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Robert Siatka : « Ce jour-là, on a mangé le Real Madrid »
Seul survivant de la finale de 1956, Robert Siatka n’a rien oublié de la première édition de la Ligue des champions. À l’époque, on disait Coupe des clubs champions, mais l’essentiel, c’est que c’était surtout mieux avant. Du haut de ses 90 ans, l’ancien défenseur de Reims rouvre les livres d’histoire.

En 1955, la Coupe des clubs champions voit à peine le jour, vous vous rendiez compte de l’impact que cette compétition allait avoir ? C’était un événement exceptionnel. C’était la première, donc on était très, très contents d’y être. On avait l’habitude des grands matchs et là, on rencontrait les meilleurs clubs d’Europe, on savait qu’il ne fallait pas prendre ça à la légère. On savait que cette coupe allait marquer l’histoire, c’était évident, le format était bien.
Ce qu’on oublie, c’est que le Stade de Reims a remporté la Coupe latine en 1953 et est retourné en finale en 1955, avant de chuter contre le Real Madrid, déjà. Quelle était la différence entre les deux tournois ? Il n’y en avait pas beaucoup, la Coupe latine réunissait aussi les plus grandes équipes, mais la Coupe des clubs champions était plus longue et incluait plus de pays, ce qui nous permettait de voyager, ça c’était plaisant. En demi-finales de 1955, contre l’AC Milan, on a joué 2 heures et demie (2h18 en réalité, NDLR) parce qu’il fallait marquer un but. À la fin, 50 000 spectateurs sont restés un quart d’heure pour nous applaudir. Ils n’avaient jamais vu ça de leur vie, et nous non plus.
On avait la meilleure équipe d’Europe, mais la ville était excessivement riche par rapport au champagne, alors les gens faisaient preuve de snobisme. Pour eux, on était des ringards, on ne faisait pas un sport noble.
En 1955-1956, le premier match, contre les Danois d’Århus, ne déchaîne d’ailleurs pas les foules, puisque seulement 5 800 personnes se déplacent à Auguste-Delaune… (Il coupe.) Ah ça, c’était le grand problème du Stade de Reims. On avait la meilleure équipe d’Europe avec le Real Madrid, mais la ville était excessivement riche par rapport au champagne, alors les gens faisaient preuve de snobisme. Ils disaient que c’était un affront, ridicule, stupide, qu’on touchait les bas-fonds en allant voir un match de football, pour eux, on était des ringards, on ne faisait pas un sport noble. Voilà la mentalité des Rémois, je vais me faire critiquer, mais c’est comme ça. Heureusement, ça a changé. À l’heure actuelle, l’équipe est presque dernière, mais joue devant 20 000 personnes, alors que de notre temps, on avait 6 000 personnes face à Marseille, Paris ou Lille. C’est la raison pour laquelle on a joué tous nos matchs de Coupe d’Europe au Parc des Princes.
Comment l’avez-vous vécu ? C’était sensationnel ! On fait ce métier pour le public, on adorait que les spectateurs applaudissent quand on envoyait une balle dans la lucarne.
À 21 ans, comment vous êtes-vous intégré dans la meilleure équipe du pays ? J’ai été transféré en 1953, à 19 ans, j’étais un gamin. La première année, j’étais derrière Roger Marche et Robert Jonquet, deux des meilleurs joueurs d’Europe. Moi, je les admirais, quand j’étais jeune, au Martinet (un petit village du Gard, NDLR), je découpais leur photo dans France Football. Marche est parti au RC Paris, j’ai dû le remplacer. C’était un monument, mais j’ai réussi à le faire oublier. Ensuite, j’ai remplacé Jonquet, qui jouait en 5, à mon poste, et je l’ai aussi fait oublier, sans prétention. Je me suis imposé sur le terrain avant tout.
