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«L’Irlande n’a jamais été unie, indépendante et libre»
Leo Carruthers est professeur d'anglais à la Sorbonne et spécialiste de l'émergence des identités régionales et nationales en Irlande et au Royaume-Uni. Il nous parle, entre autres, de la double confrontation Irlande/France en barrages de la Coupe du Monde 2010.
Irlandais de naissance et Français d’adoption, que représente ce match pour vous ?
Quand l’Irlande joue à l’étranger, je suis ravi de voir l’Irlande gagner. Idem pour la France. Mais lorsque les deux pays s’affrontent, je dois reconnaître que je suis partagé…
Pensez-vous que la double confrontation Irlande/France peut mettre à mal l’amitié entre les deux pays ?
Non, le sport doit rester à sa place, nous ne sommes pas des primates. Les supporters ne vont pas non plus se taper dessus, c’est plutôt quelque chose que l’on voyait en Angleterre à l’époque la plus sombre du hooliganisme. Vous ne verrez jamais un supporter irlandais taper sur un supporter adverse, quelle que soit sa nationalité. Il peut y avoir un échange verbal assez cru dans le stade, mais ça n’ira pas chercher plus loin. Il y a un vrai sens du fair play dans les îles britanniques : nous reconnaîtrons sans peine la valeur d’un adversaire. Ce que les gens n’aiment pas, c’est lorsque le fair play n’est pas respecté, que l’injustice et le vice s’en mêlent. Les gens admirent le beau jeu, même lorsqu’il est le fait de l’adversaire.
Traditionnellement, le ressentiment irlandais ou écossais est tourné vers l’Angleterre…
Cela dépend de qui joue contre qui. Il y aura par exemple, au niveau du sport, une unité et un soutien mutuel entre les pays anglophones s’ils rencontrent un pays étranger. Autrement dit, si les Irlandais regardent Angleterre/France, ils supporteront les Anglais. De même les Ecossais et les Anglais soutiendront l’Irlande contre la France. Généralement, les pays de langue anglaise se soutiennent. Il peut y avoir des exceptions, on pense notamment à l’animosité que ressentent les Ecossais envers l’Angleterre, et l’on peut ainsi affirmer qu’ils soutiendraient la France si elle affrontait l’Angleterre -vous connaissez l’histoire de la “Vieille Alliance” entre l’Ecosse et la France, qui remonte à Mary Stuart et même avant elle- mais pas l’Italie ou l’Allemagne, car les Britanniques sont avant tout contre le “foul play”, l’antijeu…
Trouve-t-on encore des valeurs celtes chez les sportifs irlandais ?
Disons qu’il y a un attachement à l’idée de ce que “Celte” pourrait signifier. Les Irlandais en général sont attachés à leur identité celte et ils oublient volontiers que beaucoup d’entre eux sont d’origine anglaise, écossaise, scandinave… Le terme “celte” est trop vague. Pour les historiens, cela renvoie à la période qui précède l’influence de l’Empire romain et du christianisme. L’influence et la colonisation par les autres peuples au fil des siècles font qu’il est absurde de parler de l’Irlande en tant que pays celte dans le sens où cela s’entend pour la période d’avant le 5ème siècle de notre ère. Historiquement parlant, c’est absurde, mais dans les faits, les Irlandais sont attachés à la notion d’identité celte car ils estiment que ça les différencie de leurs voisins anglais. La langue et la culture celtes participent de leur différence et ce fut très important dans la résurgence du nationalisme irlandais au 19ème siècle et au 20ème. Il y a également un lien très fort entre nationalisme et sport. Les Irlandais peuvent fonctionner sur les deux modes : l’Irlande est influencée par la culture anglaise et américaine, mais les racines celtes sont toujours là, et ce n’est pas près de cesser. L’enseignement du gaélique est par exemple obligatoire dans la république d’Irlande et cela depuis la fondation de l’Etat Libre dans les années 1920.
Les dissensions politiques et/ou religieuses qui ont jalonné l’histoire de l’Irlande peuvent-elles être un facteur de désunion à l’heure où tout un pays devrait être derrière son équipe ?
D’après mes observations, c’est un peu le contraire : le sport est un facteur d’unité. Certains facteurs historiques font que dans certains sports, on envoie une équipe soit locale, soit nationale. Il ne faut pas généraliser quand on parle de rivalités. Cela dépend de la compétition, si elle est au niveau national, international… Le temps d’un match, et quand il s’agit de l’équipe nationale, toute l’Irlande est derrière, même l’Irlande du Nord. On oublie les différends pendant 90 minutes. Mais quand l’Irlande du Nord a sa propre équipe, ce qui peut arriver dans certains sports, la solidarité n’est plus de mise.
Comment expliquer la présence systématique d’une importante communauté irlandaise dans chaque grande métropole de la planète ? Les Irlandais ont parfois fondé des clubs dans les villes où ils sont arrivés, comme le Celtic Glasgow…
Il y a un aspect douloureux de l’émigration irlandaise, devenue très forte au milieu du 19ème siècle après la Grande Famine, et qui a provoqué une émigration massive. Dans les années 1950, soit cent ans après la Famine, le sentiment de ce tragique événement était encore présent et l’émigration a continué jusqu’aux années 90. Beaucoup d’Irlandais sont allés vivre à Manchester, Glasgow, Liverpool… et se sont trouvés en compétition avec les habitants locaux et avec les autres immigrants pour l’emploi ! Les équipes de foot sont devenues un symbole de cette lutte, ce qui explique les rivalités et les tensions dans une ville comme Glasgow, et cela a été préservé comme un héritage culturel. Un tel climat de haine au sein d’une même ville est quelque chose qu’on ne trouverait pas en Irlande, ni en Irlande du Nord selon moi.
La France a-t-elle des raisons de craindre l’Irlande ?
Les sportifs français sont peut-être trop individualistes, contrairement aux Irlandais qui se montrent solidaires dans les moments de crise, cela pourrait jouer.
Peut-on dire que l’Irlande s’est toujours construite “contre”, dans l’adversité permanente ?
Absolument. A aucun moment de son histoire, l’Irlande n’a été unie, indépendante et libre. Même au Moyen Age : cela a laissé la porte ouverte à l’invasion Viking, et ça a entraîné le déclin du pays au moment de l’invasion anglo-normande (1169). Cela continue à nous gêner aujourd’hui car les nationalistes irlandais n’ont jamais su se réunir sous une seule bannière pour créer un pays unique. Le problème depuis les années 1920, c’est qu’une certaine population en Irlande du Nord est très attachée au Royaume Uni et voit son destin dans celui du Royaume Uni. Il faut voir si cela évolue. Si cette population se réduit dans les générations à venir en Irlande du Nord, cela pourrait nous rapprocher d’une unité inédite.
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