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«Canal Plus a du souci à se faire»
Frédéric Martel, qui anime l'émission « Masse critique » sur France Culture, avait déjà décrypté, dans son livre « Mainstream », les mobiles footballistiques peu discrets du groupe qatari.
L’arrivée en force d’Al-Jazira sur le marché des droits télé de la L1 a surpris beaucoup d’observateurs et les journalistes habitués à focaliser leur attention sur les rivalités franco-françaises (Canal versus Orange). Intervenant juste après le rachat du PSG, cet intérêt du Golfe pour notre championnat a suscité quelques belles saillies gaulliennes (le capitalisme c’est mieux quand c’est français !) à droite comme à gauche. Pourtant, en 2010, Frédéric Martel – qui anime l’émission « Masse critique » sur France Culture -, avait déjà décrypté, dans son livre « Mainstream » , les mobiles footballistiques peu discrets du groupe qatari. L’occasion de se rappeler que, désormais, la bataille des médias ne se livre plus seulement en Occident et que le foot en sera un des théâtres d’opération les plus féroces au sein de cette nouvelle guerre globale pour la domination des contenus culturels.
Comment doit-on analyser le choix d’Al-Jazira de se positionner sur les droits télé de la L1 ?
Al-Jazira n’est pas seulement une chaîne : c’est un groupe média global et transversal. Il fonctionne à la fois dans le registre de l’information et de l’entertainment. Beaucoup l’ont oublié, car c’était une chaîne dont l’image internationale fut fortement dominée par la dimension politique de son canal d’information en langue arabe. Mais il y avait déjà une chaîne en anglais et un groupe parallèle en direction des enfants, Al-Jazira Children. Aujourd’hui on assiste pour Al-Jazira, comme pour d’autres groupes du Golfe comme MBC ou Rotana, à la constitution de groupes médias transversaux, à la fois news et divertissement. C’était d’ailleurs le choix initial du Prince qatari, mais il avait remisé ses ambitions initiales en se limitant à l’information. Puis lesnews shows et lestalk shows sont venus. La suite c’est, un peu naturellement, le sport qui s’inscrit dans une stratégie de divertissement globale. Le cinéma et la musique pourront venir ensuite pour diversifier les thématiques, et des chaînes en farsi ou en français sont déjà à l’étude, pour diversifier les zones géographiques. On est loin de l’image d’une chaîne terroriste véhiculée par Georges Bush : c’est groupe média global qui est en train d’émerger.
On a surtout l’impression, à entendre certaines réactions, que la France découvre que, désormais, les grands groupes médias ne sont plus seulement américains ou européens ?
En effet, pendant très longtemps, on imaginait que la concurrence n’était qu’américaine. Or les pays dits émergents – cela dit le Qatar n’est plus simplement un pays émergent mais l’un des plus riches au monde du fait de ses réserves de gaz – émergent aussi avec leur culture et leur médias et donc en se lançant à l’assaut des droits du sport. Nous sommes désormais confrontés à un rapport de force pluriel. L’autre singularité de la situation actuelle tient dans le fait assez atypique d’une situation de « non-marché » . L’achat de droits télé suppose des coûts faramineux. Avec des acteurs comme Al-Jazira, la concurrence s’avère, entre guillemets, « déloyale » , car nous ne nous sommes pas devant des sociétés privées stricto sensu. C’est l’Etat du Qatar qui finance. La chaîne est totalement subventionnée par le gouvernement.
L’achat des droits du foot français s’inscrit donc dans une stratégie de soft power du régime qatarien ?
Absolument : dans une stratégie d’influence. Il ne faut pas oublier qu’Al-Jazira a déjà racheté les droits des championnats marocain, algérien, égyptien, tunisien et jordanien, avec une volonté de rayonnement dans le monde arabe. Comme d’autres groupes arabes, tels Rotana, ART, MBC etc.. il désire en premier lieu conquérir le marché domestique arabe pour affirmer des valeurs arabes. Les Qatariens ont de la sorte commencé par ces premières ligues arabes avant de s’intéresser à la Premier League anglaise, dont les droits sont parmi les plus chers et les plus déterminants pour le développement d’une offre de télévision payante. A ce round-là, Al Jazira s’est fait doubler par Abou Dhabi TV qui a raflé les droits pour 330 millions de dollars au nez d’Al Jazira. Mais le Qatar n’a pas baissé les bras face aux Emirats : il est reparti à l’assaut, cette fois sur la Ligue 1 et cette année, au round 2, il rafle la mise. Canal + a du souci à se faire pour les années à venir, car on est qu’au début d’une bataille mondiale pour les droits du sport.
Il est vrai que le foot est un bon moyen de s’étendre sans rentrer dans des considérations trop politiques ?
Les trois plus grands groupes arabes (qatari, saoudien et émirati) n’ont pas véritablement de problème d’argent. Ce qui se joue est en dehors du marché classique : c’est une lutte d’influence dans la zone arabe, une diplomatie qui a besoin d’un soft power et une concurrence symbolique entre familles royales et pays arabes. Je pense que la dimension de « valeur » et de « commerce » sont faibles par rapport à la dimension d’ « influence » . On est davantage sur des relations publiques. Contrairement à Canal Plus qui, comme toutes les chaînes à péage, se trouve menacé par le satellites et le net, et qui acquiert les droits TV pour assurer son activité économique et ses profits immédiats, chez Al-Jazira, bien qu’il existe aussi une composante financière, l’essentiel tient avant tout dans une perspective de rayonnement par le soft power.
Le Qatar cherche en gros à expliquer qu’il peut désormais jouer désormais dans la cours des grands ?
Absolument, le Qatar joue désormais dans la cour des grands : c’était déjà vrai en matière diplomatique lorsqu’il a contribué à la paix au Liban, ou lorsqu’il participe à l’émergence d’un nouvel axe syro-iranien. Surtout, le Qatar entend « coller » à la rue arabe : on l’a vu lors des révolutions tunisienne, égyptienne ou libyenne. Le sport est, sous une autre forme, un moyen aussi de toucher les peuples arabes, par leurs attentes, par leurs divertissements, par leurs espoirs. Compte tenu de la démographie de ces pays, il s’agit surtout des jeunes. Pour autant, il ne faut pas être naïf : le Qatar joue un jeu diplomatique complexe et Al Jazira est, de fait, son ministère des affaires étrangères. Sur la révolution iranienne de 2009 ou sur les évènements en Syrie, Al Jazira a beaucoup moins « collé » à la rue. La chaîne suit la ligne de son ministère des affaires étrangères. Elle n’est certes pas seulement islamiste car il y a des formes de pluralisme et des contradictions, sinon des tensions, fréquentes : mais elle n’est pas neutre non plus.
Propos recueillis par Nicolas Kssis Martov
Frédéric Martel – « Mainstream » (Flammarion, réédition en poche en collection Champ actuel)
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