Rennes – En rouge et noir, j’exilerai mes peurs

Il faut imaginer Sisyphe rennais. Regardez-le remonter tranquillement le rocher qui va l’aplatir : il s’installe confortablement dans le temps additionnel d’un match serré contre Auxerre, et voit Cech composter le billet de TER Auxerre-Paris de Cissé (1-2, 2003). Il n’a pas le temps d’allumer son poste que Ribéry le met game over avec Marseille, dix-sept secondes chrono (0-3, 2006). Et encore deux comme ça, de demi-finales perdues, en 1986 contre Marseille et en 2002 à Lorient, plus des sorties de piste ridicules (Reims ou Romorantin à domicile) quand le tableau vers Saint-Denis paraissait dégagé. Ajoutons-y une glissade mythique à Lille au moment de se qualifier pour la Ligue des Champions en 2007, et voilà le tableau : pendant que le Losc ou Toulouse venaient humer la C1, que des Sochaux, Strasbourg, Nancy ou Lorient connaissaient leurs six quarts d’heure de célébrité au Stade de France, Rennes se cognait toujours le nez à l’entrée. Glauque comme un Saint-Étienne qui serait né en 1982.

Ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, sont nés cette année-là et se sont éveillés au football pendant les “années ascenseur ” du tournant 80-90s, avaient déjà tranquillement intégré la défaite à Grenoble. Rien à craindre, on va perdre. Comme un signe, les sept plaies d’Égypte avaient débarqué en un mois dans un ciel dégagé : fringale dans la dernière côte, blessure de Briand, hara-kiri de Mangane et Aubey, tirage glauque en Coupe, malaise cardiaque de Frédéric de Saint-Sernin et, pour couronner le tout, voilà que ça venait crachiner sur Lacombe. Tout semblait bien en place pour une nouvelle lose pas du tout beautiful, une demi-finale perdue sans vraiment la jouer.

Seulement voilà, pour perdre une demi-finale sans la jouer, il faut quand même un adversaire. Autre chose que ce Grenoble roturier : pas vraiment une équipe de foot, à la limite une amicale de mercenaires venus gratter les derniers trimestres qui leur manquent avant la retraite, ce qui suffit apparemment pour la L1 mais pas pour enchaîner six victoires en Coupe. Sans être génial, très loin de là, affichant quelques séquences intéressantes à une touche mais semblant souvent jouer sur courant alternatif (Thomert improbable, Mbia stressant, Leroy inspiré mais un peu trop impressionniste), les Rennais l’ont emporté au métier. Et à l’issue d’un match qui comportait tous les ingrédients d’une demi-finale : trash-talking à l’ancienne ( « Mecha, c’est un joueur de l’ex-Yougoslavie, avec tout le savoir-faire, le vice et les entourloupettes » , signé Lacombe), grands up and under, but de rapine, fautes vicieuses, cartons pour l’exemple, mains moites et simili-bagarre générale au bout de la nuit.

Bref, une soirée glauque : le mot revient pour la troisième fois, et ce n’est pas un hasard. Un match glauque, un club à la réputation de losers et pourtant une victoire au bout : y’a comme un truc qui fait masse. Rennes serait-il en train de changer de peau ? Possible : à force de grandir régulièrement, d’abord en poursuiteur surprise du printemps, maintenant en outsider dès l’automne, le club s’est affirmé. Possible, mais pas encore sûr : si les Rouge et Noir s’inclinent le 9 mai, cela sera soit face à leur nouvel ennemi juré Toulouse (C1 volée, Didot dérobé, Briand c(ar)assé, le casier s’est s’alourdi), soit face au rival régional guingampais, ce qui leur vaudrait une décennie de chambrages dans tous les bars à l’ouest du Couesnon. Bref, pendant quinze jours, du côté de Rennes, on va continuer à raser les murs et toucher du bois, le secteur où Pinault a fait fortune. Peut-on imaginer Sisyphe rennais et heureux ?