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France-DanemarkâŻ: Kasper Hjulmand, une icĂŽne nationale en pĂ©ril

Dans le sillage de sa demi-finale Ă©pique lors du dernier Euro, lâĂ©pouvantail danois retrouve les Bleus, quâil a dĂ©jĂ su faire tomber deux fois cette annĂ©e. Un nouvel Ăąge dâor qui doit beaucoup au sĂ©lectionneur des Rouge et Blanc, Kasper Hjulmand. Une icĂŽne nationale paradoxalement en pĂ©ril, alors quâune bonne partie de lâopinion danoise reproche Ă sa sĂ©lection de ne pas avoir suffisamment pris position contre lâorganisation du mondial qatari.
Ils ne pourront pas dire quâils nâont pas Ă©tĂ© prĂ©venus. En avril dernier, au sortir du tirage au sort pour le Mondial, le sĂ©lectionneur danois Kasper Hjulmand adressait aux Bleus un avertissement poli : «âLa France est lâun des grands favoris, avec tellement de talents⊠Mais je vous conseille de vous prĂ©parer aussi, car on a une trĂšs bonne Ă©quipe et on sera prĂȘts Ă se battre.â» Illustration tout Ă fait concrĂšte et douloureuse deux, puis cinq mois plus tard : la bande Ă Deschamps se faisait fricasser en deux temps par les Danois en Ligue des nations, aprĂšs avoir concĂ©dĂ© deux dĂ©faites face aux RĂžd-Hvidele 3 juin, puis le 25 septembre dernier. Un nouveau coup dâĂ©clat pour une sĂ©lection qui avait dĂ©jĂ ravi pas mal de monde lors du dernier Euro, notamment en dĂ©ployant un jeu plutĂŽt flatteur pour les yeux. Ătrange paradoxe : depuis quelques semaines, dans la patrie dâAndersen, il nâest pourtant pas tout Ă fait absurde de susurrer avec regret cette ligne Ă©ternelle de William Shakespeare : «âIl y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark.â»
Monsieur Danemark
Si lâon pose un regard extĂ©rieur sur les Rouge et Blanc, tout semble pourtant fonctionner Ă peu prĂšs comme il faut. Pas impĂ©riale, mais plutĂŽt en jambes face Ă la Tunisie en entrĂ©e de Mondial (0-0), la Danish Dynamite sait quâelle a les ressources nĂ©cessaires pour faire douter le tenant du titre français. Le mĂ©rite en revient pour beaucoup Ă son sĂ©lectionneur, Kasper Hjulmand, qui a transmutĂ© une sĂ©lection dĂ©cadente en collectif modĂšle, capable de matĂ©rialiser sur le prĂ© les valeurs de la sociĂ©tĂ© danoise. Une rĂ©volution indispensable, alors que lâĂ©quipe nationale avait quasi semblĂ© avoir atteint un point de non-retour en septembre 2018 : nombre de ses joueurs cadres â en dĂ©saccord avec leur fĂ©dĂ©ration pour des question contractuelles â avaient alors boycottĂ© un match contre la Slovaquie, provoquant un vĂ©ritable scandale au pays.
«âLa fĂ©dĂ©ration a dĂ» sĂ©lectionner des joueurs amateurs ou semi-pros qui Ă©voluaient dans des championnats mineurs, relate le journaliste Morten Glinvad, auteur de Kasper Hjulmand â FodbolddrĂžmmer, une biographie du sĂ©lectionneur danois sortie en 2020, grattĂ©e avec la coopĂ©ration Ă©troite de lâactuel grand manitou de lâĂ©quipe nationale. Il y a eu une vĂ©ritable cassure avec le public, qui avait vraiment tournĂ© le dos Ă la sĂ©lection. Les gens ne se reconnaissaient plus dans cette Ă©quipe, disaient quâils Ă©taient reprĂ©sentĂ©s par des types qui ne pensaient quâau fric. Kasper a justement su rĂ©parer cette fracture.â» En 2019, ce meneur dâhommes hors pair â qui dispose dâune formation universitaire en philosophie et psychologie â sâorganise un tour du Danemark, pour tenter de rĂ©ellement comprendre ce qui constitue lâessence de lâidentitĂ© de son pays. «âIl avait Ă©tĂ© secrĂštement nommĂ© pour reprendre lâĂ©quipe un an plus tard, dĂ©crypte Glinvad. Ă lâĂ©poque, il mâa dit : « Pour comprendre le football que ma sĂ©lection doit jouer, je dois mieux comprendre lâidentitĂ© de mon pays. Parce que ce quâattendent vraiment les gens de leur Ă©quipe nationale est conditionnĂ© par cette identitĂ©-lĂ . » â»