Quelle était la force de votre collectif justement ? On jouait les uns pour les autres, on n’était pas avares. On avait un football différent de tous les autres clubs, ça venait d’Albert Batteux. Pour lui, l’équipe qui marquerait le plus de buts aurait le plus de bénéfices. Il disait : « Peu importe qu’on prenne trois buts, si on en marque quatre, on gagnera le match. » Tout était axé sur l’offensive, on n’en avait rien à foutre de prendre des buts, on en marquait trois, quatre ou cinq à chaque fois. On avait du monde pour ça, Raymond Kopa, Roger Piantoni, Just Fontaine… Notre boulot était de mettre dix ballons dans les pieds de ces joueurs-là, dans l’axe, ils n’arrivaient pas tous, mais sur les sept qui arrivaient, eux en mettaient quatre ou cinq au fond.
Albert Batteux est le meilleur entraîneur de tous les temps, devant Guardiola.
Le « Petit jeu » d’Albert Batteux était vivement critiqué par Gabriel Hanot, le fondateur de la compétition. C’était une belle revanche ? C’était n’importe quoi, ça. Gabriel Hanot était un très bon journaliste, il m’adorait et était scandalisé que je ne sois pas en équipe de France, mais il avait archi faux sur ce point. Albert Batteux est le meilleur entraîneur de tous les temps, devant Guardiola, il ne fait pas le poids. Lorsque vous assistiez à la préparation de nos matchs, vous étiez subjugué pendant une heure et demie. Tout ce qu’il disait était d’une parfaite justesse, c’était inimaginable, il était né avec un ballon dans la tête. Il prônait un football intelligent, c’était un technicien, il a inventé le football offensif. Pendant longtemps, les gens m’ont dit : « Ah, qu’est-ce qu’on s’est régalés, merci ! » C’est la plus belle récompense, on fait du football pour eux.
Vos années à travailler dans des mines de charbon vous ont-elles aidé dans votre carrière ? Je suis natif de parents pauvres, immigrés polonais, mineurs, donc j’ai rapidement travaillé pour ramener de l’argent à la maison et gagner ma vie. Quand je n’étais pas à la mine, j’étais sur le terrain, tout le temps. J’ai la même carrière que Raymond (Kopa), on a travaillé au même âge, pendant notre adolescence, puis on s’est bien trouvé au Stade de Reims.
🎂 Robert Siatka fête ses 9️⃣0️⃣ ans aujourd'hui ! Né en 1934, il rejoint le @StadeDeReims en 1953 et y joue plus de 320 matchs. Son palmarès inclut notamment 4 titres de Champion de France et une Coupe de France. Il est le dernier survivant de la finale de Coupe d'Europe 1956. pic.twitter.com/4Aq6vj3dBs
— Archives Reims Football (@ArchivesSDR) June 20, 2024
Quels souvenirs gardez-vous des déplacements au Danemark, en Hongrie (contre Vörös Lobogó, en quarts) et en Écosse (Hibernian FC, en demies) ? J’ai joué une cinquantaine de matchs de Coupe d’Europe et on voyageait beaucoup avec Reims. Pendant dix ans, j’ai dû faire 4 000 heures d’avion. Comme on n’avait pas d’argent, à cause de la billetterie, on allait faire des matchs amicaux toutes les semaines. On a fait le Maroc, l’Algérie, la Yougoslavie, le Danemark, la Russie, le Canada, le Chili, tout ça pour que le club puisse payer les joueurs. Mais je me souviendrai toujours du match de 1956 à Budapest… C’était la grosse équipe en face, (Nándor) Hidegkuti, (Mihály) Lantos, (Imre) Kovács. Oh là là, quel match, quel match ! On avait gagné 4-2 à l’aller et on va faire 4-4 là-haut, en menant 1-4, c’était fantastique, huit buts. C’est l’un des plus beaux matchs de l’histoire ! C’était miraculeux, on disait qu’ils étaient dix fois plus forts que nous, on s’attendait à prendre une volée, mais on a prouvé que non. C’est le deuxième plus grand match que j’ai joué, juste derrière la finale contre le Real.
C’était seulement quelques mois avant la révolution d’octobre 1956, l’ambiance était-elle pesante ? Non, on n’a pas eu de problème. On ne s’est pas amusés à aller faire les charlots dans les rues, mais je ne me souviens pas de manifestations. Quand on voyageait, on ne pouvait pas visiter, on restait à l’hôtel, on ne faisait pas de tourisme. Bon, ça ne m’a jamais dérangé, moi, j’aimais surtout le foot, je voulais découvrir le stade et c’est tout.
