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L’Irlande crie famine

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L’Irlande crie famine

L'Irlande n'ira pas à l'Euro 2008. Elle ne pouvait y prétendre. Difficile en effet de rivaliser avec l'Allemagne et la République tchèque quand on peine face à Saint-Marin ou qu'on est incapable de battre Chypre à domicile, après avoir perdu 5-2 à aller ! Dans un pays à l'économie euphorique, encensée par les binoclards de l'Union européenne, le foot irlandais jalouse un voisin écossais qui tient la dragée haute aux pédants Froggies et autres vicieux Ritals. Retour sur les « sunny 1990's » puis la décadence d'un des premiers porte-drapeau des années dorées d'Erin.

Et pourtant, il y a 20 ans…En 1988, les trublions irlandais débarquent en Allemagne pour y disputer l’Euro 1988, avec une carte de visite tout juste auréolée d’une maigre participation au championnat d’Europe 1964, assortie d’un méritoire quart de finale. Emmenés par l’attaquant Franck Stapletone, fraîchement transféré au Havre, et par Liam Brady, délicieux gaucher aguerri au calcio, les boys de Jackie Charlton donnent une leçon de kick and rush à l’oppresseur anglais (1-0). L’Eire échoue à la troisième place du groupe B, vaincue par l’armada hollandaise, mais qu’importe ! Les supporters croient dur comme fer aux lendemains qui chantent. La jeune garde a les crocs. Tony Cascarino a décidé qu’il était plus adroit sur un terrain de foot que dans un salon de coiffure. Niall Quinn enchaîne quant à lui les buts comme les pintes. L’Irlande toute entière vit dans l’insouciance née de sa propre euphorie. Les années 1990 s’annoncent bien. Grâce aux nouvelles largesses de sa politique fiscale, Dublin est (encore) envahie par les multinationales anglaises, américaines et françaises. Une bonne leçon de capitalisme anglo-saxon : ça ne paie pas beaucoup mais ça crée de l’emploi et de la richesse nationale. CQFD. Le tissu socio-culturel évolue à tel point que les machos irlandais abandonnent leurs couilles au bureau de vote pour élire Mary Robinson à la présidence de la République.

En 1990, l’Irlande participe à sa première Coupe du monde, en Italie. Les observateurs ne donnent pas cher des chances de l’école du fighting spirit au pays du catenaccio. Mais les footballeurs n’ont pas laissé leurs hormones aux vestiaires, eux. L’équipe nationale écoeure successivement l’Egypte, les Pays-Bas et…l’Angleterre. Trois matchs, trois nuls. Essorés en huitièmes de finale, les techniciens roumains ne supportent pas les rugueux épaule contre épaule imposés par les bûcherons irlandais et s’inclinent aux tirs au but. Le but assassin de Toto Schillaci, en quart, relève presque de l’anecdote. La synthèse britannique concoctée Jackie Charlton fait merveille. Pas bête, le “vieux” a dégoté des passeports irlandais aux Anglais Ray Houghton, bourreau de l’Angleterre en 1988, et John Aldridge, gaucher prolifique à Liverpool mais qui attendra sa 20e sélection pour planter son premier pion sous la tunique verte. Une vieille recette de grand-mère (irlandaise). L’Irlande respire l’air exalté de la mondialisation. Le “tigre celtique” et ses alliés multinationaux dévorent les points de croissance comme les trappes à chômage. Les fils d’Eamon de Valera, indépendantiste vénéré et président de l’Irlande de 1939 à 1973, souvent pointilleux sur la question identitaire, ferment les yeux devant ce métissage imposé par Charlton et la nomenklatura politico-économique. Après tout, les meilleurs footballeurs du pays n’évoluent-ils pas dans des championnats mieux cotés que la dantesque FAI League of Ireland, et surtout en Premier League anglaise (Aldridge de Liverpool à la Real Sociedad, Quinn à Arsenal puis à Manchester City, Cascarino en… D2 française) ? Les musculeux Irlandais tapent l’Italie au premier tour de la World Cup 94 et gonflent les biceps. Le trèfle s’exporte bien et c’est tout ce qui compte.

