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Le Real dans l’espace

Par Thibaud Leplat
Le Real dans l’espace

Après dix-neuf victoires consécutives, le Real Madrid d'Ancelotti évolue désormais dans une galaxie très éloignée de celle de tous les autres. Là où il vit, il ne se contente pas de se promener dans l'espace. Il fait mieux, il le crée.

La meilleure façon de voyager dans l’espace, c’est de s’asseoir dans un gros fauteuil en cuir noir légèrement usé aux accoudoirs, de détendre les membres inférieurs et de s’installer devant un Real Madrid-Celta, un Real Madrid-Ludogorets ou un Real Madrid-n’importe qui. Peu importe, ce sera toujours le même film qu’on regardera. Comme les autres avant lui, ce Real-Ludogorets réserva, mardi soir, son lot d’émotions esthétiques à tous ceux qui avaient pris le temps d’admirer les étoiles et d’écouter le silence éternel de l’infiniment grand. Les explorateurs du jeu ont dégusté ce Real comme les autres les premières minutes de valse de 2001, Odyssée de l’espace. Il ne fallait pas nous déranger quand Isco ou Kross contrôlaient le ballon à 35 mètres de leur but. Parce qu’on savait que c’était à ce moment précis, juste avant d’envoyer le projectile loin devant eux dans les espaces libres de l’autre côté du terrain, que la musique de Strauss allait retentir. Nos casques (audio) sur la tête, on était prêt à entamer le grand voyage. Comment donc avoir peur de l’infiniment grand quand nos vaisseaux spatiaux sont pilotés par Toni Kross et Isco ? Comment ne pas être émerveillé par ces constellations quand notre astre solaire s’appelle Cristiano Ronaldo ?

Administrer le néant

Comme Kubrick en 1968, Ancelotti nous fit à son tour aimer l’espace vide quand il choisit un jour d’organiser son équipe en fonction de la dimension du terrain à couvrir plutôt que la distance qui la séparait du ballon. Quand certains, comme le Barça, l’Ajax, le Rayo ou le Bayern, s’organisent en fonction de la position du ballon, c’est-à-dire que c’est chez eux la possession qui donne l’ordre à suivre et organise le positionnement des joueurs, le Real d’Ancelotti, lui, ressuscite le Milan de Sacchi devant nos yeux d’adolescents émerveillés. Comme son maître vingt ans plus tôt, Ancelotti a décidé, plutôt que de courir dans le vide à force de poursuivre un ballon devenu insaisissable, de regarder le vide en face et d’y sauter la tête la première. Contrôler l’espace plutôt que de s’épuiser à l’occuper. Administrer le néant plutôt que de s’y perdre tout entier. Changer les distances plutôt qu’arriver toujours en retard. « La clé de tout, enseigne Sacchi, c’est « l’équipe courte » » , c’est-à-dire, une distance très courte entre la ligne d’attaque et la ligne de défense, « c’est ce qui nous permet de ne pas dépenser trop d’énergie, d’arriver en premier sur le ballon, de ne pas nous fatiguer. C’est ce que je disais à mes joueurs, si nous jouons avec 25 mètres entre le dernier défenseur et l’attaquant de pointe, compte tenu de nos qualités, personne ne pourra nous battre. Ainsi, l’équipe bougeait comme une unité de haut en bas et de droite à gauche » .

Les étendues silencieuses

Il fallait les voir, Isco mardi soir ou James Rodríguez samedi dernier contre le Celta, s’installer au milieu du milieu et attirer vers eux tous les ballons. Pas besoin d’être agressif, d’aller au contact, de s’imposer dans les duels, comme disent les pragmatiques, pour récupérer des ballons. Pas besoin d’être grand, d’être fort pour ratisser large. Juste être bien installé dans les interstices, être là où il faut, quand il faut. Depuis que ce Real a reporté au collectif le soin d’asphyxier ses adversaires, les ballons gagnés tombent comme des feuilles mortes sans qu’on ait besoin d’aucun ouvrier spécialisé pour les ramasser. Khedira maintenant au chômage, Isco est devenu le meilleur jardinier du monde. On reconnaîtrait le Real de Mourinho si, dans le même temps, Ronaldo n’était pas aussi mobile sur toute la largeur du terrain, si Isco, James ou Bale ne se repliaient pas aussi efficacement et ne réduisaient pas autant le vide dans leur dos. Là où les phases de transition mourinhiennes frôlaient le stéréotype (Khedira pour Özil, Özil pour Ronaldo dans l’espace, fixation de Benzema, but de Ronaldo), la grandeur du Real d’Ancelotti réside dans la gestion virtuose des étendues silencieuses : dans le dos de la défense (amoindrissement systématique des superficies en jouant assez bas et resserré) et dans la moitié de terrain adverse (attirer l’adversaire pour créer les espaces nécessaires aux futures incursions). L’étendue vide qu’il fallait remplir d’automatismes chez Mourinho est devenu le champ d’exploration idéal et infini d’une quantité innombrable de variations. Ancelotti nous fait aimer le vide.

Vivre en l’air

C’est ce qui distingue le Real d’Ancelotti de tous les autres, cette façon virtuose mais désinvolte de mener la conquête des espaces. Quand le Milan des années 90 s’installait sérieusement autour de la ligne médiane et asphyxiait ses adversaires très tôt dans leur phase de construction, le Real d’Ancelotti, lui, choisit aujourd’hui de reculer pour créer, organiser artistiquement le terrain devant lui. Ainsi, plutôt que de tendre bien académiquement le piège du hors-jeu en plaçant sa ligne de défense très haut – au risque de se priver de mètres utiles pour les courses folles de Bale ou Ronaldo vers l’avant après récupération – le Real d’Ancelotti descend d’une bonne dizaine de mètres sa ligne défensive. Et alors, bien installé à 35 mètres de ses buts et à 5 mètres les uns des autres sans quasiment aucun milieu défensif pur (c’est la différence essentielle avec Mourinho), il fait mine de laisser jouer son adversaire, de lui redonner un peu d’espoir, exactement comme ces chats qui laissent les souris remuer encore quelques instants devant eux, pour mieux les attirer dans leur piège et les achever d’une morsure fatale. Les ballons tombés alors dans les pieds d’Isco, de Kross ou d’Illarramendi sont immédiatement propulsés vers les comètes Ronaldo, Bale et Benzema qui se chargent à eux trois (plus un autre, au choix) de dessiner des constellations provisoires dans les vides de la défense adverse. Les chiffres parlent et ils sont cruels pour les sceptiques : à peine trois petits hors-jeu très bas sifflés contre Ludgorets hier soir, mais 21 interceptions signalées et une vingtaine de passes d’Isco devant lui à Ronaldo (soit autant qu’à Kross, son partenaire dans le cœur du jeu). C’est dire comme le Real aime l’espace. C’est dire comme on vit heureux en apesanteur.

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Par Thibaud Leplat

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