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« Benzema a été présenté comme un présumé coupable »

Propos recueillis par Benjamin Laguerre
11 minutes
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L'Euro en France, c'est aussi l'occasion d'analyser en profondeur les rapports entre notre cher pays et son équipe nationale. Pour ce faire, quoi de mieux qu'un entretien avec le sociologue Stéphane Beaud, auteur de deux ouvrages passionnants sur les Bleus (Traîtres à la nation ? et Affreux, riches et méchants ?), pour revenir par exemple sur l'affaire de la sextape et en comprendre les enjeux... nationaux.

En 2010, votre livre Traîtres à la nation ? était votre contre-explication par rapport aux événements de Knysna. Quatre ans plus tard, dans Affreux, riches et méchants ?, vous proposiez une explication de l’infamie des Bleus entre 2010 et 2014. Au vu de la « richesse » de l’affaire Benzema-Valbuena, vous avez prévu quelque chose pour cet Euro 2016 en France ? Non, pas exactement. On pourrait désormais passer sa vie à commenter ces multiples « affaires » dans le foot et ce n’est pas un de mes sujets de prédilection. Peut-être convient-il de commencer par un préalable important. Celui de la manière dont essaient de travailler sur ces sujets les chercheurs en sciences sociales. Première remarque : si ces « affaires » dans le football français qui se répètent depuis la grève de Knysna – citons l’affaire des quotas en 2011, le conflit Nasri/journalistes lors de l’Euro en 2012, la virée en boîte à Paris la veille de match de cinq joueurs Espoirs (dont Griezmann) en 2013, enfin l’affaire Benzema-Valbuena en 2015/16… – existent, c’est essentiellement parce qu’elles sont « sorties » par la presse sportive. Comme le montre de manière frappante ce qui aurait dû rester un « secret de vestiaire » : les insultes d’Anelka visant Domenech, son sélectionneur, lors du Mondial en 2010 en Afrique du Sud. Ce sont à leur manière de merveilleux scoops qui font la gloire et la fierté des journaux ou journalistes qui en sont les auteurs. Ces « affaires » , baptisées comme

Le premier réflexe du sociologue doit être de prendre pour objet la manière dont la presse fabrique ces affaires puisqu’elle participe grandement, que les journalistes le veuillent ou non, à la constitution de celles-ci en « problèmes » publics qui font obstacle à la compréhension de l’univers sportif.

telles par les médias, sont désormais, compte tenu de la force de l’impact médiatique du foot, de véritables « mines d’or » pour la presse, notamment écrite, qui connaît un accroissement de la compétition dans le domaine de l’information. Or à mon sens, le premier réflexe du sociologue doit être de prendre pour objet la manière dont la presse fabrique ces affaires puisqu’elle participe grandement, que les journalistes le veuillent ou non, à la constitution de celles-ci en « problèmes » publics qui font obstacle à la compréhension de l’univers sportif. Les sciences sociales vont donc ensuite étudier ce que cela dit, au fond, des transformations des relations professionnelles entre journalistes et footballeurs professionnels (on se limite ici à ce segment de ce sport). Deuxième remarque : le sociologue travaille ici loin des sources, sans filet et il doit être assez prudent dans ses interprétations. Les mieux placés restent, bien sûr, les journalistes sportifs, notamment ceux pour lesquels le foot est leur spécialité, qui sont en contact permanent avec les joueurs (leurs « sources » premières), les agents, voire les entourages. C’est la raison pour laquelle ils produisent, par leurs articles quasi quotidiens un ensemble de données intéressantes sur ce milieu, aujourd’hui très largement impénétrable au quidam (le sociologue l’est dans ce milieu…), notamment beaucoup d’éléments objectifs sur les propriétés sociales et les carrières des joueurs, que les sociologues peuvent et doivent analyser avec recul, distance et sens critique. Ce qui peut rendre d’ailleurs parfois compliqué ou difficile le rapport entre les journalistes sportifs et les (rares) sociologues qui s’intéressent à ces questions. Au fond, tout ceci se calque un peu sur le modèle de ce qu’il se passe, de longue date, entre les journalistes politiques et les sociologues du politique.

