Les idées zen des ânes
Dix sept caméras synchronisées dont deux prêtées pour l’occasion par l’armée américaine. Le producteur de David Lynch. Darius Khondji, le célèbre directeur de la photographie de cinéastes comme Sydney Pollack, Wong Kar-Wai, Jean-Pierre Jeunet. Deux artistes conceptuels (Philippe Parreno, Douglas Gordon) pour mettre en scène Zinédine Zidane lors d’une rencontre du championnat d’Espagne : Real Madrid contre Villareal qui s’est déroulée le 23 avril 2005.
» Nous vivons à l’intérieur d’un énorme roman. Il devient de moins en moins nécessaire pour l’écrivain de donner un contenu fictif à son oeuvre. La fiction est déjà là. Le travail du romancier est d’inventer la réalité. »
J.G Ballard
Dix sept caméras pour un seul homme. Des mois de montage, le trucage de plus de 500 plans pour conserver une image stable. Une création en studio des sons du match : chocs entre les joueurs, bruit du ballon, courses, chants du public. Le projet avait de quoi faire rêver avant le dernier tour de piste de Zinédine Zidane. « Zidane, portrait du 21ème siècle » est sorti dans les salles de cinéma le 24 mai 2006. A quelques jours de la prochaine Coupe du Monde, Zinédine Zidane va entamer le compte à rebours de sa vie professionnelle de footballeur. Alors pourquoi ne pas sublimer le joueur sur pellicule ?
Avant tout ce film était l’occasion de prendre de la hauteur et de rechercher de l’oxygène à l’image de l’équipe de France partie en stage à Tignes pour préparer son rendez-vous de 2006. Car à l’approche de la prochaine Coupe du Monde, une folie marchande s’est emparée de tous ceux qui ne considèrent le football que comme un moyen de faire vendre. Chaussures, vêtements, bijoux, gadgets, et beaucoup de livres nous sont promis. Ainsi, les éditeurs nous offrent en cette saison plus d’ouvrages à lire que le mondial nous laissera de temps pour nous en délecter. Et dans le lot des récentes parutions il y a parfois de quoi mettre notre moral au plus bas. Le climat littéraire pré Coupe du Monde demande de l’estomac.
Prenons par exemple le cas de Bruno Godard (Les Bleus peuvent-ils vraiment gagner la coupe du monde – Hugo doc éditions). S’appuyant sur les confidences amicales d’un certain Monsieur X (existe-t-il vraiment ?), l’auteur choisit de nous plonger dans l’envers pathétique du décor de l’équipe de France. Là où Eric Maitrot et Karim Nedjari nous offraient une enquête sur les déboires des champions du monde (Histoire secrète des Bleus, Flammarion, 2002), Bruno Godard nous entraîne dans le sordide, le pathétique. Coupe du Monde 2002, Euro 2004, arrivée du sélectionneur Raymond Domenech, départ de Zinédine Zidane, son retour, tout y passe. Thierry Henry lui direz-vous. Un petit arriviste prêt à acheter la complaisance des journalistes vous répondra t-il. Robert Pirès l’interrogerez-vous. La victime expiatoire du sélectionneur pour « avoir seulement commis l’erreur de succomber aux charmes d’une jeune et jolie jeune femme libre comme l’air » (p. 147). Thierry Rolland ? Un si gentil garçon. En 232 pages Bruno Godard s’engage dans une théorisation de la cause people, une distribution de cartons rouges, une décongélation de plats déjà servis et renvoyés en cuisine, une révélation de petites histoires déjà éventées.
