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Barrabravas et politiques, liaisons dangereuses
Au détour de l'affaire Nisman, qui secoue l'Argentine, une écoute téléphonique lie une fois de plus le monde politique à celui du football. Plus précisément aux barrabravas, acteurs incontournables du football et de la société argentine.
L’Argentine ne parle que de ça : l’affaire Nisman. Ce procureur retrouvé chez lui une balle dans la tronche, la veille de la présentation au Parlement de son rapport sur les attentats de 1994 contre l’AMIA, une association juive de Buenos Aires. Un rapport qui accusait directement la présidente Cristina Kirchner d’avoir protégé l’Iran, d’où viennent les principaux accusés, au profit d’intérêts commerciaux. L’une des cibles de Nisman était Luis D’Elia, un kirchnériste à la gueule de boxer, proche de l’Iran et en étroite relation avec Alejandro Yussul Khalil, « agent secret de Téhéran » , toujours selon Nisman. Lors d’un échange téléphonique entre les deux hommes en 2013, le sujet iranien laisse place à une discussion autour de la venue de Nicolas Maduro en Argentine, et d’une conférence du président vénézuélien au stade d’All Boys (club de seconde division), le 8 mai de cette année-là.
« – Comment ça s’est passé à All Boys ?
– C’était plein à craquer.- Les gars du groupe de supporters ont fait le boulot ?
– Ouais, je leur ai filé de la thune, hein.- Ah ouais ?
– Je leur ai donné 25 000 balles.- Okey, ils ont été sages ?
– Ouais, nickel. »
En clair : 25 000 pesos (environ 2 500 euros) offerts par les dirigeants politiques à la Peste Blanca, la barrabrava du club de Floresta, récemment accusée de gérer six postes de vente de drogue dans le quartier. La mission des « supporters » embauchés : remplir le stade, mettre de l’ambiance, soutenir le président invité. Le genre de deal très courant en Argentine.
Force de frappe
L’organisation « Football en paix en Argentine » a déposé une plainte, pour que la lumière soit faite sur cet accord. Mais l’affaire risque d’être longue. Profondément installées dans les clubs de foot argentins, les barrabravas sont aussi devenues la main-d’œuvre privilégiée du milieu politique. Leur force de frappe, aussi. Le cas le plus célèbre est celui de Mariano Ferreyra, dont le nom et le visage occupent bon nombre de murs de Buenos Aires, avec un mot : Justicia. Le 20 octobre 2010, ce jeune militant ouvrier participait au blocage d’une voie ferroviaire pour protester contre une vague de licenciements dans le secteur, quand un groupe armé leur est rentré dedans. Le groupe en question avait été envoyé par le syndicat Union Ferroviaria, proche du patronat, pour disperser la manifestation. Des coups de feu sont tirés, un homme de 23 ans est à terre : Mariano Ferreyra. Les deux auteurs des tirs, condamnés à 18 ans de prison, se nomment Cristian Daniel Favale et Gabriel Sánchez. Le premier était membre de la barrabrava de Defensa y Justicia, club de la banlieue sud de Buenos Aires promu pour la première fois de son histoire en première division en décembre dernier. Le deuxième appartenait à la barrabrava de Racing d’Avellaneda, dernier champion en date. Une photo sortie dans la presse après le crime montre Favale et Amado Boudou, vice-président d’Argentine (par ailleurs sérieusement emmerdé par la justice), ensemble lors d’un événement politique.
De simples mercenaires
L’année 2010 avait aussi été celle du Mondial sud-africain et d’Hinchadas Unidas Argentinas (HUA), une association qui regroupe des barras de différents clubs argentins, notamment de deuxième et troisième divisions. Officiellement pour lutter contre la violence, officieusement pour se faire payer le voyage en Afrique par le gouvernement (et foutre le bordel sur place). Mais le kirchnérisme, au pouvoir depuis 2003, est loin d’être le seul mouvement politique à faire régulièrement appel aux services des barrabravas. L’opposition n’est pas en reste : Mauricio Macri, maire de droite de Buenos Aires et ancien président de Boca Juniors, a ses gros bras au sein de la Doce, la puissante barra du club xeneize. Hugo Moyáno, leader de la CGT et nouveau président d’Independiente, fait travailler du monde au sein de la barra del Rojo (son garde du corps, son chauffeur et de la force de frappe sur les meetings et manifestations qu’il organise ou soutient). Devenus professionnels, les barras se mettent plus ou moins discrètement au service de la politique, sans toutefois se politiser eux-mêmes. Ils s’organisent comme des mercenaires, répondant au plus offrant. En 2011, année électorale, une immense banderole de soutien à Francisco De Narvaez (candidat de l’opposition) est déployée par Hinchadas Unidas Argentinas lors du match entre l’Argentine et la Bolivie, comptant pour la Copa América. Gustavo Grabia, journaliste spécialiste des barrabravas en Argentine, a chiffré l’opération à 100 000 pesos. Un processus sans fin, puisque l’ensemble de la classe politique y participe. D’un simple remplissage de stade au meurtre d’un militant.
Par Léo Ruiz