Dans votre dernier article, « L’affaire Benzema remise en perspective » , coécrit avec Akim Oualhaci (Sports populaires, sportifs impopulaires, le 8 mars 2016, sur laviedesidees.fr), vous expliquez en préambule que cette affaire « mérite d’être analysée et expliquée, parce que s’y joue, au-delà d’un conflit entre deux joueurs de l’équipe de France, une partie très révélatrice des tensions sociales et ethniques qui, sur fond d’attentats terroristes et de montée concomitante du racisme, traversent la société française, avec la « jeunesse des banlieues » au banc des accusés. » Tous les acteurs de cette affaire (protagonistes, journalistes, politiques… ) en ont-ils conscience ? Bonne question ! Difficile toutefois d’y répondre de manière pertinente et sûre, sans avoir fait l’enquête. Mon hypothèse est que la plupart des acteurs de ces dites affaires, notamment les journalistes qui travaillent le plus souvent dans l’urgence et sont en quelque sorte « pris » par les enjeux internes à leur milieu professionnel, ne mesurent pas toujours bien qu’elles ont quand même pour effet, dans la mesure où sont mis sur le banc des accusés presque exclusivement

Mon hypothèse est que la plupart des acteurs de ces affaires, notamment les journalistes qui travaillent le plus souvent dans l’urgence et sont en quelque sorte pris par les enjeux internes à leur milieu professionnel, ne mesurent pas toujours bien qu’elles ont quand même pour effet, dans la mesure où sont mis sur le banc des accusés presque exclusivement des joueurs de cité, de produire des représentations durcies, et même caricaturales, du monde social des jeunes de banlieue.

des joueurs de cité, de produire des représentations durcies, et même « caricaturales » , du monde social des jeunes de banlieue. En ce sens, ces « affaires » ne sont ni anecdotiques ni faites pour endormir le peuple : elles ont, à mes yeux, un sens profondément politique. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu écrire, presque à chaud, ce livre Traîtres à la nation ? avec Philippe Guimard. Car j’avais trouvé à la fois étonnant et assez incroyable que personne (je pense qu’on peut dire cela comme ça…) n’ait osé soulever à l’occasion de cette grève (une « bonne grève » , vu son impact, comme l’avait qualifiée Bernard Thibaut, secrétaire de la CGT) une question cruciale : mais pourquoi diable ces joueurs ont-ils fait grève ? Pourquoi ont-ils fait cette « grosse connerie » , pour reprendre l’expression employée après coup par certains joueurs grévistes ? À la place, à quoi a-t-on assisté ? À une condamnation morale et sportive qui est tombée très vite et très fort contre ces « mutins » . Mais le contexte et le « système de relations » , pour reprendre un terme technique de sociologue, qui ont rendu possible cet événement improbable, ont été entièrement laissés dans l’ombre. Or, à mes yeux, seule la mise au jour de ce système permet de rendre intelligible cette forme d’action collective perçue sur le moment comme insensée ou « irrationnelle » et, par là même, d’évacuer des explications psychologisantes ou empreintes d’un véritable « racisme de classe » (l’image du « footballeur à un demi-neurone » dont parle Laurent Blanc dans son interview avec Vincent Duluc).

Revenons à ce qu’on appelle l’affaire Benzema…Rappelons que, depuis 2010, il y a plusieurs types d’accusation qui se conjuguaient et qui visaient la personne de Benzema, bien avant l’affaire du chantage à la sextape. La première est purement sportive : nombre d’aficionados ont jugé que pendant longtemps il jouait et « se donnait moins » dans ses matchs en équipe de France que dans ceux du Real Madrid avec, comme preuve à l’appui, sa longue disette de buts chez les Bleus, avant le match retour contre l’Ukraine. La deuxième est liée à son « comportement » , son être perçu, c’est-à-dire ce qu’il donne à voir de lui-même dans l’espace public, en dehors de son cercle d’amis (où on le dit très différent), à savoir un visage fermé, des réponses monosyllabiques, un caractère jugé peu avenant, et un style de vie caractérisé par sa passion pour le rap, son goût des grosses cylindrées et une certaine forme de culture bling-bling, sans compter l’affaire Zahia dans laquelle son nom est apparu. La troisième est liée à son origine algérienne (il est lui-même ce qu’on appelle une troisième génération, issu de deux parents nés ou venus enfants en France, son père, Hafid, à 9 ans…) qui en faisait un suspect « naturel » pour ceux qui ont des comptes à régler avec les enfants d’origine algérienne et qui vont sans cesser chercher la petite bête, comme quand on l’a accusé d’avoir aidé au financement d’une mosquée dans la région lyonnaise ou plus récemment, lorsque la petite-fille de Le Pen lui reproche d’avoir dit que son pays était l’Algérie et la France un « choix juste sportif » .

L’épisode du chantage à la sextape en a donc rajouté une couche… Sans aucun doute… Mais ce qui a alors été surtout mis en cause chez Benzema, ce sont, je crois, moins ses origines que ses fréquentations et surtout ce que beaucoup lui reprochent : son manque coupable de discernement dans cette histoire ( « on ne joue pas avec ces choses-là » ).

Ce qui a surtout été mis en cause chez Benzema avec cette de chantage à la sextape, ce sont, je crois, moins ses origines que ses fréquentations et surtout son manque coupable de discernement dans cette histoire.

