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Quand les Colombiens diffusaient du foot pour occulter une prise d’otages
Le 6 novembre 1985, une prise d’otages menée par les guérilleros du M-19 a lieu au palais de justice de Bogota. Pour occulter le drame, le gouvernement colombien ordonne la diffusion d’un match de football.
Article paru initialement dans le numéro 139 de SO FOOT
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Des juges et magistrats de la Cour suprême, des conseillers d’État, des employés et des visiteurs. Le 6 novembre 1985, quand une quarantaine de guérilleros du Mouvement du 19 avril prennent d’assaut le palais de justice de Bogota, en Colombie, plus de 350 personnes se retrouvent otages. Formé à la suite de la défaite de l’Alliance populaire nationale à l’élection présidentielle de 1970 face au candidat conservateur Borrero et aux soupçons d’irrégularités, le M-19, qui compte dans ses rangs de nombreux étudiants d’extrême gauche et professeurs, choisit très vite la voie de la lutte armée, multipliant bombes, enlèvements et assassinats. Si un cessez-le-feu est accepté en 1984, les combats reprennent un an plus tard, le mouvement accusant le gouvernement de ne pas respecter ses promesses, et culminent avec cette violente prise d’otages. L’intervention de la police et de l’armée durera vingt-sept heures… pour se terminer dans un bain de sang. 98 personnes trouvent la mort, dont 11 juges et 33 membres du M-19. Un moment d’histoire couvert par la télé, qui fait état de l’évolution de la situation depuis la plaza de Bolivar, au pied du palais de justice. Jusqu’à ce que, au bout de quelques heures, le journal soit inopinément remplacé par un autre direct : celui d’un match de foot, se déroulant dans le stade d’El Campin, à quelques kilomètres du palais de justice.
« On entendait les tirs »
À cette époque pourtant, la diffusion de l’Octogonal, championnat où les huit meilleures équipes du pays s’affrontent, est rare. L’édition 1985 rassemble l’America et le Deportivo de Cali, les Millonarios, Junior, l’Independiente Medellín, l’Atlético Nacional, l’Union Magdalena et l’Atlético Bucaramanga. Ce 6 novembre 1985 a lieu la première journée de l’Octogonal, durant laquelle est programmé un match entre les Millonarios, le club de la capitale, et l’Union Magdalena. Ce que les vingt-deux acteurs de cette rencontre ne savent pas encore, c’est que leur partie va servir à des fins politiques. Daniel Teglia, attaquant argentin de Millonarios, se souvient : « On s’est réveillés vers midi parce qu’on devait jouer le soir. Nous avons appris qu’une prise d’otages se déroulait en regardant la télé. Nous, les Argentins, on était plus tranquilles. Avec la dictature, on avait déjà vécu des cas similaires. » Alors que l’armée entame dans l’après-midi l’opération pour sauver les otages, la rumeur court que les matchs du soir devraient être annulés. Logés à quelques centaines de mètres du palais de justice, les joueurs millos sont bloqués dans leur hôtel. « Les militaires ne nous laissaient pas sortir dans la rue, se remémore Alfredo Gonzalez, défenseur. On était enfermés dans les chambres, on entendait les tirs et le vacarme sur la place. » Tout change finalement quand Lujan Manera, coach de Millonarios, reçoit un appel. Au bout du fil, un membre du gouvernement lui annonce que la rencontre aura bien lieu à 20h30. Un communiqué de l’État sort dans la foulée, affirmant que pour ne pas « altérer l’ordre public » , la journée est maintenue.
Certains joueurs font part de leur désaccord. Le milieu José Eugenio Hernandez en fait partie : « Les militaires nous ont dit que nous devions jouer pour ne pas troubler l’ordre public. Mais quel ordre public ? C’était un énorme chaos. On ne savait pas ce que le pays allait devenir. La dernière chose à faire, c’était de faire jouer un match de football. Les gens pensaient à autre chose, surtout à Bogota. On a tout fait pour ne pas jouer, mais on nous disait que les ordres venaient de très haut. » Ils viennent directement de Noemi Sanin, ministre de la Communication du gouvernement de Belisario Betancur. Non seulement le match va se jouer, mais il se disputera sous les yeux des téléspectateurs, à l’heure où ces derniers attendent logiquement les dernières informations sur l’attaque du groupe de guérilleros. Jairo Quintana, producteur, était dans un des studios de la chaîne nationale cet après-midi de novembre 1985, quand il a reçu la visite de représentants du ministère : « Ils sont arrivés à plusieurs avec un ordre. Il fallait diffuser le match, afin de distraire l’attention nationale. »
« Comment jouer alors que le pays explose ? »
Le défenseur Cerveleon Cuesta, présent sur le terrain ce jour-là, doute que les gens soient tombés dans le panneau : « C’est facile de manipuler avec le football, mais je ne sais pas si cela a fonctionné. Il y avait à peine 8 000 personnes au stade. » L’ancien défenseur se remémore que les événements ont pas mal perturbé leur préparation : « Ce n’était pas commun à cette époque de voir des matchs de football à la télé, et ça nous a pas mal troublés. Et puis la journée avait été difficile, nous n’étions pas du tout concentrés sur le match. Comment veux-tu jouer alors que le pays explose au même moment ? » Le producteur décrit, lui, un match « lent, dans un stade vide à l’ambiance pesante, et une audience excessivement basse » . Et d’ajouter : « C’était une nuit très froide, très triste. On entendait encore les bombardements. Bogota est devenue une ville languissante en quelques heures. » Finalement, Millonarios remporte le match, 2 à 0.
Trois décennies plus tard, Cerveleon Cuesta, désormais dirigeant de Millonarios, aurait préféré ne pas remporter les trois points : « On savait qu’il fallait jouer et obéir aux ordres, c’était une situation désagréable. Ce match aurait dû être annulé. On a servi de bouclier pour le gouvernement. Et de distraction. » Quant à Noemi Sanin, obstinée dans l’envie d’être présidente (trois candidatures infructueuses en 1998, 2002 et 2010), l’ancienne ministre est finalement devenue membre de la direction du club de… Millonarios. Sous son mandat, le club remporte même le titre de champion 2012, vingt-deux ans après la dernière consécration. Mais alors que le président de l’époque, Belisario Betancur, s’est excusé pour le manque de réaction du gouvernement lors de l’attaque, Noemi Sanin affirme ne rien regretter : « On me pose souvent cette question : vais-je demander pardon ? Je ne le ferai pas. Ce serait facile de le faire et on me le conseille. Mais je ne demande pas pardon, car quand j’analyse mes actes passés, je ne trouve aucune raison dans ma mémoire ni dans ma conscience qui me pousserait à le faire. Ce serait un acte politiquement correct, mais dénué de sens. » « Comme celui de diffuser un match de football quand des gens sont assassinés ? » se demande Cuesta.
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Par Ruben Curiel