Jean-Marie Brohm (professeur de sociologie) et Marc Perelman (architecte, professeur d’esthétique) se proposent eux de démontrer que le football est une peste émotionnelle (Gallimard, Folio actuel). Pour eux, il ne s’agit pas moins de nous dire que ceux qui s’intéressent au football se cachent la monstruosité de cette religion du ballon rond. Le parler foot serait une auto-aliénation, une intoxication idéologique portant en son sein une passion de détruire, une peste raciste. L’enthousiasme belliqueux des supporters, le fanatisme des hooligans n’auraient qu’un but : éliminer, purifier, dominer, en conjuguant cette menace par le pouvoir de contamination porté par la violence mimétique des foules ainsi qu’un culte de la puissance mortifère. Le football, cette passion qualifiée par les auteurs comme nécrophile (l’amour de la mort), ne serait que l’expression d’une volonté de domination, une recherche obsessionnelle du plaisir d’humilier l’adversaire.
Il restait donc à voir Zidane au cinéma, afin de nous administrer à forte dose le remède miracle de l’équipe de France. Après une heure trente et quelques arrêts de jeu, on sort du film partagé, secoué, déçu et heureux. Que ceux qui imaginent voir sous tous les angles la rencontre Real Madrid – Villareal, disputée en 2005, passent leur chemin. Seul Zidane occupe l’espace. Filmé au plus près, le joueur est épisodiquement placé, grâce à de rares plans d’un écran de télévision sur lequel on peut voir la retransmission du match, dans le contexte de la rencontre. Ce qui occupe les réalisateurs c’est avant tout Zidane. Il n’est ici question que d’un footballeur, un homme, un stakhanoviste du ballon rond.
Condenser l’espace, supprimer la profondeur, densifier l’image, montrer un corps mis au supplice, pas toujours au sommet de son art, mais souvent dans une posture de souffrance, sont les caractéristiques de ce film. Osons le dire mais « Zidane, portrait du 21ème siècle » partage ceci de commun avec Tom Cruise dans le dernier Mission Impossible en ce que les deux films évoquent les devoirs d’un homme dans une quête perpétuelle du mouvement, de l’action, du combat, de la rudesse et du déchaînement. Ce qui frappe également, c’est la distance mise entre le spectateur et le joueur et paradoxalement une proximité due à l’environnement sonore artificiellement créé. On sent Zidane qui respire dans cet espace qui a été gommé de toute profondeur. C’est un homme qui crie : « Alli » (par là), « deja » (laisse), soupire un juron en français. C’est un homme qui court, court encore et dont le bruit des pas nous donne le sentiment que c’est notre corps qui ressent l’effort. Le regard de Zidane est dur. Sa concentration est maximale. Le match n’existe plus. Le football se replie sur lui-même. Le footballeur s’ouvre sur le monde. Le football n’est plus une version publicitaire de la vie facile. Plus rien n’importe vraiment. Le match est dépouillé de l’environnement qui attire ceux pour qui l’acte sportif est un spectacle qui doit sans cesse apporter l’émotion afin d’accumuler des euros.
Certains ne verront dans cet exercice que platitude (les phrases de Zidane insérées en bas de l’écran), absence d’idées, idolâtrie pure et simple. Car du penalty imaginaire accordé à Villareal à la remontée des Galactiques, il ne reste rien. Alors pourquoi faire ? Pour le plaisir. Le football ne se réduit pas à des séquences comme sur une console de jeux. Le football ce n’est pas un magazine people. Le football ce n’est pas Francis Lalanne.
Zidane ne rit qu’une fois avec Roberto Carlos. Zidane, c’est l’homme de marbre. Le spectateur n’est pas obligé d’aimer. Peu de personnes diront du bien de ce film. Il est parfois difficile d’oublier l’argent, les scandales, la merchandisation. « Zidane, portrait du 21ème siècle » c’est également un retour à des émotions désuètes. Qui n’a jamais suivi pendant quatre vingt dix minutes son joueur favori ne peut comprendre le plaisir de se délecter des gestes d’un footballeur, de ses appels, de ses réactions. De l’idolâtrie, un dérèglement des pulsions, une possession de l’esprit par des entités mystiques, une toxicomanie sociale de masse, une foi dans les miracles d’un magicien nous diraient Jean-Marie Brohm et Marc Perelman. Mais depuis que nous connaissons notre mal, cela va déjà mieux…
Jean-François BORNE
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