Les footballeurs dans leur tête
A propos de la pièce de théâtre "Le mental de l’équipe". Théâtre du Rond-Point – PARIS – du 7 Mars au 14 Avril 2007.
Le mental de l’équipe est l’histoire du temps qui se dilate. Deux minutes avant le probable coup de sifflet final d’un match de football, un soir de premier tour d’une coupe qu’on suppose nationale. Quelque part sur un terrain, le temps d’une rencontre entre les bleus de Gélan, « le trou du cul de la D1 » et les rouges de Bréville, équipe condamnée à la « D2 » .
Nous sommes au théâtre du Rond-Point à Paris, lieu d’expression du théâtre contemporain, repris et dirigé depuis plusieurs saisons par Jean-Michel Ribes. Sur la scène, terrain de jeu improvisé, deux équipes s’affrontent. Denis Monod, joueur en fin de carrière, l’ancien espoir de Bréville, en proie aux doutes du milieu récupérateur qui aurait aimé être un artiste, vivre sa carrière à l’Inter Milan plutôt que d’en finir sur une défaite annoncée, et Alexandre Granger, son partenaire, double inversé du précédent, si sûr, si positif, fort de cent vingt huit buts marqués, canonnier rouge qui sera touché, lui aussi, par le doute.
Les deux hommes vont devoir se juger, se jauger, s’observer afin de savoir lequel des deux sera le tireur d’un coup franc qui pourrait changer le cours du match, à moins que ce ne soit ce jeune espoir, le dénommé Maline. Mais avant d’en arriver au dénouement, nous serons entrés dans la tête des joueurs à la découverte de leurs espoirs mais surtout de leurs peurs. Vautier, le latéral de Gélan, paralysé par la crainte de mal faire en dépit des attentions de Fortin, le capitaine de la défense. Mazryk, rugueux défenseur de Gélan, amateur insoupçonnable de Beethoven qui par sa faute offrira à Bréville le coup franc de l’espoir. Lazare, le gardien de Gélan emporté par sa solitude, qui peut-être ressuscitera Monod, comme le Lazare des évangiles avait été ressuscité par Jésus.
Nous sommes dans le monde des équipes professionnelles de milieu de tableau, celles qui composent le fameux ventre mou du championnat. Dans ce lieu chic, niché à quelques pas des Champs Elysées, Emmanuel Bourdieu et Frédéric Bélier-Garcia, les auteurs, accompagnent Denis Podalydès, pris en sa qualité de metteur en scène, pour former la solide charnière centrale de ce spectacle captivant.
Les auteurs aiment d’évidence le ballon rond. La puissance du footballeur, sa technique mais aussi sa vulnérabilité. Ainsi que l’indique Emmanuel Bourdieu, ce qui attire son attention c’est la « mort qui est présente partout dans le sport, partout elle est niée, transformée, sublimée. » A l’image d’un Paul Fournel et son ouvrage « Les athlètes dans leur tête », Emmanuel Bourdieu et Frédéric Bélier-Garcia nous emmènent dans le monde de ceux qui chancèlent, dans la vie des équipes qui font de la figuration attendant leur grand soir, une nuit de Coupe de France. Histoires de joueurs, déjà vieux à trente ans, héros d’un univers théâtral, et du spectacle qu’il offre. Car pour Emmanuel Bourdieu, le football est d’abord une affaire de spectacle. A ce titre « Le mental de l’équipe » « est une tentative pour explorer les potentialités dramaturgiques de cet univers peu parcouru par le théâtre, son ou ses langages, ses règles, ses phantasmes, son imaginaire, ses idéaux, etc… »
Cette fascination pour cette dimension spectaculaire de la compétition footballistique trouve ici plusieurs canaux de représentation. Le footballeur est pour les auteurs un individu placé dans la situation de celui qui passe chaque semaine devant un jury. Et le jury regroupe tout à la fois les proches, les enfants, l’épouse d’un joueur, les partenaires, le public. Afin d’en retranscrire les multiples facettes de cette représentation, « Le mental de l’équipe » joue sur plusieurs niveaux. La représentation du terrain, le salon familial dans lequel l’épouse du joueur en fin de carrière et leur fils regardent le match, les propos des commentateurs sportifs. Trois univers à la fois : le terrain, lieu du spectacle sportif ; le mental des joueurs et l’interaction avec ce sophrologue qui cherche à exclure le moi rétif ; la représentation sportive télévisée vue au travers de la femme et du fils d’un des protagonistes de l’équipe, et de deux commentateurs. Trois univers, parfois séparés comme dans la vie, parfois mélangés, le tout en quarante et un tableaux.
Ainsi, Denis Monod, dont le fils se demande pourquoi son père fait toujours des passes en retrait, verra sa femme sur le terrain pour lui reprocher de ne pas avoir été ce qu’il promettait d’être. C’est aussi l’amant de l’épouse du footballeur qui fera son apparition dans le salon. Le spectacle éclaté du match, les deux minutes qui précèdent le coup franc, « acte pur, chirurgical, qui requiert un détachement quasi oriental » , offrent aux spectateurs la réalité d’une vie.
Dire le football est toujours un exercice difficile. Le restituer plus encore. Entre les états d’âme de l’équipe, les gesticulations de l’entraîneur, les conseils d’un sophrologue à moumoute, Denis Podalydès et Frédéric Bélier-Garcia offrent une mise en scène sensible, vivante, avec une vision d’un terrain souvent dans la brume, « aire de jeu dont ne voit pas les confins » (Denis Podalydès).
Alors que les commentaires sportifs sont souvent liés à l’instruction, « passe réfléchie, talonnade savante, intelligence du football » (Martin Amis, Guerre au cliché, p. 313), « Le mental de l’équipe » fait appel à nos émotions. Tour de force artistique et scénique, la pièce bénéficie d’une distribution remarquable. S’il n’était question de football, on dirait que le tour de force de la mise en scène a placé la barre assez haut. Non seulement, elle préserve l’originalité du propos mais surtout elle assure un grand moment de théâtre. La qualité du découpage scénique est épatante, et l’étonnement du spectateur est soutenu par une distribution de grande qualité. Le bel équilibre conçu par Denis Podalydès s’en trouve renforcé. Entre les bruits et l’éclairage qui reproduisent cette ambiance des stades, une fraîcheur et une poésie ressortent de ce bel ensemble si délicatement traité. Le spectateur se trouve happé dans un univers footballistique réinventé où l’invisible, le fameux mental, est exprimé, libéré. Denis Podalydès abat les frontières des différents niveaux de représentations pour mieux les mixer.
« Dans le football, il y a deux choses : il y a le système et il y a l’artiste. Le système, on l’inculque, on le construit. L’artiste, non » , nous dit Janin, le sophrologue, interprété par un Jacques Bonnaffé, excellent. « Le mental de l’équipe » nous offre les deux à la fois : le système et les artistes. On ne souhaite qu’une chose à ce spectacle : DES PRO-LON-GA-TIONS !
Jean-François BORNE
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