Pendant des mois, celui qui fut champion surprise du Danemark avec le FC NordsjĂŠlland en 2012 sâen va donc rencontrer des chefs dâentreprises, des artistes, des hommes politiques et des sĂ©lectionneurs dâautres disciplines sportives du pays. LâidĂ©e est simple : comprendre ce qui fait la spĂ©cificitĂ© et les forces matricielles du Danemark et de ses concitoyens. RĂ©sultat ? «âUn des aspects que Hjulmand a observĂ©s Ă la suite de cette expĂ©rience, câest quâil faut rĂ©aliser quâon est un petit Ătat, qui nâest pas trĂšs hiĂ©rarchique, explicite Glinvad. La distance entre le Premier ministre et lâhomme de la rue est assez faible. Nous nâaimons pas ceux qui se sentent supĂ©rieurs, cĂ©lĂšbres. On doit sentir quâon est proches dâeux. La popularitĂ© de la sĂ©lection a toujours Ă©tĂ© liĂ©e, chez nous, au fait quâon sentait que les joueurs gardaient une dimension humaine. On veut aussi quâils soient naturels quand ils sâexpriment, quâils montrent leur personnalitĂ©.â» Une notion cardinale, que le mentaliste Hjulmand a su parfaitement faire rentrer dans la tĂȘte de ses joueurs : compact, solidaire, le Danemark propose un bloc cohĂ©rent derriĂšre, mais aussi devant, oĂč le volume de courses, lâintensitĂ© et les dĂ©doublements de passes ne sont pas sans rappeler des Ă©quipes comme lâAtalanta de Gian Piero Gasperini. «âCe Danemark-lĂ nâest pas une Ă©quipe restrictiveâ», poursuit Glinvad. Normal, pour une nation que Hjulmand dĂ©crit lui-mĂȘme comme «âla championne du monde de la confianceâ». «âPar lĂ , il veut dire que nous sommes un pays peu hiĂ©rarchique, assez horizontal, oĂč chacun Ă lâopportunitĂ© dâĂȘtre responsabilisĂ©, traduit Glinvad. On veut que ce soit retranscrit dans la sĂ©lection. Que les joueurs puissent avoir une forme de libertĂ©, des espaces de crĂ©ativitĂ©, au sein de ce collectif trĂšs solidaire.â»
Le dilemme qatari
DĂšs lors, quâest-ce qui peut clocher au sein dâune sĂ©lection qui semble Ă lâapogĂ©e de son sex-appeal ? Le Qatar, Ă©videmment. Parmi les pays qui participent au Mondial, le Danemark est sans aucun doute celui oĂč la critique de la compĂ©tition a Ă©tĂ© la plus vive. «âBeaucoup de gens pensent que nous aurions dĂ» complĂštement boycotter la Coupe du monde, confirme Glinvad. Depuis que nos joueurs sont arrivĂ©s au Qatar, le sentiment de dĂ©goĂ»t vis-Ă -vis du Mondial nâa cessĂ© de gagner en intensitĂ©. Les gens disent quâun de nos joueurs aurait dĂ» commencer le premier match avec un brassard arc-en-ciel au bras, quitte Ă prendre un jaune.â» Certains tabloĂŻds nationaux sont allĂ©s jusquâĂ titrer «âLĂąchesâ» pour qualifier lâactivisme jugĂ© insuffisant de la part des joueurs, du staff comme de la fĂ©dĂ©ration des Rouge et Blanc.
Lui-mĂȘme critique de lâorganisation de lâĂ©preuve au Qatar et perçu comme lâhomme qui a su refaire de la sĂ©lection une Ă©quipe non seulement performante, mais aussi en phase avec son public, Hjulmand est dĂšs lors sous une pression monumentale. Ălu personnalitĂ© de lâannĂ©e en 2021, louĂ© par la communautĂ© LGBT danoise pour ses prises de parole passĂ©es, le sĂ©lectionneur est pris entre deux feux. «âPour beaucoup de monde au Danemark, câĂ©tait vraiment lâhomme de valeurs, qui se tient Ă ses principes, a des vues morales Ă©levĂ©es, abonde Glinvad. Il y a une forme de sentiment au pays quâil nâest actuellement pas Ă la hauteur de ses idĂ©aux. Jâai pu Ă©changer avec lui par SMS, il est trĂšs critique vis-Ă -vis de la FIFA, mais il sent aussi quâil doit effectuer avec professionnalisme son travail.â» Un dilemme certes inextricable, mais auquel Hjulmand pourra tenter de se confronter avec lâesprit sans doute plus lĂ©ger, en cas de victoire face aux Bleus ce samedi soir.
Par Adrien Candau
Propos de Morten Glinvad recueillis par AC