outil d’observation du football pose aussi un problème.Il faut casser beaucoup de monde pour sortir des bons. Nous avons ici un aide-soignant qui a fait sortir beaucoup de jeunes. Le livre Noir-Cité raconte l’histoire d’un jeune qui s’en tire grâce au football mais qui retombe dans un casse avec ses amis.
Concernant la lutte contre le dopage, il faut s’occuper de ceux qui ont raccroché. C’est le plus important. René Girard disait, lors d’une réunion avec Hidalgo, que l’arrêt de la carrière est une triple mort : sportive, financière et médiatique. Abandonnés, les joueurs font n’importe quoi. Sous couvert du secret professionnel, il faut les suivre et ouvrir des registres pour voir ce que ça donne. Il faut lutter contre l’expérimentation sauvage : ce que l’on refuse de faire à des malades ne peut être administré à des sportifs sous prétexte qu’ils sont jeunes, forts, et que ça ira bien. Je ne suis pas d’accord avec ce que font les autorités sportives. Procéder à des contrôles sur des sportifs en activité, d’accord. Mais pour vraiment saisir la dimension et la gravité du dopage, il faut suivre les sportifs de manière anonyme et collective et surtout publier les résultats de façon analogue. Il serait intéressant de savoir que dans tel sport les types font plus d’infarctus du myocarde ou que dans tel autre, ils font plus de leucémies. Au Ministère des Sports, je suis étiqueté « persona non grata » parce que je suis incontrôlable, enfin c’est ce qu’ils disent. Mais qu’est ce qu’un expert contrôlable ? Le Ministère ne veut pas suivre les athlètes.
Cette triple mort les plonge dans la misère…Walter Spanghero m’expliquait que le lien social permet aux joueurs de rugby de continuer à exister alors que les footeux sont vraiment dans la misère, une misère sociale, financière et médicale. Liberati par exemple, revenu à Brives, était entouré de la considération générale. Le plus vieil international de football de l’équipe de France a continué à raconter son expérience alors qu’aujourd’hui, les types sont déconsidérés du point de vue social. Ça me fait vraiment de la peine.
%page%%/page%C’est la raison pour laquelle les joueurs cherchent un après carrière permettant une vraie vie sociale. En discutant avec les joueurs qui se sont reconvertis dans la restauration, je me suis rendu compte que la plupart ne veulent plus entendre parler du football. Passionnés, ils ont investi dans un café parce qu’on ne leur a rien proposé en lien avec le football. Ils préfèrent démarrer une vie totalement nouvelle, responsable, déconnectée du football mais sociale et conviviale.Serge Simon, le psychiatre, ancien pilier de l’équipe de France de rugby me disait : « il ne faut pas venir nous faire chier avec ça ! ». Alors, je lui dis que moi, quand je vois les types, je leur dis que je les ai vus faire ça et ça. Et lui m’a dit que je ferais mieux de fermer ma gueule. C’est une vraie souffrance.
C’est ce que certains me disaient : « Je suis revenu dans le commun des mortels. »
C’est horrible. Ce que je ne supporte pas, c’est la cruauté. Un jour, au cours d’un dîner avec Bernard Maris et Sylvie Genevoix du CSA, je retrouve Jacques Séguéla que j’avais traité d’abruti quand il avait démonté l’émission d’Anne Gaillard à la TV. Lors du dîner, ce con me dit : « j’ai ramassé 30 millions de francs sur l’America’s Cup et Tabarly avait besoin de fric pour un projet. Mais ça n’a plus d’intérêt. Tout le monde s’en fout maintenant de Tabarly ! » Quel con ! La cruauté, je ne supporte pas. De même, Serge Simon me disait que son club lui filait une brique dès qu’il en avait besoin. Une fois retraité, ce n’était plus possible.
Plus grave, les joueurs ont des scrupules à dire qu’ils ont besoin d’aide. Ils ne veulent solliciter personne, de peur de déranger un système qui les a jetés. Sinon, concernant le dopage, vous n’en n’avez pas trop parlé alors qu’à l’époque, on vous entendait souvent…Sur le dopage, j’ai bien compris : tout le monde est contre le dopage, personne ne peut être contre les dopés. On joue avec la vie des types. Ce n’est pas bien qu’on ne fasse pas les études épidémiologiques même quand ça ne touche plus les sportifs en activité. La solution est simple : on ouvre un registre pour les sportifs qui viennent de raccrocher et on sort des résultats. Au Ministère, un ancien champion me dit que ce qui se passe en Afrique à propos du sport africain, c’est fou, comme des mélanges avec des venins ! Or, ça laisse des traces. Aujourd’hui, pour faire une association de médicaments, il faut la justifier alors que les gougnafiers qui se prennent pour des biologistes, ils font n’importe quoi avec des mecs qui ont le moteur qui tourne à cent à l’heure. Ma position a toujours été de dire qu’on ne peut pas demander au Ministère des Sports de régler un problème médical ! Il est là le problème. Jean-François Lamour est très gentil, Marie-Georges Buffet, je l’aimais beaucoup, Roger Bambuck, c’était un pote, Michèle-Alliot Marie, c’était la fille de son père dont j’avais été le juge de touche, mais ce n’est pas leur boulot de faire de la médecine ! Qui s’en occupe au Ministère de la Médecine ou de la Santé ? Personne !
Moi, je ne suis pas contre le dopage. Je suis pour le contrôle du dopage. Mais ça va chercher trop loin. J’ai écrit le livre et ce connard de Guy Drut avait sorti des trucs comme quoi je n’avais rien fait. J’ai alors fait 12 textes que j’ai analysé en situation. J’ai repris ça alors que lui n’a rien fait. Mais franchement, pourquoi cette lutte anti-dopage est-elle une loi d’exception qui ne concerne que les sportifs ????