Roy Keane, le visionnaire

Mais devant ses succès économiques et sportifs, l’Irlande en oublie l’essentiel. « On n’est jamais mieux servi que par soi-même » : cette phrase, Roy Keane a dû la ressasser des centaines de fois, comme une pensée prophétique. Lui voit venir le mal. Alors que tout le monde se pavane devant Charlton, véritable héros national, “Keano” l’esthète s’agace du kick and rush chiant à mourir pratiqué par la sélection, lui, le disciple de Brian Clough et d’Alex Ferguson. Créativité zéro, schéma tactique infantilisant (presser et attendre l’erreur de l’adversaire), les griefs s’accumulent. Quand Roy compare la pelouse de Lansdowne Road à un champ de patates, Charlton y voit une aubaine, un handicap supplémentaire pour les visiteurs. Déjà, à la veille du Mondial 1994, Keane tire la gueule. Le staff voyage en classe affaires et relègue ses “ouvriers” en classe éco. Sitôt arrivé aux Etats-Unis, l’entraîneur adjoint Maurice Setters sort sa spéciale, qu’on pourrait intituler “les 1000 tours de terrain sous les tropiques floridiens”. Tout roux, tout rouges, les joueurs se révoltent mais Charlton abat froidement les contestataires et livre Keane à la vindicte populaire, plus que jamais possédée par l’élégant sexagénaire.

L’insouciance, le péché mignon des Irlandais. Le pays est fragile mais s’exonère de toute posture critique. Il s’enorgueillit d’avoir le 2e PIB par habitant au monde sans s’attarder sur la faiblesse du PNB par habitant, saigné à blanc par des entreprises étrangères bien trop heureuses de rapatrier leurs juteux profits. Il bénit le plein-emploi sans s’émouvoir des avatars de la flexibilité à outrance, ses licenciements et ses contrats précaires. Il abandonne la formation, technique et tactique, des jeunes footballeurs puisque les clubs anglais proposent si gentiment (et à grand renfort de livres sterling) de les dégrossir. Ces deux Irlandes qui n’en font qu’une, celle du business et celle du foot, aux trajectoires tellement similaires, marchent sur un volcan.

2002. L’année zéro. On ne sait pas trop qui de Roy Keane ou de la hausse brutale du dollar ramène l’Ile d’Erin à ses carences. En tout cas, les caprices du billet vert tracassent l’économie irlandaise, ultradépendante des investissements américains. Le “tigre celtique” donne ses premiers signes de fatigue. De l’autre côté de la planète, sur les terres du “tigre coréen”, les footeux préparent le Mondial dans une ambiance détestable. “Keano” a un compte à régler avec le sélectionneur Mick McCarthy. Il pète un câble devant l’amateurisme du staff. Normal, les maillots d’entraînement sont mystérieusement tombés de la soute à bagages à l’arrivée en Corée ! Contrairement à Alf Inge Haaland, dont le genou fut broyé un soir de derby à Manchester, McCarthy tient bien sur ses pattes et pousse “Rob Roy” à l’autodestruction. Au cours d’un dîner, à l’hôtel, “MickMc” accuse son capitaine d’avoir toujours traité le maillot vert comme un vulgaire maillot de corps. Keane rentre au bercail la queue entre les jambes. Ses coéquipiers manquent de sortir l’Espagne, longtemps réduite à dix, en huitièmes de finale, bien aidés par le coaching catastrophique d’un Camacho qui avait un peu trop vite anticipé l’absence du boucher de Cork, et donc les blessures. Mais plus personne ne crie au miracle. Le collectif guerrier du trèfle s’efface devant les querelles d’ego.

Dans un pays qui s’est remis sur les rails de l’économie mondiale, le foot se noie dans la Guiness. Aujourd’hui, Steve Finnan, Shay Given, Richard Dunne, Robbie Keane et Damien Duff, les supposés tauliers, solides titulaires en club pour la plupart, exaspèrent les pensionnaires de Croke Park. Privés d’Euro 2004 et de Coupe du monde 2006.

Sélectionneur depuis janvier 2006, Steve Staunton, le mythique latéral aux 102 capes nationales, a démissionné il y a quelques jours, bousillé par un ultime rendez-vous manqué vers l’Autriche et la Suisse. Dans quel lac se cache la grinta celtique des 1990’s, ses tacles à la gorge, ses buts de raccroc, ses nuls miraculeux ? Il serait temps de rejouer au « Keano » …

Pierre Arnaud

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