Quelle était la particularité de ces clubs étrangers par rapport à ce que vous connaissiez en France ? C’est le niveau qui augmentait. Les meilleures équipes du monde avaient toutes un joueur au-dessus du lot. Mais le Vörös Lobogó ressemblait un peu à Reims, parce que c’était surtout une osmose, un collectif, un vrai amalgame de joueurs qui pensent la même chose et créent un tout.

La veille de la finale, il paraît que vous étiez à l’armée. J’étais au bataillon de Joinville, je faisais mon service militaire. J’ai remplacé au dernier moment Armand Penverne, qui s’est blessé. C’était un grand joueur, mais on avait la force d’avoir beaucoup de remplaçants capables d’être titulaires. Moi, j’étais prêt à jouer.
Vous avez senti un engouement pour ce match ? C’était un événement sans précédent, ça n’avait jamais existé en France. C’était le début de la télévision, un des premiers matchs de foot diffusés chez nous. Tous les magasins qui vendaient des téléviseurs en avaient mis dans la rue, et partout en France il y avait 50, 100, 200 personnes devant ces postes. À Paris, j’ai des photos où ils sont encore plus nombreux sur les Grands Boulevards. Et au Parc des Princes, il y avait une superbe ambiance, les Français étaient derrière nous. Tous les gens s’en souviendront éternellement, on a marqué une génération.
Vous menez rapidement 2-0 contre le Real Madrid, comment avez-vous laissé filer la victoire ?
C’est Michel (Hidalgo)… Vous n’étiez pas au match, mais je m’en souviens exactement. Raymond laisse (José María) Zárraga sur place et donne un ballon en or à Michel, en face des buts. Mais il pleuvait beaucoup, il y avait des mottes de terre partout – on ne s’était pas amusé à les ramasser – et au moment où il veut mettre le plat du pied, à trois mètres du but, le ballon monte et saute au-dessus du pied. Ce n’est pas possible ? Eh beh si ! Mais ce n’est pas la faute de Michel, ça aurait pu arriver à tout le monde. Si on mène 3-0, le Real ne revient pas, le match est plié. On l’a perdu, parce qu’on n’a pas eu de chance, je le dis honnêtement.
Michel Hidalgo rate une deuxième occasion en plus… (Il coupe.) Oh oui ! Léon Glovacki dribble aussi un défenseur et donne un caviar à Michel, mais là, il s’est embrouillé dans ses enchaînements, je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Je me suis dit : « Merde, ça commence à faire beaucoup. » (Rires.) Après, le Real n’était pas là pour nous regarder.
En face, il y a notamment Paco Gento et Alfredo Di Stéfano, que vous deviez d’ailleurs marquer.
Ce n’était pas un cadeau, Di Stéfano ne s’est pas vraiment fait prier pour marquer, c’était un très, très grand joueur. J’ai marqué Pelé, c’était le plus difficile parce que je ne savais jamais où il passait, Kopa, Eusébio, Gerd Müller, Hidegkuti, et Di Stéfano fait partie de ces joueurs-là. On a mené 3-2 en deuxième période, mais Marquitos marque, et (Héctor) Rial marque deux fois… Mais franchement, on méritait de gagner. Ce jour-là, on a été meilleurs que le Real Madrid, on les avait mangés.
Je regarde tous les championnats, je ne peux pas m’en passer. Je mourrai avec du football à la télé, ça c’est officiel.
C’est resté un regret dans le reste de votre carrière ? Évidemment, c’est la plus grande déception footballistique de ma vie. Pour moi, l’occasion de gagner la première Coupe d’Europe, c’était le plus grand sacre possible. Ça a été très difficile à avaler. Encore plus que le fait de n’avoir été appelé qu’une seule fois en équipe de France.
Cette année-là, vous terminez dixièmes de Division 1 alors que vous êtes les tenants du titre. L’épopée européenne vous a pris trop d’énergie ? Ça faisait beaucoup de matchs, c’est sûr, mais on n’a pas fait d’impasse. On n’est jamais rentré sur un match sans avoir envie de gagner, c’est impossible. On n’était pas tout le temps champions, là, c’était un passage à vide.