Les gens me disent « c’est pas clair, qu’est ce que tu appelles doping ? ». Je leur dis que dans un état de droit, ça me paraît extrêmement clair : avoir dans les urines une substance interdite figurant sur une liste. A partir du moment où l’on fait ça, tout le monde sait comment il faut s’y prendre pour que ça ne passe pas dans les urines. Alors bien sûr, le jour d’examen d’urine, il y a les imbéciles, les imprudents et ceux qui n’ont pas de chance. Mais ça ne représente rien par rapport à la réalité du dopage. Aujourd’hui, le terme dopé est employé positivement pour l’économie, la mécanique ou la psychologie par exemple… Il n’y a que pour les sportifs que la connotation est négative.
Mais les types au ministère veulent que le sportif, qui est celui qui a le plus besoin (professionnel) de dopage, soit le chevalier blanc, pur et sans reproches. Il ne faut pas que les curés baisent, il ne faut pas que les sportifs se dopent. Dans la société aujourd’hui, c’est du même niveau de pureté. Moi, je suis plus du côté de Nietzsche qui dit « Avec l’immaculé conception, on a maculé la conception. » L’ivresse est à la base de toute création, elle est indispensable, même si, comme le dit Rimbaud dans Le bateau ivre, « on peut être ivre d’eau ». L’ivresse est indispensable. La religion chrétienne a tellement voué la sexualité aux gémonies que la peur de l’ivresse, c’est la peur de retrouver la liberté vers la sexualité.
Un ami me disait qu’il n’y avait rien de mieux que d’être élu au suffrage universel. Le soir, tu fais des projets. Le lendemain, tu te dis que tu vas être battu la prochaine fois. C’est pour ça que les types ne pensent qu’à leur réélection. Dans l’ivresse sportive, au delà des sécrétions d’endorphine, ça va au delà de la victoire. C’est le dépassement de soi.
%page%%/page%Finalement, aujourd’hui, avez-vous un regard différent sur les sportifs actuels, qui ne vous ont pas fait rêver personnellement ?Aujourd’hui, il y a un espace à franchir. Ils sont plus loin. Et ils sont prisonniers d’un langage abscond : « motivation », « prendre le trou » (qui est devenu utiliser les espaces), mais plus grave, un phrasé rituel, comme une religion païenne, plein d’idéologie à coup de phrases toutes faites qui n’ont rien à voir avec la réalité : « Il va falloir se remettre au travail », « on doit jouer les matchs les uns après les autres », « l’important, c’est de prendre des points » (ils le disent même en coupe !). Ce langage convenu, ça me fait braire. « Il faut avoir une attitude de guerrier »… C’est n’importe quoi.
Et ils ne parlent jamais de ce qui ne va pas.Ils positivent à outrance ! Les communicants leur expliquent comment s’exprimer, dans des termes ampoulés, c’est ridicule. Et on se rend compte que parfois, ils ne comprennent rien aux mots qu’ils emploient. Ça me fait de la peine car ce sont des gens dont j’admire l’intelligence qu’on transforme en perroquets idiots. Un type qui avait mis deux buts disait : « excusez-moi, je dois aller applaudir les supporters ! ». Je vais écrire un livre, là dessus, Supporters de haut niveau, haut niveau car en haut des tribunes, là où on voit le mieux. Qu’on soit gentil avec eux, ok. Mais qu’on aille les applaudir, qu’on s’arrange, qu’il y ait des tractations pour aller les saluer… Là on tombe sur ce que je déteste le plus dans la vie. Mais ça ne m’empêche pas de regarder du foot : la qualité du geste, la délimitation des règles est précise. J’avais également écrit sur ce qu’est le sport aujourd’hui. Nous vivons une époque judiciarisée. Les gens ont peur qu’on ne leur rende pas justice. Or, le sport professionnel, c’est un terrain bien délimité, avec des règles connues de tous et un arbitre qui arbitre sous vos yeux. C’est l’image même de la justice. La vidéo va renforcer ça. Tout ça, c’est l’image de la justice. Dans le sport, la justice est contrôlable. Le temps devient contrôlable car on décompte les arrêts de jeu.
Les commentaires du sport, ça ne vous intéresse pas ?En fait, je mets la radio et je coupe le son de la télé. A la radio, ils parlent du match. Les autres, c’est « la grand-mère de Barthez a eu des corps au pied, quand il était petit, etc… » C’est la foire.
Propos recueillis par Brieux Férot.
Chronologie
1990 – Jean-Paul Escande est nommé président de la Commission nationale de lutte contre le dopage.
1996 – Il démissionne de ses responsabilités pour cause de désaccord avec le ministre des sports, Guy Drut.
1997 – Publie « Biologies. De l’infection et du cancer »
1998 – Participe au groupe de travail » Médecine du sport et lutte contre le dopage « , créé par les ministères de la Santé et de la Jeunesse et des Sports, suite à l’affaire Festina.
2003 – Publie « Des cobayes, des médailles, des ministres »
(1) Lennie Riefenstahl, berlinoise née en 1901, est une artiste très controversée. Egérie d’Adolf Hitler, elle glorifia le nazisme avec des films comme Le triomphe de la liberté, Tiefland ou encore l’illustre Les dieux du stade, document sur les jeux olympiques de Berlin en 1936.
Les corps aryens y sont magnifiés. Après la guerre et une décennie de purgatoire, Lennie Reifenstahl s’intéressa aux corps noirs, vivant parmi la tribu des Noubas au Soudan.Fréquemment poursuivie pour ses agissements durant la seconde guerre mondiale, Lennie Riefenstahl n’a jamais manifesté de regrets mais a toujours rappelé qu’elle n’avait jamais adhéré au parti nazi.
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(2) : Dispositifs tactiques en football
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