Plus exactement, le grief qui lui est fait notamment par nombre d’éducateurs sportifs dont une majorité est aujourd’hui d’origine immigrée (ma source ici est l’ensemble des prises de position qu’on peut relever dans la presse internet ou dans Le Parisien) est de ne pas avoir su rompre avec ses amis d’enfance, d’avoir pu être mêlé de près ou de loin à cette affaire, et ainsi, en ayant mis un doigt dans ce vilain engrenage, d’avoir pu laisser prise trop facilement aux accusations à la Daniel Riolo sur le Racaille football club.

Comment analysez-vous la sortie médiatique de Karim Benzema dans Marca, 10 jours avant le début de l’Euro ? Et surtout, quel sens et quelle portée peut-on donner à ses propos ? Pour résumer mon propos, « la vengeance est un plat qui se mange froid » . Bien sûr, il faudrait connaître plus précisément le contexte et les conditions de l’interview de Benzema avec Marca, mais on peut quand même faire l’hypothèse suivante. Sa prise de parole, assez tonitruante, intervient le lendemain de l’interview de Cantona au Guardian et surtout quatre jours après son titre de champion d’Europe avec le Real Madrid. Il en est tout auréolé, on le voit même poser en une de Marca, sourire aux lèvres, avec sa médaille autour du cou et la montrant fièrement aux lecteurs. Il peut dès lors, sans doute avec son agent Karim

Depuis le début de cette affaire (octobre 2015), il faut savoir que Benzema a bien été obligé de subir, de se taire et, on s’en doute, de ronger son frein.

Djaziri, s’occuper tranquillement du cas de l’équipe de France et, si l’on peut dire, « contre-attaquer » sans ménagement. Depuis le début de cette affaire (octobre 2015), il faut savoir que Benzema a bien été obligé de subir, de se taire et, on s’en doute, de ronger son frein. Mais quand il est à la fois exclu des Bleus et champion d’Europe avec le Real Madrid, il peut « parler » et faire jouer publiquement ce formidable paradoxe : alors qu’il est considéré en Europe comme l’un des meilleurs attaquants du continent, il se retrouve privé de l’Euro, « chez lui » (la France est son pays), banni des Bleus par le sélectionneur. Si l’on se place du point de vue de Benzema, et seulement de ce point de vue, c’est un pur déni de justice.

Et si on se place d’un autre point de vue ?…Eh bien ! C’est plus compliqué !… Pour pouvoir se prononcer en toute équité dans cette affaire, il faudrait avoir accès au dossier judiciaire. Les journalistes du Monde qui ont sorti les extraits de son audience avec le juge Nathalie Boutard disent qu’il y a « quelque chose » contre lui dans le dossier, les grands avocats du barreau qu’il a engagés à son service (Maîtres Jakubowicz et Dupond-Moretti…) jurent du contraire. Attendons le procès. De mon point de vue, c’est-à-dire du point de vue sociologique, cela aurait été passionnant, par exemple, de pouvoir suivre de près la manière dont la machine judiciaire s’est mise en marche et aussi de pouvoir entendre le juge d’instruction (une femme) sur la manière dont elle est entrée dans ce dossier, dont elle a aussi évolué dans son appréhension de l’affaire, dont elle a peut-être par moments douté du schéma majoritaire ( « Benzema, coupable, forcément coupable… » ). Mais passons… Ce qui a sans doute déterminé Benzema à élever à ce point la voix et à dénoncer ouvertement ce qu’il a appelé la « partie raciste de la société française » qui aurait fait pression sur le sélectionneur – qui l’a pourtant défendu jusqu’au bout, tout comme le président de la Fédération Noël Le Graët, qui n’a jamais caché son affection pour le joueur, au grand dam de la plupart des commentateurs -, c’est le traitement médiatique qu’il a subi, qui a été hors normes, à tout point de vue. Là aussi, il n’est pas contestable qu’il a été présenté, notamment à travers les trois grands scoops de L’Équipe (longue transcription des écoutes téléphoniques entre Benzema et son ami Karim Zenati), du Monde (longue transcription de l’audience avec le juge), de Libération (la Une sur son statut de témoin assisté dans une affaire de blanchiment d’argent sale) comme un présumé coupable. C’est d’ailleurs ce mode de construction de l’affaire, notamment par ce qui reste comme le « journal de référence » de la presse française (Le Monde), qui a précipité la politisation de l’affaire avec l’intervention du ministre des Sports, puis du Premier ministre, qui se sont prononcés publiquement pour une interdiction de sélection du « fautif » , avant d’être rappelés à l’ordre par le président François Hollande.

Dans cet article :
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Propos recueillis par Benjamin Laguerre

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