Argentine : Football pour tous !
«On te séquestre les buts, jusqu'au dimanche soir, comme on te séquestre les mots ou les images. Comme on te séquestre 30 000 argentins. Je ne veux plus une société de séquestration. Ni de personnes, ni de mots, ni d'images, ni d'idées. Je veux une société chaque jour plus libre. C'est un jour historique».
L’Argentine est quand même un drôle de pays. Imaginez un chef d’État, au hasard Nicolas Sarkozy, comparant l’interdiction de diffuser les buts du championnat de France sur France 2 avant le dimanche soir et les massacres des résistants du Vercors, rapprochant implicitement Canal + de la Gestapo. Surréel. Et pourtant, Cristina Kirchner, elle, l’a fait.
A sa décharge, l’heure était aux déclarations fracassantes. La présidente argentine annonçait en effet ni plus ni moins que la nationalisation des retransmissions télé du championnat argentin. Après la rupture unilatérale par l’AFA (la fédération argentine) du vieux contrat qui la liait avec la chaîne TyC, le gouvernement de Cristina a posé 600 millions de pesos sur la table pour confier la retransmission du football de primera à Canal 7, la chaîne publique. La présidente pouvait bien s’enflammer un peu et poursuivre son discours panégyrique : « Le sport le plus important pour les Argentins, pour tous les Argentins, gratuit » .
Il faut dire que depuis la raclée prise aux élections législatives en juin dernier, plus d’un an après un long et âpre conflit avec la campagne argentine au sujet des impôts sur les exportations de soja qui avait vu les paysans enfumer Buenos Aires (cf vidéo ci-dessous) et le crédit politique de Cristina Kirchner s’effondrer, le Kirchnérisme était au fond du trou. Divisions internes, perte de confiance : même Nestor –le mari et ex président ultra populaire–, candidat au poste de député pour la province de Buenos Aires, s’était ramassé aux législatives. Alors, sentant cette douce et dangereuse odeur de fin de règne, Cristina abat les dernières cartes qu’elle a entre les mains et parie sur le rite païen du football. Gratuit. Pour tout le monde. Certes, on flaire la démagogie d’ici. Mais, tout de même, l’annonce est du plus bel effet. Politiquement, le message est fort : Football, Gratuit, Tout le Monde. Carajo, en voilà un beau triptyque.
Depuis hier, pour la première fois, chaque Argentin peut donc voir en direct les dix matchs de la primera sur Canal 7, la chaîne publique. Malgré les relents populistes, la réforme est considérable et, dans une large mesure, assez bénéfique. Pour la société tout d’abord car elle met fin à l’horripilante discrimination que constituait la radio télévisée. En effet, avant, en Argentine, il y avait deux types de supporters (télé) de football. Celui qui avait le câble ou celui qui pouvait se payer une bière dans un bar et se délecter des passes de Riquelme et du Tiki Tiki d’Huracan, et l’autre -le pauvre, le mal fortuné, le couillon–, condamné à se taper l’infamie de la radio-télé : les commentaires du matchs avec, comme seules images, une caméra fixe braquée sur les tribunes, montrant les hinchas profiter du spectacle. Frustrant. Injuste.
Nationalisation des retransmissions, rupture de contrat unilatéral, mis au ban des chaînes privées. C’est un sacré coup porté à l’idéologie aulassienne et au capitalisme footballistique me direz-vous. Que se passe-t-il donc en Argentine ? C’est le retour des bolchos, des rouges, de Che Guevara et de ses barbus de guérilleros ? Que nenni ! Au contraire, il est même fort possible que le douzième apôtre du capitalisme et du libéralisme effréné, le cerbère de la bourse et de l’audit, Jean Michel Aulas, rêve secrètement d’une telle mesure. Car si l’État vient de s’emparer de la diffusion des matchs de Primera, business juteux s’il en est, le plan du gouvernement Kirchner propose également une grande redistribution des profits pour soulager des clubs argentins asphyxiés par les dettes, obligés de vendre leurs joueurs aux plus offrants. Les petits pesos offerts par Cristina tombent donc à pic, en espérant que cela permettra au championnat de ne pas se faire dépouiller chaque été par les bandits de grands chemins européens, brésiliens ou mexicains.
Bien sûr, il y a toujours des rabat-joie. Certains argueront qu’au lieu de donner 600 millions à Boca, River et cie, Kirchner aurait mieux fait de penser aux gamins qui meurent de faim dans les villas. D’autres diront qu’à Ushuaia ou à La Quiaca, quand on entend « le football pour tous » , on se marre bien parce que les chaînes publiques, honnêtement, on n’en a jamais vu que des grésillements irritants. Mais il y a peu de chances que les valeureux soient écoutés au moment où le peuple ouvrira son journal télé et contemplera le programme sportif de son week-end, gratuit et en direct. Jugez plutôt la première session : Samedi 22 août: 14:00 San Lorenzo – Atlético Tiucuman / 16: 00 Chacarita – Tigre / 18:00 Arsenal – Estudiantes / 20:00 : Central – Racing. Dimanche 23 août : 14:00 Huracán – Lanús / 16:00 Boca – Argentinos / 18:00 Banfield – River / 20:00 Colón – Vélez.
10 matchs gratuits, dans chaque foyer argentin, pendant 10 ans. Du football de 14h à 23h, chaque week-end. Le bonheur. L’obésité va exploser. A Buenos Aires, ville la plus cocalera du monde, les ventes de Coca-Cola vont éclater. Les pizzas Ugi’s à 10 pesos la familiale, blindées de mozza et légèrement saupoudrées d’origan, vont se vendre comme des petits pains. La Quilmes va couler à flots. Au fond, c’est ça le populisme. Un choripan, un coca, et un match de foot. Futbol para todos !
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