Garrincha, ce flambeur…
"A un pas de Didi, Garrincha avance / la balle collée aux pieds, attentif à passer / il en dribble un, en dribble deux, puis se repose / comme pour mesurer la grandeur de l'instant." Cette samba en l'honneur de Garrincha est l'œuvre du fameux musicien brésilien Vinicius de Moraes.
Oui, Garrincha est connu pour ses dribbles. Et Mané sait y faire, souvent de la même manière d’ailleurs. Un dribble connu de tous, répété à l’envie mais inarrêtable. Il défie son latéral, stoppe, feinte vers l’intérieur sans même lever le pied de terre et part vers l’extérieur. Net, sans bavure et imparable. C’est « le dribble de Garrincha ». Tous les arrières latéraux du monde, même prévenus et entraînés pour le stopper, n’y peuvent rien. Le boiteux passe comme une fusée et le pauvre défenseur, la tête dans le slip, ne peut que contempler ce numéro 7 qui s’éloigne.
Et le torero est handicapé. Héritage de la polio, Mané boite à cause d’une jambe plus courte que l´autre et d’un bassin déplacé. A Pau Grande, ou il est né et a grandi, l’adolescent épate la foule. Et tous se demandent comment ce gamin peut-il taquiner le cuir avec le genou droit tourné vers l´intérieur et le gauche vers l´extérieur ? Il peut, c’est tout et il a même fait de son handicap un atout.
« Il me fit danser » Nilton Santos
Cinquième minot de la maison, il se fait appeler Garrincha par sa sœur aînée qui voit en lui un oiseau indomptable. Il commence dans l´équipe de la fabrique textile América Fabril. Largement au-dessus du lot, il est courtisé par le Serrano de Petrópolis qui l’engage contre rémunération par match joué. En 1950 et en 1951, son oncle se dit qu’il est temps pour Garrincha d’intégrer un grand club et l’emmène au Vasco, à São Cristóvão, au Flamengo et au Fluminense, mais sans succès. Il songe à renoncer lorsque le Botafogo l´invite à un essai. Le 10 juin 1953, il bluffe son monde à l’entraînement. Nilton Santos, l’un des plus grands arrières gauches de tous les temps, se rend compte qu’il n’est pas impassable et à l’abri du ridicule face à un tel phénomène: « Il me fit danser. J´ai demandé qu´on l´engage et qu´on le mette dans l´équipe titulaire. Je ne voulais plus jamais jouer contre lui ». Botafogo écoute Nilton Santos, paie la misère de 27 dollars au Serrano et donne à Garrincha un salaire ridicule. Au club, il s´impose rapidement à l´aile droite, mais l´équipe va mal dans les années 53, 54 et 55.
L´année suivante, Mané est pourtant sélectionné pour la coupe du monde en Suède. Sur place, il picole et s´amourache d’une locale qui lui donne un troisième fils, après les deux qu´il eut avec Iraci, une métisse de Pau Grande. Niveau football, la selecao étrille l’Autriche puis bute sur l’Angleterre sans marquer le moindre but, inimaginable à l’époque. Didi et Nilton Santos, les patrons, demandent alors à l’entraîneur Vicente Feola d’intégrer Pélé et Garrincha dans le onze de départ. L’URSS et son football « akadémic » ne résistent pas à la furia des deux prodiges. Ensuite, Pelé écœure à lui tout seul le Pays de Galles. Reste la France, la meilleure équipe du tournoi après le Brésil. Les Français se méfient de Garrincha et de ses entrechats : « On avait entendu parler de lui, affirme Juste Fontaine, et il faisait peur, on avait étudié, Lerond en particulier, ses dribbles, plutôt son dribble classique: feinte ou double feinte de départ à l´intérieur et explosion et départ fusée à l´extérieur. Imparable…. mais Lerond était préparé et l´attendrait donc à l´extérieur. Trois fois Garrincha a affronté Lerond dans le premier quart d´heure, trois fois Garrincha est passé à l´intérieur ». 5 à 2, l’affaire est pliée et les Suédois n’empêcheront pas le Brésil de remporter sa première coupe du monde.
Revenu au pays, Mané enchaîne les titres avec Botafogo. À l´époque, séparé de sa suédoise, il se lie avec la chanteuse Elza Soares. Au Chili, à la coupe du monde de 1962, il s’amuse. Pelé blessé lors du deuxième match, Mané montre au monde entier que « la perle noire » est moins important que le jeu. Le Brésil gagne et Garrincha est élu meilleur joueur du tournoi. « L´allégresse du peuple », comme on le surnomme, joue encore pour le Brésil en 1966 mais ne parvient pas à franchir le premier tour. Son dernier match pour la selecao est une défaite contre la Hongrie, la seule, l’unique qu’il connut en 61 sélections (et 17 buts).