Malgré cette défaite, Reims reste la place forte du foot français et vous retournez en finale de la Coupe des clubs champions en 1959, la compétition avait-elle changé entretemps ?
Non, c’était déjà très structuré pour la première édition, il n’y avait pas besoin de changer. Ce qui a changé, c’est chez nous : on n’avait plus Raymond Kopa, et ça change tout. (Rires.) C’était normal qu’il aille au Real, il méritait de jouer dans la meilleure équipe d’Europe pour remporter tous ces trophées et le Ballon d’or. On l’a retrouvé en finale, mais cette année-là, il n’y avait rien à dire, on a été trop mauvais. On n’a pas joué, on a été complètement absents. C’était une mauvaise finale par rapport à 1956, le Real n’a pas été très bon non plus, c’était monotone.
#Enattendantle24mai Robert Siatka et Roger Piantoni avec la Coupe de France qu'ils viennent de remporter contre Nîmes (3 à 1).#TeamSDR@StadeDeReims @coupedefrance pic.twitter.com/Iy5zUZA9Te
— Archives Reims Football (@ArchivesSDR) April 25, 2025
Continuez-vous de suivre le Stade de Reims ? Oui, bien sûr. Je regarde beaucoup de matchs, pas seulement de Reims, je regarde tous les championnats, je ne peux pas m’en passer. Je mourrai avec du football à la télé, ça c’est officiel. Le football à l’heure actuelle, c’est pour les dégénérés, on s’ennuie. Le soir, je vais souvent dormir à la mi-temps. J’aime beaucoup Manchester City, le championnat anglais est plaisant il faut reconnaître, pas toujours, mais quand ça l’est, c’est très bien. J’attends quand même la finale de la Coupe de France entre Reims et le PSG.
Justement, c’est une compétition que vous avez gagnée en 1958. Quelle place garde-t-elle dans votre carrière ?
Une Coupe de France, ce n’est quand même pas rien. Cette année-là, on avait fait le doublé, peu d’équipes ont réussi à le faire. On ne l’a fait qu’une fois d’ailleurs. Il faut être costaud parce que c’est par élimination directe. C’était une fierté, la Coupe de France est très belle. En plus, la finale était contre Nîmes, et moi je suis du Gard. J’étais un peu désolé pour (Hassan) Akesbi, (Bernard) Rahis et les autres, parce qu’on les bat en Coupe et ils terminent deuxièmes en championnat. Ils étaient valeureux, hein !
En 1963, vous avez disputé le dernier match de Coupe des clubs champions de l’histoire de Reims, en quarts, contre Feyenoord. Comment expliquez-vous que le club ait quitté ces sommets ensuite ? Raymond est parti, Justo est parti, je suis parti, Reims a perdu tous ses joueurs petit à petit. Vous avez vu l’équipe actuelle du Stade de Reims ? Je ne veux pas dire quelque chose de déplacé, mais ça ne ressemble pas à ce qu’on a connu à notre époque, ce n’est pas possible. La ville n’a peut-être pas fait les bonnes choses pour aider le club. La population se désintéressait du foot, donc personne n’a fait d’effort pour laisser le club à ce niveau. Même après nos finales de Coupe d’Europe, il y avait seulement 5 000 personnes au stade, c’était stupide, ça ne ressemblait à rien, il n’y a eu aucun engouement dans la ville.
Sans cette défaite en 1956, le Stade de Reims aurait-il pu avoir quinze Ligues des champions et le Real Madrid vivoter dans le bas du classement de Liga ?
(Rires.) Non, non, ce n’est pas possible. Le Real faisait déjà, de notre temps, 80 000 à 100 000 spectateurs par match. Déjà, ça pousse l’équipe, mais en plus ça représente des centaines de millions de francs quand nous, on prenait peut-être à peine 10 millions. Ils avaient aussi des sponsors qu’on n’avait pas. C’est incomparable, tous les joueurs ont envie d’aller là-bas, de Kopa à Mbappé. La finale de 1956, c’était une montagne contre un petit ruisseau.
Just Fontaine : « Au Mondial 1958, je courais sur l'eau comme Jésus »Propos recueillis par Enzo Leanni