Pelé, Maradona : Mozart est là ?
Le numéro SF – Spécial Maradona a rallumé les guerres de religion, à la rubrique « dieu unique ». Les caddies se remplissent d'opinions les plus tranchées. Reste plus qu'à passer à la caisse pour valider sa vérité. Pour patienter utile en faisant la queue, So Foot joue les chefs de rayon. A vot' service !
Quel est le plus grand groupe (ou artiste) de l’Histoire du rock ? Répondre « les Beatles!!! » , c’est se faire bastonner à coups de décibels ou bien passer pour un mou, un sale conformiste qui vote bêtement Einstein à chaque Prix Nobel de physique. OK ! Mais alors, si c’est pas les Fab Four, qui c’est ? Réponse générale : « Euh… » Ben, ouais : pas facile. Les critères fourmillent de mouches bleues : génie mélodique, puissance sonore, richesse poétique, groove-skank-swing ou ballade laidback, virtuoses impeccables contre branleurs sublimes, groupes cultes pour happy few contre cross-over universel, fontaines harmoniques ou beat box minimaliste ? Bon, on arrête là sinon Ingrid Bettancourt va moisir encore une année de plus en Colombie.
Alors, Pelé ou Maradona ? En fait, la question ne se pose même pas. Maradona a toujours fait l’aveu implicite de la supériorité de Pelé. Un aveu à la Diego, forcément vicelard. Tantôt il cite Di Stefano, un Argentin, comme lui (pour prouver que lui, Diego, est le plus grand), tantôt il cite, sans trop y croire lui-même…Rivelino ! Un Brésilien, comme Pelé, pour prouver que O Rei est un peu le N°1…Encore plus vicelard : il prend la drogue pour prétexte : « La coke est un avantage laissé à Pelé et à mes adversaires » . Explication : « Sans la CC, j’étais le meilleur de l’Histoire du foot ! » …Bon, y’a aussi le côté « Pelé est un fayot, et moi j’suis un rebelle qui ouvre sa gueule ! » Argument irrecevable : c’est opposer le méchant riffeur Keith Richards au propret George Harrison, au jeu prétendument facile mais sur lequel des générations de guitaristes se cassent régulièrement les dents.
Pelé, donc ? Euh…Pas si facile parce que, en fait, les critères fourmillent de mouches bleues. Quelles mouches bleues ? Toujours les mêmes ! Maradona a sublimé une équipe d’Argentine “moyenne”, championne du monde 86, finaliste 90 et un Napoli de bas étage élevé aux terrasses panoramiques. En gros, à lui tout seul, Diego était une machine à faire gagner. Vrai. A condition de bien repréciser aussi que ces sélections argentines ainsi que les différentes équipes de Naples qu’il a drivées n’étaient pas si “nulles” que ça, loin s’en faut. De plus, Maradona n’a pas fait gagner la C1 au Napoli.
Sinon, en terme de génie individuel qui booste un club ou une sélection, Diego n’est pas unique. Le Santos de Pelé n’était pas une super constellation, hormis lui, Pepe ou Coutinho. Et pourtant, le Santos vainqueur de l’Intercontinentale 1961 et 1962 a bien mis la pile à tous les grands clubs du monde, avec Pelé en dynamiteur inouï de 1957 à 73. Il ne faut jamais oublier que Pelé était interdit de quitter le territoire brésilien, sommé par la dictature militaire de demeurer « trésor national inexportable » . Pelé, souvent pressenti au Real, à l’Inter ou à la Juve, est resté “prisonnier” au Brésil jusqu’en 1977, autorisé enfin à partir au Cosmos New-York…Quelle dimension supérieure aurait-il acquis s’il était venu jouer en Europe ? Le plus triste, c’était après la Coupe du Monde 70 : à 30 ans, Pelé aurait été encore capable d’illuminer n’importe quel club européen.
Récurrence plus précise : à la différence de Diego, qui jouait dans des sélections argentines de bras cassés, Pelé a évolué dans la sublime Seleçao 1958-70 où il était divinement entouré…Et, alors ? A la vérité, même au sein du grand Brésil 70, Pelé était au-dessus de l’équipe, au-dessus de tout. Comme son but de la tête contre l’Italie, en finale, noblesse à particule longtemps en suspension. Bien avant Michael Jordan.