Génie du football mais aussi bête de sexe
C’est le début de la fin. Souffrant d´arthrose chronique et de surpoids, le Botafogo l´oblige à jouer sous infiltrations. Blasé, le club cède Garrincha aux Corinthians pour lesquels il joue seulement 10 fois. Ensuite, il erre sans briller dans des clubs parfois minables (on évoque même son nom au Red Star pour un éventuel transfert). Au des débuts 70, on le retrouve en Italie dans une équipe amateur des tournois de quartier. Le Maracana l’appelle et « l´ange aux jambes torses » y revient en décembre 1973 pour un match hommage. Comme à son habitude, il boit la recette du match et ivre au volant par trois fois, il tue son père, un enfant et la belle-mère. Il commence à devenir violent : il s’en prend à Elza en 1977 et elle l’abandonne sur le champ. Il s’unit alors à une nouvelle conquête qui lui donnera une fille. Pas moins de cinq partenaires et treize morpions. Son appétit de jeu est parait-il à l’image de son appétit de sexe : insatiable.
En 2001, la taille de son pénis fait l’objet d’un jugement devant les tribunaux car ses héritières, probablement dépitées par le piètre héritage légué par Mané, s’estimaient lésées par le fait que la biographie Ruy Castro, « L’étoile solitaire », mentionne une « extraordinaire puissance sexuelle » et un « pénis de 25 centimètres ». Rien que ça ! Mais le juge rejette la demande considérant qu’il ne s’agit pas là d’une injure mais bien d’un éloge. En dehors de ses dribbles magnifiques et la taille de son sexe, Mané lega au football le geste de sortir le ballon pour soigner un joueur touché. De même, au Mexique, l’observant ridiculiser à plusieurs reprises un latéral de River Plate, la foule se mit à crier « olé », repris de nos jours et parfois galvaudé : il arrive à certains de brailler le chant de gratitude des corridas lorsque Méité réussit un contrôle.
Le jeu jusqu’au bout
Beaucoup se sont risqués à comparer Pelé et Garrincha. Sur le terrain, deux génies mais en dehors, l’un était le négatif de l’autre. Pelé, symbole de la réussite et de la célébrité, est reconnu de tous et trône au plus haut. Il se plait à désigner ceux qui méritent de figurer au Panthéon de football et fait des pubs pour le viagra. Pelé a fait les choses bien, proprement, comme un petit garçon poli.
Garrincha, lui, a vécu dans la passion, du foot, de la vie, du sexe souvent en dépit du « bon sens » , jusqu’à l’extrême : finir oublié dans l’éthylisme et le delirium tremens. Une vie menée à tombeau ouvert. La vie de Garrincha, c’est la cibiche que l’on consume jusqu’au filtre ou la bouteille de jaja que l’on boit jusqu’à la lie, quitte à goûter aux âpres résidus. Il est mort à Rio do Janeiro le 20 janvier 1983 à 49 ans. L’autopsie a révélé des organes vitaux rongés par l’alcool. Garrincha a connu une fin misérable, en adéquation avec le joueur : il a flambé jusqu’au bout, jusqu’à brûler sa vie comme il faisait flamber son jeu et embrasait les foules. Même cloué à son lit d’hôpital, Mané parle de son dernier rêve : prendre la camionnette et partir s’entraîner. Une vie dédiée à la joie suprême de jouer… Pour lui, le foot n’était qu’un jeu (et occasionnellement une source d’argent pour ses plus belles cuites).
« S´il y a un Dieu qui régit le football, ce Dieu est surtout ironique et farceur, et Garrincha fut un de ses sujets, chargé de s´échapper de tous et de tout… Ce fut un pauvre petit mortel qui aida un pays entier à sublimer ses tristesses. Le pire est que les tristesses reviennent, et il n´y pas un autre Garrincha disponible. Il y a grand besoin d´un nouveau pour alimenter nos rêves ». Ceci est la prose de Carlos Drummond de Andrade, l’un des plus grands poètes moderniste brésilien. Illettré, Garrincha ne pu jamais lire ces louanges. De toutes façons, il s’en moquait. Tout ce qu’il voulait, c’était dribbler ce satané arrière gauche.
Jean-Philippe Cavaillez
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