Et puis, peut-on comparer un Maradona ou un Pelé, issus de grandes nations de foot championnes du monde, avec un Johan Cruyff, qui a sorti les Pays-Bas du tiers-monde footballistique en 1964 pour le porter jusqu’à aujourd’hui au Top 10, et ce depuis 37 ans ? Qui a vu le Platini, vainqueur en chef de l’Euro 84 (9 buts : 3 du gauche, 3 du droit, 3 de la tête) peut témoigner de l’aura démentielle du bonhomme. Cruyff et Platini auront souffert de leur génie solitaire au sein de groupes dénués de cette ultime culture de la gagne propre aux vrais cutters (les Brésiliens, les Argentins, les Allemands et les Italiens). Johan Cruyff le magnifique a sublimé un petit club, un petit pays de foot. Ce qui a fait dire malicieusement à Jeanne Mas : « Ce que Maradona fait avec une orange, Johan Cruyff y arrive avec un paquet de cigarettes » .
Au registre des grands gestes techniques, des buts “pas possibles”, Maradona a réussi des exploits que Pelé a réalisés 20 ans plus tôt. Il suffit de visionner les images vintage du Brésilien pour se rendre compte qu’il était beaucoup plus “complet” que l’Argentin. En gros : pied gauche, pied droit et jeu de tête, là où Diego ne brillait que du gauche (unique, il est vrai…). Des slaloms-buts partis du milieu de terrain, Pelé en a réalisé un paquet…Et c’est là qu’on arrive au paramètre ultime qui fait et défait les hiérarchies : la guerre des images. Comme le résume le romancier argentin Martin Caparros : « Maradona est apparu au moment où la diffusion du football s’est mondialisée. Le football est apparu en Asie ou en Afrique au moment où Maradona était la grande idole. Maradona, c’est LE premier souvenir du football mondialisé » (voir So Foot n°50, p. 12)
C’est cette guerre des images qu’en fait Maradona a gagnée, éclipsant le Pelé en noir et blanc, dont des centaines de buts (!) ou de gestes insensés n’ont jamais été filmés. La “filmographie” live & direct de Diego est plus “légendaire” parce que plus complète, riche de ralentis, d’angles de vue plus variés, de meilleure définition…On observe le même débat biaisé au sujet du foot anglais. En remportant la première édition de la Premier League mondialement médiatisée par Sky Sport, en 1993, Manchester United a capitalisé à l’extrême le prestige de ce succès initial au point d’être devenu ces derniers temps le club anglais n°1. Or, au niveau européen, MU (2 finales de C1 gagnées) est encore à des années lumières de Liverpool (5 victoires pour 7 finales)…MU a tout simplement gagné la guerre médiatique.
Si l’équipe de France avait gagné la Coupe du Monde 2006, Zidane aurait été consacré meilleur joueur de tous les temps. Rappelez-vous de l’envergure médiatique extraordinaire de ZZ, avant la finale : les titres des journaux étaient prêts, les classements établis (2 coupes du monde pour ZZ, une seule pour Diego), Pelé, Cruyff, Maradona, Beckenbauer, tous en tribunes. Admiratifs. La légende a failli s’écrire en lettres d’or : le retour de ZZ chez les Bleus, le “timide” devenu chef de gang (comme Diego), la maestria de ZZ tout au long de la coupe du monde (cf. France-Brésil en quarts), la Panenka surréaliste en finale…Est-ce pour autant qu’en cas de victoire des Bleus, ZZ aurait été réellement le meilleur de tous les temps ? Médiatiquement, oui ! Et de très, très loin. Et sportivement ? « Euh… »
A la guerre des images, se superpose aussi naturellement le conflit de générations, avec un joueur emblématique pour chaque époque, qui efface forcément ceux des générations d’avant. Du coup, cette conjonction appréciation générationnelle / impact médiatique nous conduira à coup sûr à de nouvelles hiérarchies, là aussi plus ou moins contestables. Prenez Cristiano Ronaldo : si le Portugal gagne l’Euro 2008 et le Mondial 2010 (sincèrement, why not ?) et qu’il prend une part active à ses succès, il éclipsera toutes les stars d’avant, Pelé, Maradona, etc… Tout simplement parce qu’il est super doué, jeune, glamour, médiatisé et qu’il fera triompher un petit pays, le Portugal, jamais vainqueur de titres internationaux. La nouvelle génération de footeux ne jurera que par lui, en se foutant comme d’un vieux Playmobil des stars du passé ( « Diego qui ? » )
Comme disait Pierre Albaladejo : « Même les mouches bleues changent d’ânes » .
Chérif Ghemmour
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